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Peux-tu présenter ton parcours artistique ?
Phuong Thao Nguyen : Je suis vietnamienne et je viens de Hanoï, j’ai fait des études d’art en France et en Allemagne, maintenant je fais des films documentaires mais je suis aussi artiste, je fais surtout des installations et des sculptures.
Ce que j’ai trouvé très touchant dans ton film c’est la transposition des espaces, entre ce petit intérieur berlinois rempli de plantes et ce Vietnam qu’on observe grâce aux caméras de surveillance. Peux-tu nous parler un peu de ton oncle et de ses gestes qui témoignent d’une certaine expérience de l’exil et du déracinement ?
Il fait tous ses gestes de manière naturelle, comme une nécessité absolue, ils s’inscrivent dans un besoin quasiment vital de préservation. Pour moi, c’est un comportement qui témoigne de la complexité de vivre ailleurs géographiquement et temporellement. Il a quitté le Vietnam très jeune pour aller travailler en Allemagne de l’est, il y a donc beaucoup d’écarts et d’espaces entre lui et sa famille. Ses gestes sont comme des manières de rendre cette situation vivable mais ce n’est pas forcément dramatique car il y a aussi une sorte de légèreté dans son quotidien.
Est-ce qu’on peut parler d’une forme de devoir filial à l’égard de sa mère, qu’il observe à travers ces caméras ?
Oui, exactement, c’est un devoir filial, c’est très culturel, plus que de l’amour il s’agit d’une dévotion, le mot dévotion est un mot que j’aime utiliser dans mon travail, il est très puissant. Il y a chez lui une dévotion absolue pour sa mère, c’est quelque chose d’étrange et de rare, surtout du point de vue européen puisqu’il est devenu allemand maintenant mais c’est aussi quelque chose que j’ai trouvé très humain et très touchant chez lui.
Les technologies ont une place très importante dans ton film, la première séquence s’ouvre notamment avec l’écran d’un ordinateur et les images de caméras de vidéo surveillance, que disent-elles de ce rapport à l’exil ?
Ce que j’ai remarqué c’est que le monde a changé en très peu de temps, c’est tellement intéressant. J’ai d’abord observé la présence constante de la technologie chez mon oncle. Chaque soir, il regarde les images de vidéosurveillance du Vietnam sur son ordinateur, comme s’il s’agissait d’un espace réel dans lequel il était aspiré. L’utilisation des technologies me permet aussi de distinguer deux modes de communication différents dans mon film, l’un passe par la lettre qui est extrêmement chronophage et l’autre par le téléphone et l'ordinateur où tout est instantané. C’est un changement mais ça ne veut pas dire que le second est meilleur car avec la technologie tu peux avoir accès aux autres constamment mais cela provoque aussi de la solitude. Tu es là sans être là, comme mon oncle. Tu as seulement accès à une surface.
Les écrans donnent alors accès à une réalité mais semblent aussi constituer une barrière infranchissable entre ton oncle et le Vietnam.
Exactement, c’est une barrière qui sépare ces deux lieux, j’ai aussi trouvé important de mettre les écrans dans le film car ils permettent d’illustrer notre façon de combler la distance à notre époque.
J’ai également trouvé que les images de vidéo surveillance possédaient un caractère ambigu, elles sont d’une certaine façon rassurantes mais elles semblent aussi inquiétantes par leur caractère presque omnipotent, cette ambiguïté est-elle volontaire ?
Il y a effectivement ce thème de la surveillance qui revient, cette surveillance est assez inhabituelle mais le fait que sa mère au Vietnam sache qu’il y a des caméras partout est aussi le signe d’une confiance absolue envers son fils. Elle accepte d’être vue constamment et de perdre son individualité au profit de la famille car au Vietnam, la famille est prioritaire. C’est une relation complexe mêlée à la technologie, ce n’est pas forcément évident pour une mamie de 85 ans mais ça ne la dérange pas !
Ton film joue aussi sur la matérialité des images, les images d’archives sont dégradées par l’humidité et les images numériques sont très pixelisées. Quel rapport cette matérialité entretient-elle avec la mémoire ?
C’est très intéressant, il y a en effet une perte de qualité, une perte de données entre les images qui sont trop vieilles et les images qui viennent de trop loin. Il y a une perte continuelle, c’est propre aux images qui doivent survivre à de longues périodes de temps et à de longues distances. Elles finissent par se détériorer et disparaître. C’est l’inverse de ce que veut mon oncle, c’est pour ça qu’il les scanne tout le temps mais même les scans se modifient alors il les scanne à nouveau. Je pense qu’il a surtout peur de leur disparition, c’est pourquoi il tente d’arrêter le temps à sa manière et qu’il appelle sa mère une heure par jour.
Tu fais aussi un usage singulier des sous-titres qui ne sont pas toujours synchronisés avec des paroles, par exemple dans la séquence de lecture de la lettre et la séquence du piano. Pourquoi ce choix ?
Pour la séquence de la lettre, je voulais que le public la lise comme je l’ai fait au moment où je l’ai découverte. Pour moi c’était un moment fort, j’avais les larmes aux yeux. C’était complètement fou de pouvoir lire la lettre que ma mère avait écrite à 16 ans, je ne savais pas que ce document existait, d’autant plus à Berlin. Avec cette lettre, je pouvais entendre la voix de ma mère, connaître les sujets qui l'intéressaient et qui l’obsédaient à l’époque. Pour la séquence du morceau de piano, les sous-titres retranscrivent les paroles que le père de cet oncle avait écrites. Le garçon qui joue du piano interprète donc la musique de son grand-père aujourd’hui décédé. C’était important pour moi de donner une place aux défunts qui nous ont légué des traces de leur existence, c’est pour cela qu’il n’y a pas de voix dans ces moments mais uniquement des sous-titres. D’ailleurs comment aurais-je pu reconstituer leur voix ? Je ne voulais pas fictionnaliser leur parole, ça fait partie de ma démarche documentaire.
C’est une démarche qui m’a beaucoup touchée, je pense que les paroles de cette musique font écho à de nombreuses histoires de familles vietnamiennes exilées. Pourquoi avoir choisi le titre First Light, quelle est sa signification ?
Concrètement le titre fait référence à cette première lumière du jour qui arrive et qui fait basculer les couleurs de l’image de la caméra infra rouge sur l’écran d’ordinateur. Tous les jours mon oncle attend ce moment. C’est aussi un titre qui m’évoque la photographie dans sa « matérialité » comme tu l’as dit et puis ça me fait surtout penser à l’obsession de mon oncle pour la photo. Il prend constamment des photos de fleurs !
Ce sont donc les photos de ton oncle à la fin du film ?
Oui ce sont les siennes ! Il adore photographier ses plantes. Son appartement est comme une serre. En fait, je crois que la lumière constitue une forme d’obsession pour lui. C’est cette articulation entre la lumière, la surveillance et la vision que j’ai voulu exprimer.
Propos recueillis par Lola Mai
Le film sera projeté :
Dimanche 23 mars à 18h30 au cinéma l'Arlequin.
Mardi 25 mars à 13h30 au cinéma Saint-André des Arts.