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En arrivant en Italie, je me suis surtout aperçue de la richesse des territoires. En me penchant sur les récits qui concernaient le Sud du pays, des récits sur la côte, le tourisme ou tous les drames du Sud (la pollution, la corruption, la mafia ou les migrations), s’est affirmé le désir de proposer une autre narration : un film qui montre comment on résiste à cela. De plus, la question du collectif m’importait tout particulièrement.
J’ai voulu lire Pline et ses Histoires naturelles pour savoir ce qu’il disait de ces régions. J’ai découvert la pratique des prédictions et un calendrier divinatoire qui donne des présages en lien avec la foudre, un peu comme un almanach. Dès le départ, j’ai écrit plusieurs scènes par rapport à des prédictions que j’ai choisies. Puis le COVID a suscité de nouvelles réflexions : les prédictions servaient à prédire un avenir que tout le monde pensait bloqué. On s’interrogeait alors particulièrement sur le futur. Or ces prédictions nous viennent des Étrusques. Elles s’appelaient augures. En Italie, ces pratiques ont disparu. À l’exception de certaines Italiennes et Italiens qui connaissent un peu l’histoire, la plupart en ont perdu le sens, après deux mille ans de christianisme. Nous avons alors regardé ensemble ce que leur mise en pratique pouvait signifier. Pendant l’Antiquité, à Rome, le système des augures était devenu un système étatique. En transmettant un tel système aux actrices, je le transforme complètement. Une réappropriation s’opère ainsi au niveau des individus, comme si on redonnait aux gens la manière d’organiser leurs vies. La question de l’éco-féminisme et le thème des sorcières m’intéressent aussi de très près. Pour cette raison, il importait que ce soit un collectif de femmes queer qui se réapproprie ces prédictions..
Tu interroges particulièrement nos relations au passé. Mais cette mémoire n'est pas utilisée dans un sens réactionnaire (comme c’est souvent le cas en Italie en ce moment), elle devient plutôt une manière de libérer d'autres identités et de nouvelles manières de vivre.
Oui, le rapport au passé est une question qui anime sans cesse mon travail. Quand je regarde un paysage, je ne peux m'empêcher de m’intéresser aux couches qui l'ont constitué. Quand j'étais en Allemagne, la question du romantisme et des ruines étaient au cœur de mes réflexions. En Italie, l’antique est partout et pas seulement parce que les ruines sont toujours présentes. Mais un problème se pose alors : nous cultivons une certaine idée de l’Italie, avec ses textes antiques et ses ruines, qu’il n’est pas facile d’ouvrir et de décloisonner. C’est pour cette raison que je suis en Sicile en ce moment. Je ne sais pas si mon prochain documentaire se passera là-bas mais je voudrais m'imprégner de la culture du lieu pour me décentrer.
Est-ce que tu pourrais parler des scènes de campagne traditionnelles, de la récolte des olives ou de la préparation de la sauce tomate ?
Je me suis particulièrement passionnée pour la richesse du territoire et les pratiques de la permaculture. Les actrices avaient déjà fait de la sauce tomate mais on sent aussi qu’elles n’en font pas souvent. C’est alors la question de ce qui est perdu qui m’intéressait, et qui se pose aujourd’hui dans nos rapports à l’outil et à la technologie. La scène des olives, celle de la sauce tomate ou de la chanson sont des scènes collectives. Plus précisément, la chanson est une tarentelle : c’est le nom que l’on donne aux chansons paysannes du Sud de l’Italie. Le chercheur Alèssi Dell’Umbria dans un livre magnifique explique que ces traditions remontent à Dionysos et à l’expérience de la transe collective. Ces chansons ont disparu dans les années soixante avec la société de consommation mais des pratiques folkloriques perdurent à travers des festivals dans les Pouilles ou en Calabre. Je souhaitais que mon projet redonne ce pouvoir aux habitants et habitantes. Dans le film, les actrices écrivent la chanson ensemble. Traditionnellement, ce sont plutôt les hommes. Il me semblait pertinent de s’approprier et de transformer cette pratique, un peu comme je l’ai fait pour les prédictions. Le chant, comme ce film, est un outil d'enchantement : il ouvre la voie à un réenchantement de notre regard.
Comment t’est venue l'idée de diffuser les augures par messages vocaux WhatsApp?
Ici les gens communiquent tous et partout par messages vocaux. Dans le bus, toutes les conversations s’entendent. Pour moi qui arrivais d’Allemagne, c’était surprenant. J’aime cette présence de l’oralité. Souvent, plus que de simples messages, ce sont de vraies histoires qu’ils racontent. La communication passe parfois par plusieurs messages vocaux, les uns à la suite des autres. C’est cette sensation que je voulais restituer.
La nature telle que tu nous la montres est cosmique, mais pourtant, elle laisse aussi la place à des moments de vie quotidienne. Il y a par exemple des images de Salvini qui parle, des images de manifestation, de mouvement.
Pendant mon travail, je regardais tout le temps ce qui se passait en Italie. Le calendrier des prédictions ne parle pas seulement des arbres ou des récoltes, mais mentionne aussi la chose publique. J’allais pouvoir présenter le côté idyllique sans effacer la réalité quotidienne. Les deux allaient dialoguer. Cela ne m’intéressait pas de décontextualiser l’idylle, sinon on perdait la notion de sa nécessité : les moments de collectif, comme les permet la chanson, mettent à distance des moments de vie plus compliqués. Les manifestations montrent aussi comment ces espaces communautaires s’avèrent actifs.
Est-ce qu'il y a quelque chose d’une initiation que tu voudrais offrir aux spectatrices et aux spectateurs ?
C’est super si c’est le cas, j'aurais aimé avoir cette ambition ! Ce qui m’intéresse surtout, c’est d'amener à un autre regard sur la réalité et de proposer des récits parallèles. J'ai voulu introduire ce récit sur les constellations parce que la nuit est toujours un espace propice à la création. On voit également la Lune sur un graffiti. J'avais alors repensé à ce qu’écrit Walter Benjamin dans Sens unique : « l’homme ne peut communiquer en état d’ivresse avec le cosmos qu’en communauté ».
Propos recueillis par Justine Assié et Edgard Darrobers
Séances
Samedi 23 mars à 15h20 au MK2 Beaubourg
Lundi 25 mars à 19h au Centre Pompidou, Cinéma 1