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Comment as-tu rencontré Paul ?
Denis Côté : Je côtoyais une femme que Paul contactait souvent pour lui proposer ses services. Ça m’intriguait beaucoup. Un jour il est venu chez moi et m’a raconté sa vie : à 27 ans, il s'enfermait chez lui pour jouer aux jeux vidéo et cherchait à rencontrer des femmes. Il s'est alors créé un profil Tinder et a posté sur sa page : « Je fais le ménage pour vous, Mesdames ». L’annonce a fonctionné. Du jour au lendemain, il a reçu une vingtaine de matchs. Paul aimait beaucoup les femmes qui interagissaient avec lui de façon créative : en lui donnant des cadeaux, des coups, en l'humiliant. Pour lui, c’était des jeux ; il trouvait une certaine valeur à servir ces femmes de cette façon-là. On peut en rire ou être très surpris, mais Paul a vraiment commencé à sortir de sa dépression en côtoyant des femmes Dommy (1). Je suis parti sans aucun jugement là-dessus. Pour ce film, je ne lui ai posé aucune question, je voulais simplement filmer ses rencontres avec ces femmes.
Ça a pris un certain temps. Il se méfiait de moi : c'est un homme qui ne parle pas beaucoup aux hommes. Donc je passais par une directrice de production qui l'appelait le soir. Mais à moi il ne me parlait pas beaucoup. Je posais la caméra, il faisait ses trucs et on partait. Aujourd'hui encore, même après être passé dans sa vie avec le film, Paul reste une énigme pour moi. Le film raconte un moment de sa vie qu’on essaie de démêler.
Tu abordes la santé mentale et le BDSM (2) : tu portes une attention particulière aux tâches ménagères de Paul, tout comme à ses pratiques BDSM que tu filmes avec beaucoup de soin.
Au tout début, je pensais faire un film sur un homme souffrant d'anxiété et faisant des ménages. Puis il s’est avéré que les liens que Paul nouait avec ces femmes reposaient principalement sur des échanges. Tout le monde s'utilise dans ce film : Paul et ces femmes nouent des relations où le rapport à la transaction est central, sans tomber dans l’exploitation. Même si le BDSM implique des jeux très sombres, toutes les relations étaient consentantes. Les Dommy donnent à Paul ce qu'il leur demande et vice-versa. Cependant, je ne sais pas si Paul appellerait ça du BDSM. Je ne crois pas que la nudité, les rituels, les coups de fouet qui font vraiment mal l’intéressent vraiment. Certes, la question du sexe est sous-jacente dans le film, mais avec Paul, on reste dans une zone tampon et mignonne qui est assez unique.
Sur le tournage, nous étions seulement deux, mon chef opérateur image et moi. Sur mon film Un été comme ça (2022), j’avais rencontré plusieurs sexologues et des gens pratiquant le Shibari. J’étais donc assez familier de cet univers de kinks (3) que je respectais. C’est pourquoi j’ai filmé Paul de façon délicate et sans jugement. C’est peut-être tout de même mieux de venir un peu de ce monde-là, parce qu’il existe beaucoup de documentaires sensationnalistes sur le BDSM. Avec Paul, je voulais aller à l'encontre de l'idée qu'on se fait de ces milieux. On filmait Paul faisant la vaisselle de la même manière que Paul faisant du BDSM.
L’univers d’Alice au pays des merveilles est très présent à travers les rencontres successives de Paul avec ses Dommy aux univers très variés. Paul a aussi plusieurs personnages : Simp-Paul, Paul-monteur, Paul-BDSM, Paul Tiktokeur. Comment as-tu pensé l’alternance entre ces personnages ?
Pendant le montage du film, quelqu'un m'a dit que Paul adorait l'univers d'Alice au Pays des Merveilles. J’ai donc plongé Paul dans un monde de contes, comme Alice, lorsqu’elle se lance dans le trou puis s'en va vivre des aventures. Le film n’a pas de fil narratif très construit, il est composé de moments épisodiques. C’est pourquoi j’ai réalisé la séquence de fin féérique avec la danseuse burlesque, où Paul grimpe une montagne, comme un autre de ses combats. D’un autre côté, Paul connaît très bien son personnage Cleaning Simp, qui lui permet de rester dans une zone de contrôle via son téléphone et ses montages. En parallèle, j’ai cherché à faire passer des informations sur Paul, en évitant le format de l’interview TV. Alors on a un peu triché : j’ai demandé à une amie à moi de commencer un tchat avec Paul, pour le connaître plus intimement.
En mêlant les reels extravagants de Paul à tes images, le documentaire devient un behind the scenes de la vie de Paul, voire une sorte de médium thérapeutique.
Je savais que j'arrivais chez Paul avec mon goût pour des images cinématographiques beaucoup plus lentes que les reels de TikTok. Quand j’ai vu les reels de Paul, je me suis dit que la rencontre du cinéaste avec le monde de TikTok pouvait être très belle. Je crois qu'il avait envie de voir ce que serait un film sur sa vie. Il me disait souvent : « Si je veux sortir de mon anxiété, il faut que j'essaie des choses »; faire le film en faisait partie. Pour lui, j'ai l'impression que personne n'a fait le film : ça fait partie de son cheminement ; il n'est pas curieux de savoir comment on fait un film. Lui et moi, on ne cherchait pas la même chose. C'est ça qui est fascinant, je crois. J'aime faire du documentaire en étant fasciné, dans le sens où je suis confronté à des situations que je ne connais pas bien. Je filme et j’essaie de comprendre ensuite. D’habitude, les cinéastes documentaires font des recherches en amont : ils deviennent très proches de leur sujet, puis sortent la caméra au bout de huit mois ; tout est doux et empathique. Mais je crois qu’on y perd une tension étrange, qu’on peut sentir dans ce film.
(1) Contraction de Mummy et Domi (dominatrice).
(2) Ensemble de pratiques sexuelles faisant intervenir le bondage, les punitions, le sadisme et le masochisme, ou encore la domination et la soumission.
(3) Personnes aux préférences ou comportements sexuels non conventionnels.
Propos recueillis par Laura Brideau
Le film sera projeté :
lundi 24 mars à 21h au Reflet Médicis
jeudi 27 mars à 18h30 à l'Arlequin 1