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Billet de blog 21 mars 2025

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Entretien avec Joël Akafou, réalisateur de Loin de moi la colère

Après Vivre riche et Traverser, premiers volets d’un triptyque documentaire dont le dernier sortira en 2026, Joël Akafou présente Loin de moi la colère, un film essentiel sur la mémoire collective et la guérison d’un peuple.

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Illustration 1
© Joël AKAFOU/Ladybirds Films

Comment ce projet est-il né ?  

L’histoire de Loin de moi la colère a commencé en 2017. J’étais à la recherche d’une actrice principale pour tourner une série télévisée au Burkina Faso quand j’ai rencontré, dans un hôpital où je visitais sa sœur, celle qui allait devenir mon personnage. Maman Jo avait toutes les caractéristiques de la femme que j’avais décrite dans le script de fiction ; quand elle est entrée dans la pièce, j’ai dit à sa sœur « Cette femme, je vais travailler avec elle ». J’ai envoyé sa photo à la productrice, et tout de suite l’équipe de production a validé. Et puis, le premier jour du tournage, quand on a dit « Action ! », elle a perdu sa langue. Remplacée par une actrice professionnelle, elle a décidé de rester faire la cuisine jusqu’à la fin du tournage. En apprenant à la connaître, j’ai très vite compris que c’était un signe, que je l’avais rencontrée pour ce film et pas pour l’autre. 

Ce film n’aurait donc pas existé sans elle.

Sans Maman Jo, je n’aurais jamais pu faire ce film, et je n’aurais jamais pu guérir. J’ai guéri hors caméra parce que je lui ai raconté aussi mon traumatisme. J’étais comme un patient, comme toutes ces âmes qui écoutaient, mais je devais aussi capter le réel, saisir tout ce qui se passait. Et puis, il a fallu qu’un producteur aie l’envie de produire ce film. Deux l’ont abandonné, c’est le troisième qui l’a accompagné jusqu’à aujourd’hui. Ce film a été refusé à tous les fonds possibles – en France, en Afrique…

Comment expliquez-vous ces difficultés ? 

J’ai plusieurs fois entendu dire que mon dossier avait été mis de côté parce que la France n’était pas prête à entendre cette histoire. Elle était trop politique, elle faisait peur. Il faut aussi dire, à propos du traitement du sujet par le film, qu’il a mûri avec le temps. Si j’avais sorti ce film il y a trois ans, il y aurait eu plus de colère que d’amour. 

Loin de moi la colère n’est donc pas seulement le nom de l’association de Maman Jo, ce titre raconte aussi l’histoire du film – celle d’une guérison intime et collective. Que pouvez-vous nous dire de ce travail de recueil de la parole ?

Loin de moi la colère est le nom de naissance de Maman Jo, qui devient le nom de l’association, un nom prémonitoire. En 2019, quand je suis arrivé à l’ouest de la Côte d’Ivoire, où ont eu lieu des massacres, j’ai comme senti la mort pour la première fois. La force de Maman Jo, c’est que ce n’est pas quelqu’un qui veut aider les autres à guérir sans être malade elle-même. C’est quelqu’un dont tout le monde sait le traumatisme. Tout au long du tournage, certains nous ont tourné le dos, et, plus tard, ont accepté de voir Maman Jo sans qu’on ne puisse filmer. D’autres ont accepté la caméra après une première rencontre. On a recueilli des centaines de témoignages, et décidé de garder ceux de trois femmes et deux hommes de chaque communauté. Dans la manière de raconter, on sent, quelque part, la colère des hommes et la tristesse des femmes. 

Le film choisit de se concentrer sur le parcours de Josiane qui tente, souvent seule,  de rassembler les communautés de son village. En quoi son initiative vous a-t-elle marqué ?

L’État ivoirien a dépensé douze ou quinze milliards pour créer ce qu’ils ont appelé une Commission de Réconciliation Nationale, qui n’a abouti à rien. Je pense que les politiques ont échoué parce qu'ils sont dans la manipulation. Il faut redonner au peuple son pouvoir, car c'est lui qui endure ces souffrances. L’initiative de Maman Jo, il me semble, est unique. Elle, dans une approche traditionnelle, dit simplement : « Pensez à vos enfants ». C'est le vrai message ! C’est le premier film qui aborde cette question. Personne n’a osé en parler. J’y ai consacré six mois par an pendant sept ans. Pour bien traiter le sujet, j’ai adopté une démarche anthropologique et sociologique, car je suis allé filmer à 400 km de chez moi, dans une région qui n'est pas la mienne. J'étais un étranger là-bas et, pour comprendre, il fallait que je m’intègre. 

On comprend en effet que la Côte d’Ivoire a connu de douloureux moments à la suite des élections présidentielles de 2011, sur lesquels vous ne vous attardez pas. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ? 

En 2002, j’avais quinze ans quand j’ai quitté ma région natale pour fuir la guerre qui a éclaté entre des rebelles et le camp du président Laurent Gbagbo. Près de dix ans plus tard, malgré la division du pays, l’élection présidentielle a eu lieu et mené à la victoire de deux présidents, qui ont poursuivi le conflit. On a assisté à de nombreuses scènes de vengeance, il y a eu des milliers de morts. C’est une rébellion qui s’est soldée par une crise post-électorale et qui a ranimé de nombreux conflits fonciers entre les populations autochtones et les personnes venues des pays voisins au moment des indépendances. Aujourd’hui encore, il en reste des traces.

Que représente pour vous cette projection à Cinéma du réel ? Quel message souhaitez-vous adresser au public français ?

Il était symboliquement important pour moi de faire la première projection au Burkina Faso, car la rébellion qui a attaqué la Côte d'Ivoire venait de là. La deuxième projection devait avoir lieu à Paris, chez ceux qui ont financé le film. Il est essentiel que les Français et le monde entier comprennent que l'immigration, le « broutage » (1), sont les conséquences directes de ces guerres. Nous sommes tous liés. Si un pays souffre, le monde entier en subira les répercussions. Les enfants déplacés par la guerre sont devenus brouteurs ou migrants. J’en connais plusieurs. 

Le film se termine sur un conte raconté autour d'un feu. Pourquoi ce choix narratif ?

Le film commence par un conte, en intègre un autre au milieu, et se termine par un troisième. Maman Jo me rappelle ma propre histoire. Comme elle, je suis métis et j'ai grandi avec ma mère, bercé par les contes. C'est grâce à elle que je suis devenu cinéaste. Pour Maman Jo, rassembler les femmes passait par l'imaginaire et la tradition. Elles expriment leurs traumatismes par le conte, en remplaçant l'homme par l'animal, car la mort d'un animal est plus facile à accepter. Passer par le conte était, pour moi comme pour elles, une évidence. 

Quel rôle ce film joue-t-il dans votre parcours de cinéaste ? Pensez-vous faire du cinéma différemment à présent ?

Ce film, je l'ai fait d'abord pour moi. Je me suis dit : « Loin de moi la colère ». En pensant à moi, j'ai pensé aux autres. C'est aussi un héritage pour ma descendance, pour que l'on n'oublie pas. Ce film m'a permis de guérir – je me sens libre, je sais où je vais ! Si je ne l'avais pas fait, j'aurais sans doute réalisé de mauvais films après. Ceux qui y ont participé ont aussi ressenti cette libération. Aujourd’hui, ce film ne m'appartient plus. J'espère qu'il trouvera sa place dans la vie des autres.

Pensez-vous que l’art et le cinéma ont un rôle à jouer dans la reconstruction des mémoires et la réconciliation ? 

Le cinéma documentaire a cette mission didactique et engagée. Avant de rire, il faut avoir réglé ses problèmes. Le documentaire met en lumière les maux, sans artifice. La comédie peut toucher, mais je trouve que, lorsqu’elle est mal faite, elle manque d'empathie. Je n'écris jamais un film sans message. Sans cela, il n'y a pas de cinéma n’est-ce pas ? Comme il n'y a pas de nourriture sans saveur, il n'y a pas d'art sans message ! 
Je suis enseignant en cinéma et ce film est aussi un message aux jeunes cinéastes : allez jusqu'au bout ! C’est pour ça que l’on a été appelé à faire ce métier, il ne doit pas être fait pour la gloire. Parfois, nous devons subir des humiliations pour transmettre un message. Il ne faut pas attendre d'avoir tous les moyens pour se lancer. Ce film est une forme de résilience. 

(1) Technique utilisée sur Internet pour tenter d'extorquer de l'argent à des victimes.

Propos recueillis par Assia Tahiri et Aude Sathoud

Le film sera projeté :

Lundi 24 mars à 13h45 à l'Arlequin 
Mercredi 26 mars à 21h au Saint André des Arts 3
Vendredi 28 mars à 14h30 à la Bulac 

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