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Les thématiques de votre premier long métrage reviennent dans Longtemps, ce regard. On reconnaît ce rapport à l’intime, à l’errance, à l’oubli, pour mettre en avant les espaces de quotidienneté et d’amitié. D’où est né ce besoin de mettre en images ces questions-là ? Quelle continuité y a-t-il entre ces deux premiers longs métrages ?
C’est drôle parce que lorsqu’un de mes professeur de Lussas, qui avait suivi l’écriture de ce premier projet, a lu le deuxième, il s’est moqué de moi. Il m’a dit « C’est la même chose, tu leur as refilé le même truc ! ». Ce qui n’est pas vraiment le cas en fait, même s’il y a une recherche de continuité ! Je dirai que ça vient d’abord de quelque chose qui est de l’ordre du jeu, du plaisir d’être avec des gens qu’on apprécie, et de célébrer en quelque sorte le bon temps passé. Petit à petit, il y aussi ce qui dépasse mon rapport à eux : leur réalité sociale et les contraintes qu'ils affrontent quotidiennement en tant que classe, qui est, en ce qui concerne cette France rurale ou semi rurale, assez mal représentée. Il y a dans mon travail un double souci : mener une espèce d’enquête ouvrière sur cette partie du prolétariat, et incarner un lien intime à un territoire, à son imaginaire, en puisant dans une poésie qui est propre à celles et ceux que je filme, à ce qu'on invente depuis nos rapports amicaux, et à mon attachement à cet endroit. De cette façon, j'ai aussi l'espoir de proposer une autre image que celle que l'extrême droite peut en faire, folklorique, anhistorique.
Dans ce dernier film, la question du travail, des conditions matérielles, de la production, est introduite par les textes, tandis que vous filmez plutôt les espaces en dehors des lieux de travail. Il y a presque dans le premier film une intention ethnographique de documenter différents métiers ouvriers, notamment du tertiaire, en particulier comment l’effort structure un corps et une sociabilité. Dans ce film-ci, j’ai voulu montrer comment le travail est présent en permanence, sans le montrer directement, car la réalité du travail excède évidemment le lieu de travail, le lieu de l’entreprise. Il est à peine esquissé ou suggéré : la déchèterie, le retour du boulot… Ce qui m'intéresse c’est plutôt comment ça reste ancré dans les épaules, et dans la tête, et que ça se mêle au reste de la vie.
Votre intérêt pour ces espace-temps n’est pas anodin, puisqu'il se construit autour de votre groupe d’amis d’enfance. Pourquoi avoir recours au rapport de bande, de groupe d’amis, surtout dans un entre-soi assez masculin. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ces dynamiques-là, d’y revenir, de les retravailler ?
Je pense qu’il y a quelque chose qui est vraiment lié à l’amitié. Pour moi, il y a des choses qu’on sème à travers les ans, et retrouver ses amis dans une forme artistique c’est pour moi une manière d’être fidèle à de vieux serments C’est l’idée que ce temps-là, ça a valu la peine de le passer, et c’est important de le dire, de le célébrer. C’est vrai que ce film-là en particulier est presque conçu comme un album photo, où on aurait juste à tourner les pages une à une, sans qu’elles aient forcément de rapport. Donc il a vraiment cet aspect très intimiste. Ce qui m’intéresse c’est une temporalité éclatée de l’intimité, justement pour montrer que le temps n’est pas simple, il nous échappe, il nous confond… L’ambition un peu rêvée c’est de continuer ce travail-là très longtemps. William Faulkner est un écrivain qui m’a beaucoup influencé pour ça : on enfonce le même clou. On circonscrit le territoire, il y a quelque chose qui nous a fait évoluer l’âme à cet endroit, et on a pas d’autres choix que de continuer à raconter, raconter, raconter. Après, il y a aussi le fait que ce sont des ouvriers et moi non. La société est faite de telle manière qu’on n’est plus sensés, au bout d’un moment, se voir. Ce sont des déterminismes sociaux qui sont quand même très, très puissants. Le cinéma c’est aussi pour moi un moyen de m’opposer à une sorte de division sociale. C’est pour ça que j’utilise le texte d’Antonio Gramsci qui neutralise la division intellectuelle / manuelle de nos sociétés capitalistes, parce que c’est aussi en écho à ce travail qu’on fait tous ensemble. On peut rêver d’autre chose. On peut rêver d’autres rapports sociaux. Je dis ça modestement, je ne dis pas du tout que le film révolutionne tout ça, mais en tout cas depuis le cercle amical, on peut essayer de ne pas faire comme c’était prévu à la base.
Votre film montre donc la puissance que le groupe d’amis produit, qui devient presque une famille, l’importance que ça a en dehors du travail, pour fédérer, pour faire classe ensemble. Ça révèle une forme de puissance collective.
Absolument. Le groupe est un élément central de leur vie, qui prend le pas sur tout. On ne peut pas comprendre cette sociabilité-là sans voir le rôle qu’elle joue, dans un contexte où il n'y a pas grand-chose d’autre pour se réunir, pour être bien les uns et les autres ensemble, fier de soi, fier de son travail. C'est une façon d'exister collectivement quand tout est fait aujourd'hui pour atomiser un sentiment d'appartenance à une classe sociale et un lien authentique à un territoire. Et dans ce contexte où les filles partent plus vite du village que les garçons, où ce sont les filles restantes qui s’adaptent au groupe de garçons et pas le contraire, ça donne ce type de mixité, que je filme.
Vous dites que vous avez grandi avec eux, que ce sont vos amis proches … Parfois certaines personnes surjouent devant la caméra, d’autres deviennent un peu des personnages d’eux-mêmes. Est-ce que ça a été des problématiques auxquelles vous avez dû faire face, ou est-ce que c’est devenu naturel entre vous ?
Je dirais qu’ils ont quand même assez l’habitude, c’est devenu assez naturel. Comme vous avez pu le remarquer, ils peuvent d’ailleurs être très prosaïques par rapport à l’objet caméra. La scène de la beuverie par exemple, où ils se moquent de moi, c’est assez typique de comment ils voient l’outil. Après, j’utilise différents modes de représentation en fonction des différentes réalités et différents personnages, et aussi en fonction de comment ces personnages se comportent devant la caméra. Mais dans tous les cas, le fait que je les filme est rentré dans leur quotidien, parfois ils s’en moquent et je trouve ça plutôt sain de désacraliser l’outil et le « moment documentaire ». Maxime, dans la scène de la tondeuse, c’est quelqu’un qui est assez grognon mais avec de l’humour, qui a une vraie appétence pour jouer, il adore ça. On a discuté ensemble pour refaire une scène de dispute avec son père, parce que c’est emblématique de leur quotidien. Ils ont beaucoup d’autodérision, et donc la caméra est un outil qui sert à prolonger ça, à en faire une image et à passer un bon moment. On se voit, on en parle, on trouve l’idée drôle, on demande à son père, il joue le jeu, c’est hyper théâtral… Ça me plaît parce que ça crée un décalage. D’un coup ce n’est plus du documentaire, en tout cas au sens traditionnel du terme. Ça m'intéresse beaucoup qu’il y ait ces frictions-là, des registres qui se confondent pour jouer entre les archétypes et ce qui leur échappe. C’est pourquoi dans le même film, il y a des personnages que je filme en cinéma direct et d’autres non, ça ne serait pas intéressant autrement. Ce qui est bien avec eux, c’est qu’au fil des années, on se comprend. Quand on accepte de se faire filmer comme ça, c’est que d’une certaine manière on y trouve son compte aussi, il y a quelque chose qui n’est pas dit, un peu tacite, un contrat un peu bizarre. Même si je filme des gens que je connais, je ne fais pas la chronique de leur vie pour autant. Je ne m'intéresse pas à la succession des moments et à la façon dont ils marquent le temps. Je m’intéresse plutôt à faire des portraits à un moment donné.
Nous avons remarqué que le film jouait justement avec les frontières du documentaire. Tout n’est pas du cinéma direct, certaines scènes sont mises en scène, avec des textes, mais aussi rejouées. Le fait de faire lire aux personnages des textes avait pour but de densifier le propos ? Comment avez-vous introduit ces textes-là, qui sont parfois assez théoriques et comment faire le lien avec les personnages ?
Ça m’a permis de sortir du simple suivi du quotidien auquel je n’arrivais pas à échapper. Si on ne veut pas faire de la chronique, il faut davantage assumer sa propre subjectivité et aussi les lectures qui nous nourrissent et qui font écho à la réalité. J’ai une vision communiste du monde, il faut le dire clairement. Il ne faut pas dissoudre cette idée derrière l’enquête sociologique sur la classe ouvrière. Je me suis dit pourquoi ne pas l’affirmer à partir du moment où ça prend forme, ça s’incarne ? Cela permet aussi d’affirmer à voix haute que la poésie existe dans un tas de paille, dans la boue…
Aussi, le film semble avoir été tourné sur plusieurs années. Comment se sont déroulés l’organisation des rushs et le montage ?
Après le premier film, je savais que je voulais continuer avec eux mais je ne savais pas comment. L’approche que j’avais précédemment, notamment celle du cinéma direct, filmer le travail, ne fonctionnait plus, était épuisée. J’ai essayé plein de choses avant de faire ce film-là, fiction comme documentaire. En parallèle, pour une aide à projet, je devais faire un montage, et c’est devenu ce film-là. J’ai utilisé des images qui datent de 2014, de mes premiers films, des bouts de fictions, des morceaux inachevés. J’ai ajouté des scènes retournées pour que tout cela fasse liant, notamment des textes lus, et j’ai écrit une voix-off pour pouvoir apparaître, déclarer mes intentions et affirmer que ce film est une quête dans les méandres de la mémoire, afin de trouver une façon d'y tenir debout, avec les siens, avec ce qui nous a constitué. J’avais plus de 500 heures de rushes, donc j’ai fait une carte géographique de mes amis, pour accoler les séquences, selon les lieux et les personnages, afin qu’elles entrent en écho avec la voix off, qui est la colonne vertébrale du film. C’est une sorte de couture, de cheminement. Finalement tout cela fait partie d’une forme de mémoire commune dans laquelle je vais piocher pour confectionner un condensé de souvenirs. Quand on regarde cela à distance, ce sont des éclats de la mémoire.
Avez-vous l’intention de continuer ce travail sur le long terme auprès de vos amis ? Je me rends compte de plus en plus que je ne sais pas trop faire autrement que filmer les proches, même si j’essaye d’avoir des projets sur des gens que je ne connais pas, j’écris, j’obtiens même des aides parfois… Cela m’intéresse de continuer à travailler avec eux, ou en tout cas de continuer d’explorer, à partir de ces rapports là, différentes formes de représentations possibles. En fait c’est infini. Il y a des personnages que j'aimerais suivre plus précisément, qui sont à la fois dans le groupe d'amis et un peu plus à l'écart, comme les personnages féminins, Marieke et Marianne. Mais même si je les connais depuis longtemps, parfois depuis l'enfance, je n'ai pas la même relation avec elles que le groupe de garçons, c'est un fait. Et de leurs côtés, elles m'identifient à ce groupe et protègent une certaine image d'elles mêmes. Leur monde m'intéresse tout autant mais il est certain que ça prendra plus de temps pour dialoguer à travers une caméra et je m'y attèle.
“Longtemps, ce regard”. De quel regard vous parliez dans le titre du film ? Est-ce que c’est celui de vos amis sur eux-mêmes, est-ce que c’est le vôtre, est-ce que c’est un nouveau regard que vous voulez porter ?
Je dirais que c’est d’abord mon regard qui insiste, mon obstination à collecter ces souvenirs et après c’est aussi la manière dont ce monde-là nous regarde, au sens où il continue de vivre à travers le temps. Au point d’intersection de deux regards, il y a des choses qu’il ne faut pas laisser tomber. L’idée ce n’est pas d’être nostalgique mais de trouver de la force dans le passé.
Propos recueillis par Adèle Triol et Garance Floriot
Projections à Cinéma du réel
Samedi 23 mars 20h30 au Centre Pompidou, Cinéma 1
Jeudi 28 mars 14h au MK2 Beaubourg