Dans Ludwig, requiem pour un roi vierge (1972) et Hitler, un film d’Allemagne (1977), Hans-Jürgen Syberberg pratique à sa manière singulière un travail de deuil de l’histoire allemande. Dans le premier film, il met en scène la vie et la mort du dernier roi de Bavière, fort célébré au début des années 70 (Ludwig, ou le Crépuscule des dieux de Visconti avec Helmut Berger est aussi de 1972). Dans le second, le cinéaste instruit par le cinéma le procès d’Hitler. Un fil conducteur entre les deux figures : Richard Wagner, puisque le musicien eut pour mécène le roi et comme admirateur le dictateur.
Il est donc logique qu’entre les deux films Syberberg ait filmé cinq heures d’entretien avec la femme qui prit la direction du festival de Bayreuth de 1930 jusqu’à 1944. Dans Winifred Wagner et l’histoire de la maison Wahnfried de 1914 à 1975 (1976) l’épouse de Siegfried, le fils aîné de Wagner, s’explique longuement. Elle raconte tour à tour sa famille ; sa relation avec Adolf Hitler ; et les sanctions qu’elle subit après-guerre.
Trois films affrontent trois pouvoirs. Celui de Ludwig : roi balayé par l’histoire de l’Allemagne quand la Prusse s’impose pour construire l’Empire de Guillaume I ; souverain destitué par son entourage, qui finit reclus de son vivant et mourut tragiquement. Celui de Winifred Wagner, qui conduisit la maison Wagner et soutint Hitler par un secours matériel et politique après le putsch manqué de 1923 et en lui permettant, après son accession à la Chancellerie, de se légitimer à travers le wagnérisme comme défenseur de la haute culture allemande. Celui d’Hitler : peintre autrichien, sous-officier, dictateur, responsable de l’extermination des Juifs d’Europe et figure du mal absolu (et, pour les néo-nazis d’aujourd’hui, figure d’une germanité qui devrait continuer à être conquérante). Trois pouvoirs auxquels chaque film se confronte de manière différente.
UN REQUIEM POUR UN ROI KITSCH
Célébrant un monarque mort en 1886, Ludwig est un requiem au sens qu’explicite Syberberg. Refusant la fiction traditionnelle dans laquelle dialogues et actions se fondent dans le montage, le cinéaste use de plans fixes, de scènes proches des tableaux vivants, de décors peints en toile de fond pour représenter intérieurs comme extérieurs, et d’un mélange d’ironie et de pathos qui fait une large place à l’accompagnement musical pour donner corps au « film comme musique de l’avenir » (1). Pour des motifs économiques (Ludwig est tourné en dix jours) comme esthétiques, le cinéaste se sert pour la première fois du système de la projection frontale dans lequel l’acteur est filmé tandis que l’on projette des images fixes sur lui et l’écran derrière lui, un calcul rigoureux du dispositif assurant que l’acteur masque sa propre ombre sur l’image projetée (2).
L’acteur est Harry Baer, qui a débuté avec Fassbinder dans Le Bouc (1969) et tourna ensuite douze films avec lui. Il incarne le roi aux divers moments de sa vie et donne un corps au pouvoir. La contestation de la figuration acteur-personnage, qu’entreprend progressivement Syberberg, s’affirme néanmoins par l’apparition troublante, dès les premières minutes puis dans le final, d’un Ludwig enfant et barbu qui donne un autre corps à ce roi-enfant. Tandis qu’Ingrid Caven (Lola Montez), Kurt Raab (un juge) ou Monica Bleibtreu (Elizabeth Ney) jouent de manière stylisée des personnages historiques réels, Gunther Kaufmann, autre familier de la troupe de Fassbinder, incarne le comte von Holnstein. La rupture est plus forte quand Peter Kern a plusieurs rôles, y compris celui d’un moderne visiteur des châteaux de Ludwig, ou lors de l’intrusion dérisoire au beau milieu du XIXe siècle du chef des SA, Romm, et d’Hitler lui-même.
Il faut raconter le pouvoir de Ludwig II dans ses éléments historiques : soutien financier et moral à Wagner, relation avec Elizabeth d’Autriche (Sissi), affrontement avec Bismarck et la Prusse, destitution par ses ministres, mort du roi. Mais il faut également donner à voir les fantasmes du monarque et ceux qu’il fera naître jusqu’à nos jours. Comme le dit un des protagonistes « c’est seulement en roi kitsch qu’il sera inoffensif ». Le film doit représenter la défaite historique de Ludwig et montrer comment ses vainqueurs le transforment en anodine icône populaire. Symboliquement, la résurrection d’un roi d’abord guillotiné conclut le film : enfin libéré de l’histoire, Ludwig peut revenir hanter l’Allemagne mais en yodlant.
DANS LA MAISON WAGNER
Ici le pouvoir à filmer est vivant. Autrefois puissante héritière spirituelle de Richard Wagner et indéfectible nazie, Winifred Wagner, 77 ans, s’adresse au cinéaste et à la caméra durant cinq jours de tournage. De manière simple, le film donne à voir et entendre les entretiens réalisés dans l’ordre chronologique. Le plus souvent la parole de Winifred Wagner est recueillie durant de longs plans où elle est filmée assise. Des zooms avant ou arrière la cadrent et la recadrent entre gros plan de visage et plan d’ensemble, en montrant le bureau ou le canapé où elle est installée. En préambule et en conclusion, de courtes séquences d’archives photographiques.
Le pouvoir maintenant déchu se raconte avec assurance dans ses moments de gloire et de chute. Et se démasque lui-même. Pas question pour Winifred d’occulter la lutte qu’elle mène face aux autres membres de la famille qui voudraient lui contester la direction de Bayreuth. Impossible pour elle de ne pas jouir rétrospectivement de la relation privilégiée qu’elle entretenait avec Hitler, venant dans le domicile des Wagner à Bayreuth chaque année à partir de 1933 pour assister aux représentations. Elle dit ne vouloir connaître que l’homme privé. Mais elle avoue l’avoir appuyé dans sa conquête du pouvoir, comme lui l’a aidée dans un échange où pouvoir wagnérien et pouvoir nazi se secondent l’un l’autre.
Ici, et contrairement aux deux autres films, Syberberg n’utilise que parcimonieusement la musique de Wagner et pas du tout l’archive sonore du nazisme. Il ne veut pas mélanger la parole de plusieurs pouvoirs. Il ne laisse entendre que rarement les questions qu’il a posées. Mais s’il lui faut être l’observateur méticuleux de la parole qu’il recueille, peut-il « laisser dire » lorsque la parole est certainement véridique factuellement en évoquant la vie quotidienne d’Hitler à Bayreuth, mais moralement mensongère en feignant d’ignorer à la fois la politique nazie ? Il est ainsi frappant de voir comment Syberberg va jouer de la lumière au fil du tournage pour contester Winifred Wagner dans l’image. Durant les premiers jours, la lumière est relativement douce et uniforme sur le visage. Puis dès le troisième jour, le cinéaste, qui a dit n’avoir utilisé que la lumière des lieux du tournage, filme fréquemment le visage de la femme directement frappé par des lumières crues qui accusent les marques de l’âge et, partageant son visage en deux, métaphorisent assez clairement l’ambiguïté du témoignage.
Le montage sera enfin le moment d’un double travail. Dans la première partie, il s’agira de montrer ostensiblement (déconstruction des années 70) le film en train de se faire. On verra à l’image les débuts et les fins de bobines, l’ingénieur du son faisant le clap ; on entendra des sons seuls avant que la caméra se soit mise à tourner. Il faut dissiper absolument l’idée d’une parole naturelle et directe. D’autre part, Syberberg se livre à un travail discret mais essentiel d’énonciation à l’aide de cartons qui ponctuent la bande image. Matériellement très simples (une feuille de papier et un texte tapé à la machine), ces cartons indiquent notamment les jours, les sujets abordés, détaillant certains personnages cités, précisent les questions que pose le cinéaste. Ils proposent également des citations de personnalités en offrant alors un contre-champ au discours de celle qui est filmée. Plus frappants, certains cartons annoncent des paroles particulièrement marquantes de Winifred Wagner. En reprenant le discours de celle-ci pour le mettre en exergue, ils le contredisent par avance. Le carton peut encore prendre radicalement de la distance en annonçant que va être entamé ensuite le « chapitre de la banalité du mal, ou plutôt celui du mal au cœur de la banalité » pour mettre en évidence l’indifférence tranquille aux crimes nazis de la femme qui parle.
LE POUVOIR ABSOLU EN PROCÈS
Hitler, un film d’Allemagne de sept heures sera l’apogée du travail de deuil de Syberberg. Rompu aux techniques de tournage rapide, il ne lui faut que vingt jours pour filmer le procès cinématographique de « notre Hitler », trop malfaisant pour rester en enfer et condamné en cette fin des années 70 à hanter les consciences de la République Fédérale Allemande et celles du monde. La forme est bien éloignée de celle du requiem de Ludwig, tissée de très longs plans « dans une esthétique excentrique frôlant parfois le kitsch » où s’affiche « la réalité du studio, la matérialité de la scène de cirque » (3) Marionnettes, acteurs, mannequins, archives sonores et visuelles, spectres, œuvres d’art, fumées, musiques se mêlent pour instruire ce procès. Procès d’ailleurs mené contre deux pouvoirs, celui du dictateur Hitler, mais également celui du cinéaste Hitler qui contrôla l’industrie allemande du cinéma et prit pour sujet des actualités qu’il supervisait la guerre mondiale qu’il déclencha.
La réflexion figurative sur la manière de donner un corps cinématographique à Hitler et aux dignitaires nazis est ici essentielle. Après qu’au début de la première partie, le cinéaste a montré Hitler de façon carnavalesque en peintre, en Néron, en Charlot et en Hynkel, le dictateur deviendra marionnette, poupée, spectre sortant de la tombe de Richard Wagner, mannequin, comme un cadavre pourrissant de l’histoire allemande qui est refusé à l’acteur. Pour Syberberg il n’est plus possible de « jouer » Hitler, ce que fera pourtant trente ans plus tard Bruno Ganz dans La Chute de Oliver Hirschbiegel, une douteuse production à grand spectacle. Dans Hitler au contraire, les acteurs joueront plusieurs rôles tel Heinz Schubert, membre du Berliner Ensemble avec Brecht, qui est le spectre d’Hitler, le narrateur et Himmler. Et un même personnage, celui du narrateur, sera réparti entre Schubert, qui rappelle alors le bonimenteur de Lola Montès d’Ophuls, André Heller qui lit son texte et Harry Baer qui peut le dire en voix off tandis qu’on contemple son visage aux yeux clos. C’est certainement une des plus grandes beautés de ce film complexe que la variété des voix, des dictions, des attitudes de ces trois acteurs.
Significativement, le film abandonne aussi les lieux du pouvoir. Si les scènes de Ludwig étaient jouées devant des illustrations représentant les châteaux construits par le roi, les décors d’opéra wagnériens et les fantasmes royaux, si Winifred Wagner était fermement ancrée dans son domicile, le pouvoir hitlérien n’a pas de lieu et le plateau devient un non-lieu brumeux.
Se méfiant à juste titre de l’utilisation des documents d’archives et des reprises iconiques, qui abondent dans les « docu-dramas » et les fictions complaisantes, en reprenant les images conçues par le pouvoir, le cinéaste s’en sert rarement. S’il le fait, par exemple au début de la quatrième partie, il dissocie sons et images ou projette, grâce à la rétroprojection, l’image d’Hitler passant en revue des troupes par-dessus l’image de son acteur afin de « déréaliser » une archive qui ne doit pas être l’indice absolu d’une vérité du pouvoir.
POUVOIR DU CINÉASTE ET PLACE DU SPECTATEUR
Filmer, c’est pour Syberberg engager une lutte où le pouvoir du cinéaste affronte le pouvoir de son sujet. Dans Ludwig, il lui faut parvenir à trouver la bonne forme pour raconter la vie du roi dans ses dimensions historiques, privées et spirituelles, et finalement l’honorer en l’extirpant de la gangue où l’histoire officielle, y compris le culte moderne, l’a enfoui. Winifred Wagner doit être écoutée et aussi tenue à distance pour créer nettement par le cinéma un décalage entre son discours et la vérité du nazisme. Pour Hitler, le procès est organisé contre Hitler et ses modernes descendants, que sont pour le cinéaste aussi bien les idéologues de l’Allemagne de l’Ouest que ceux de l’Allemagne de l’Est. Et un combat s’engage entre le cinéaste Hitler et Syberberg, l’auteur de Hitler. Il lui faut concevoir une œuvre plus vaste capable d’englober toute l’histoire du nazisme et celle de sa survie dans l’après-guerre pour en triompher. Il faut opposer au cinéma hollywoodien contemporain, qui est pour lui un héritage direct du nazisme, une nouvelle forme invitant à la méditation plutôt qu’une identification simpliste.
Car les trois films de Syberberg, comme le pointe Jean-Claude Biette à propos de Winifred Wagner (4), se construisent un spectateur et lui désignent une place dans un système triangulaire où, face au pouvoir filmé et au cinéaste, il occupe le dernier angle.
Ludwig s’efforce de surprendre son spectateur, de le choquer. Il lui suppose un certain savoir historique qui lui permet de décrypter certaines scènes et de mieux apprécier les provocations que construit le cinéaste. Le spectateur des cinq heures d’entretiens avec Winifred Wagner est supposé plus savant encore pour être à même d’écouter la femme qui parle, tout en interprétant de manière critique son discours. Ce n’est pas Syberberg qui la critique directement durant l’entretien, au risque de ne pouvoir poursuivre le film, mais le système des cartons et des interventions off du cinéaste, qui formant sa contre-offensive, font circuler la contextualisation des paroles pour les faire partager au spectateur. Ce que Biette interroge comme une assignation à une place trop définie.
Le jeu de Syberberg avec le spectateur est plus complexe dans Hitler. À la fois juge et jugé, puisque coupable d’avoir fait Hitler et de ne l’avoir jamais vraiment répudié, le spectateur est emporté par le flux du film. Il est captif de la parole des narrateurs et de celle des personnages qui surgissent, comme des archives sonores et des longs plans savamment composés où le pantin Hitler côtoie la Black Maria, premier studio d’Edison. Assis au milieu d’autres spectateurs, il forme, comme l’énonce dès le début le narrateur avec le cinéaste, un « tribunal qui statuera selon les lois de l’univers que nous aurons créé, pour enfin lui faire son procès – notre procès – à cet Hitler, par les moyens qui sont les nôtres » (5). Hitler mort ne peut être jugé que par le cinéma. Le spectateur aura-t-il achevé de faire son deuil d’Hitler à l’issue du procès, c’est à dire à l’issue du film ? En tout cas, il est tombé durant sept heures au pouvoir du cinéaste Syberberg.
Pierre Gras
Enseigne au département de cinéma de l’Université Paris 8 à Saint-Denis et est l’auteur de Good Bye Fassbinder ! Le cinéma allemand depuis la réunification paru en 2011 aux Éditions Actes Sud / Jacqueline Chambon.
(1) SYBERBERG Hans-Jürgen Syberberg / Paris/ Nossendorf, Centre Pompidou – Yellow Now, 2003, p 176. « Le Film musique de l’avenir » est le titre de l’ouvrage édité par la Cinémathèque française Musée du cinéma de Langlois en 1975. Ce qui vaudra à Langlois d’être le dédicataire du Hitler.
(2) Syberberg Hors-série des Cahiers du cinéma, Février 1980, p 53 à 59
(3) FACK Rochelle, Hitler, un film d’Allemagne de Hans-Jürgen Syberberg, Yellow Now, 2008, p.37
(4) BIETTE Jean-Claude Winifred Wagner in Cahiers du cinéma n°305, novembre 1979, p 46 et 47
(5) Le texte du film a été publié en 1978 sous le titre du film aux éditions Seghers/Laffont. Il s’agit ici du début du premier monologue de Koberwitz (André Heller ici), p 11.