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Pourquoi et quand avez-vous décidé de filmer votre grand-mère ?
La question de savoir pourquoi filmer ma grand-mère fonde le film, sans savoir à l’avance ce que cela donnerait. J’ai décidé de la filmer parce qu’il y a eu un moment où, en allant la voir, je me suis rendue compte qu’elle parlait différemment, et surtout qu’elle racontait des choses qu’elle n’avait jamais racontées. Elle avait jusque-là un discours parfaitement maîtrisé, et tout d’un coup, elle se mettait à raconter des choses qui me paraissaient plus vraies, plus cruciales. Elle m’avait déjà proposé de la filmer, mais ce n’est qu’à partir de ce moment que ça a fait sens pour moi, parce que j’avais l’impression qu’une vérité émergeait, qu’elle exprimait une forme d’angoisse qu’il ne fallait pas laisser passer. Le film montre que j’ai mis six mois à m’organiser et que ces six mois l’ont fait basculer dans une perte des choses plus grande, mais le geste était là.
Votre film ne ressemble pas à un portrait, ni à une biographie. Que vouliez-vous saisir d’elle ?
Je n’ai jamais voulu faire un portrait d’elle. Je voulais saisir cette vérité émergente. Je voulais aussi montrer sa violence, mais je n’ai pas réussi à capter l’intensité avec laquelle je la recevais. C’est frappant de voir à quel point les spectateurs l’appréhendent différemment : certains la trouvent terrible, d’autres voient en elle seulement une personne touchante.
Avez-vous eu l’impression parfois d’aller trop loin dans le partage ?
Je pense que tout est partageable, en fonction de la mise en scène et de la façon dont le film est construit. Il n’y a rien qui ne puisse être intéressant si on se pose la bonne question. La question est aussi morale, bien sûr. Et très sincèrement, je n’ai pas de réponse définitive à ce sujet. Ma grand-mère a accepté que je la filme. Et après, libre au spectateur de juger de l’éthique ou non du film.
Le film est construit comme un patchwork, et on y voit souvent des petits moments de votre vie, en particulier de votre vie de famille. Comment faisiez-vous pour identifier ce qui méritait d’être filmé, puis d’être dans le film, et ce qui ne le méritait pas ?
J’étais imprégnée par le film, et en voyant mes enfants, des passants, je me disais « Ça fait sens. ». Mais c’était une intuition un peu opaque. Le film me poussait à regarder les choses d’une manière qui leur donnait du sens. Tout prend de la valeur, à partir du moment où on le regarde dans un tel état d’esprit. Mais c’est un écueil aussi, on risque sans cesse de tomber dans le règne de l’arbitraire, où les images ne disent rien au spectateur. Tout le reste, c’est un travail de montage, une attention portée à la cohérence et l’harmonie du film. Aucun plan n’est à tel endroit du film par hasard.
Comment s’est déroulé le travail sur la voix off ?
La voix avait été écrite avant le montage, mais elle s’est recomposée au fur et à mesure du montage, dans un dialogue et une correspondance avec les images. Il était essentiel pour moi que la voix off ne soit pas collée aux images. L’intérêt, c’est justement cet écart entre la voix et les images : il ne s’agit pas de commenter ce qu’on voit, ni d’illustrer ce qu’on dit, mais de faire « parler », faire résonner, créer des échos, des nouvelles images entre l’image et le texte. J’ai tout fait au montage pour construire cette résonance, dans des allers-retours permanents, sans prééminence de la voix sur les images ou inversement.
Le fait que la parole de votre grand-mère soit très lacunaire vous est-il apparu comme une contrainte, ou au contraire, une occasion d’expérimenter autour de cette parole ?
Sur le moment, j’ai vécu ça comme un désastre. Je suis allée la filmer, et je me suis rendue compte que je ne pourrai pas lui faire dire ce qui m’intéressait. Mais je suis revenue à ces images plus tard, parce que j’avais quand même l’impression qu’il s’y passait quelque chose. Et c’est cette parole un peu trouée qui a donné naissance au film tel qu’il existe aujourd’hui.
On a tendance à considérer que le cinéma conserve les êtres en sauvant les apparences. Est-ce que vous prêtez un tel pouvoir au cinéma ?
Je suis totalement d’accord avec l’idée selon laquelle le cinéma est un art de fantômes. Il y a vraiment quelque chose de l’ordre de la conservation d’un corps, d’un sourire, d’un regard. C’est au cœur même du geste, et encore plus dans un film comme celui-ci. Pour autant, cette conservation n’est pas muséale. Mais quand je revois le film, je me dis surtout que je suis contente d’avoir filmé la maison, par exemple, parce que depuis elle a été vendue et vidée et je suis contente que cet espace-là existe dans les images. C’est un détail, presque, mais qui fait sentir matériellement comment le cinéma fait exister quelque part quelque chose qui, sinon, serait perdu.
Le film est peuplé par les absents. Comment filmer l’absence ?
Ça a été un vrai défi cinématographique. Concernant ma grand-mère, c’était assez simple : on voyait bien sur les images qu’elle était absente à elle-même. Et pour mon père, le fait de nommer était primordial, parce que nommer les choses, c’est les faire exister. D’où le travail sur la voix off pour que les mots soient véritablement évocateurs. Puis tout l’enjeu du montage est de trouver les moments qui contiennent cette présence-absence, ce manque. La question est notamment celle du dosage : comment donner suffisamment de présence, sans pour autant écraser tout le reste ? Le manque est primordial, mais il ne doit pas se transformer en absence totale sinon c’est inintelligible. C’est vraiment un travail d’équilibriste. Je me suis rendue compte au cours du montage que mon père était beaucoup plus central dans le film que je voulais bien l’admettre au début.
Comment faites-vous pour gérer le fait de partager une histoire aussi intime avec un public ?
C’est une question complexe, à laquelle je n’ai pas encore réussi à trouver une réponse satisfaisante. Je veux évidemment que ce film soit vu autant que possible, et en même temps, c’est étrange de chercher à faire en sorte que quelque chose d’aussi intime soit vu. J’imagine que c’est une mise à distance qui se fait au fur et à mesure du temps. La question de l’intimité m’a hantée pendant toute la fabrication du film, parce que le risque d’une intimité qui ne soit pas parfaitement placée, c’est d’être obscène. J’ai cherché sans cesse la bonne distance, pendant le tournage puis avec ma monteuse. Et je crois que ça va ! C’est quelque chose de moi, bien sûr, mais c’est aussi – d’abord et surtout, une œuvre.
Propos recueillis par Hélène Andrieu
Film projeté le Dimanche 26 mars à 21h au Centre Pompidou (C1) et le Vendredi 31 mars à 14h15 au MK2 Beaubourg.