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La première chose qu’on remarque dans Ciompi est l’usage de l’argentique. Comment vous est venu ce goût, et qu’est-ce que ça change concrètement sur un tournage ?
Agnès Perrais : C’est venu dans un premier temps d’un attrait esthétique pour le cinéma expérimental. Quand j’ai commencé à faire des films, c’était en numérique, car c’était plus accessible. Mais il y a toujours eu quelque chose qui ne me satisfaisait pas dans ce type d’images. C’est par des rencontres que j’ai ensuite connu le réseau des laboratoires de cinéma argentiques, notamment l’Etna à Montreuil et en particulier un collectif de cinéastes féministes au sein de l’Etna, La Poudrière, grâce auquel je me suis familiarisée avec les outils du cinéma argentique, que ce soit les caméras mais aussi le développement des pellicules. J’ai commencé à bricoler des choses en argentique, seule ou en collectif. Puis plus tard, j’ai intégré L’Abominable, dans lequel j’ai développé et tourné une partie de Ciompi, puisque c’est un laboratoire plus important, où il y a des machines qui permettent de développer une plus grande quantité de métrage en 16mm. J’ai pu aussi utiliser là bas un « banc-titre », une machine qui permet de filmer à la verticale des documents, je m’en suis servi notamment pour les pages du livre dans le film et pour des reproductions de fresques.
Ce que ça change sur le tournage, c’est qu’on tourne beaucoup moins, vu que ça coûte assez cher la pellicule. Ciompi s’est fait avec en tout 4h30 de rushes, ce qui est très peu. En numérique on serait plutôt sur une centaine d’heures. Et puis c’est un geste particulier de tournage : chaque plan est mûrement préparé, il y a une concentration dans le moment du tournage, dans l’unité de plan qui me plaît. J’avais aussi envie d’avoir deux formats différents, une partie plus mobile en super 8, et une autre plus mise en scène, sur pied, en 16mm. J’aime les textures de ces images, et comme j’ai envie de faire des images qui me plaisent, le choix était évident.
Comment avez-vous rencontré ce sujet ? Comment avez-vous décidé que ce serait votre prochain film ?
Ça part de ma lecture d’un livre de théorie féministe de Silvia Federici, Caliban et la sorcière, dans lequel une note de bas de page évoquait la révolte des Ciompi, comme une des premières révoltes importantes des classes « prolétaires » on dirait aujourd’hui. J’ai voulu creuser cette histoire. Je suis allée à Florence pour des raisons personnelles, et je cherchais un lien qui pouvait me raccrocher à cette ville où je devais passer un peu de temps. J’ai commencé à aller voir, avec ma caméra super 8, les lieux où s’était passée cette révolte, pour me rendre compte qu’il y en avait très peu de traces dans la ville. Le seul monument qui rappelle cet épisode est une statue de Michele di Lando, qui avait fait partie de la révolte avant de se retourner contre le mouvement. À partir de là, je voulais faire au départ un film très court, de 15 minutes, autour de cette absence de trace. Parallèlement à ça, je lisais un livre d’Alessandro Stella sur son expérience des années 1970 en Italie, puisqu’il était ancien militant réfugié en France. Je le connaissais de vue car on s’était déjà croisés dans des lieux politiques, puis j’ai découvert qu’il avait écrit un livre sur les Ciompi, alors je l'ai sollicité en lui demandant s’il voulait participer au film, même si je ne savais pas trop comment. Il était très enthousiaste, et progressivement est venue l’idée d’avoir ces entretiens filmés. Ce qui m’intéressait aussi était la question de l’utilité de faire de l’histoire, et surtout l’histoire des révoltes. J’ai vite mélangé l’histoire des Ciompi, et la question de l’écriture de l’histoire de manière plus réflexive.
Le son est particulier dans le film, il semble très clair, il y a peu de musique originale et celle-ci évoque plutôt des bruits du réel ; avez-vous un lien particulier à la matérialité du son ?
En numérique on enregistre le son en même temps que l’image, en argentique il y a moins cette évidence puisque la pellicule est muette. En fait, j’avais envie, notamment pour la partie super 8, que les sons ne soient pas forcément directs mais qu’on les retravaille à part comme une partition. Parfois, on a collé au plan, parce qu’on avait besoin de l’incarnation qu’apporte le son direct, mais il est arrivé que pendant le tournage je parte faire des images d’un côté, et que Marie [Bottois] parte enregistrer des sons ailleurs. Ça a donné beaucoup de liberté au montage son. Le mixeur André Fèvre a ensuite lui aussi apporté des choses, notamment un travail de bruitage.
Pour la création sonore, j’avais envie que les sons réels soient retravaillés dans une tonalité qui décolle un peu du réalisme, comme une évocation onirique et fantomatique des Ciompi. C’est la direction dans laquelle on a travaillé avec Glenn Marzin, qui a repris des sons qui pouvaient s’approcher de matières qu’on voit dans le film en les retravaillant, en les rendant un peu étranges. Pour évoquer la matérialité du travail, on voulait passer par les outils que les Ciompi pouvaient utiliser, j’avais une envie d’un son qui ferait sentir le bois, par exemple. Glenn m’a présenté différents instruments qu’il avait fabriqués, notamment une boîte à rythme circulaire en bois, puisqu’il est luthier également. Il avait trouvé aussi un peigne à carder, avec lequel on a fait plusieurs expériences sonores qu’il a ensuite retravaillées. On partait souvent de l’univers du film pour aller ensuite vers des choses plus abstraites.
Il y avait l’idée claire d’une association entre son direct qui ferait arriver une présence forte du temps présent, et un univers sonore plus onirique pour ce qui appartient au Moyen Âge.
Votre attachement à la matérialité est-il politique ?
J’ai un goût pour le travail manuel du cinéma, j’aime rembobiner mes films, développer à la main. Sans doute qu’il y a là quelque chose qui rejoint ce qui me touche dans l’histoire des Ciompi, travailler ces fantômes-là par quelque chose de très matériel, et aller à la rencontre du présent par l’histoire. S’il y a une certaine distance de la mise en scène dans le film, c’est sûr que je suis attentive à des choses comme le rapport à la matière du tissu, la matière d’une page de livre, c’est des choses qui me parlent esthétiquement. Les films qui m’ont plu sont aussi des films assez matérialistes. Pour la question politique, sans doute qu’il y a quelque chose d’un parti pris effectivement là-dedans...
Vous avez évoqué Marie Bottois pour le son ; quelle équipe vous entourait à Florence sur le tournage ?
On était trois, parfois deux. Marie Bottois, et Frédérique Menant qui faisait l’image 16mm. Ce sont des amies que j’ai rencontrées à la Poudrière, le collectif féministe de l’Etna. Sur la partie banc-titre, il y avait aussi des accompagnateur.ice.s de L’Abominable, qui m’ont appris à utiliser la machine.
Marie Bottois s’est également occupée du montage avec vous, comment est-ce que ça s’est organisé ? En particulier lorsque vous aviez enregistré des images et des sons séparément ?
Le montage s’est fait de manière pas forcément habituelle en documentaire, où on arrive souvent sur le banc de montage avec un gros bloc de rushes. Moi j’avais envie de pouvoir alterner moments de tournage et moments de montage, et du coup j’ai pas mal monté toute seule au début, parce que j’avais besoin de confronter les images et les sons, sans forcément de structure de film en tête, mais en réalisant ce que j’appelle un travail de collage. Essayer de coller des images ensemble, essayer des sons… j’ai défriché des choses au départ, monté quelques séquences sans savoir où elles seraient dans le film et même si elles y seraient, aussi pour avoir une idée plus claire de ce qui me plaisait. J’ai du mal à avoir des idées sans travailler la matière. Puis on a fait des sessions de montage ensemble avec Marie Bottois, qui est monteuse, en allers-retours aussi avec des sessions de tournage, et elle a apporté à la fois une vision puissante de la globalité du film, et la finesse de détail et de rythme.
Vous gardez beaucoup de petits détails, on vous voit rouler une cigarette en entendant votre voix-off, des plans sur des mains, plusieurs moments de lectures où vous laissez quelques secondes de flottement avant de couper. Ces détails, qu’on pourrait avoir tendance à supprimer dans d’autres films, pourquoi vous intéressent-ils ?
C’est drôle, parce qu’il y a des choses assez différentes parmi les exemples que vous citez. Ce plan de cigarette, c’était un défaut de son synchrone assumé. Je ne voulais pas non plus gommer la présence de la personne qui pose les questions, j’ai choisi de me montrer pour situer l’entretien, et ne pas avoir une voix invisible qui pose des questions. Pour ce qui est des lectures, c’est autre chose, quoique ça se rejoigne un peu. J’aimais beaucoup la présence qu’avaient ces personnes. Certaines lisent une archive, mais ce sont des gens d’aujourd’hui. Je trouvais très beau les regards caméras, je ne les avais pas dirigés pour ça, je ne leur avait rien dit, d’ailleurs ils et elles avaient des attitudes assez différentes. J’aimais bien qu’ils et elles transparaissent, au présent, à ce moment-là.
Vous avez écrit une thèse sur l’articulation entre lyrisme et réalisme politique au cinéma, cette articulation semble présente dans le film ; est-ce que vous diriez que le cinéma vous permet de poursuivre votre travail de thèse ?
C’est sûr que la thèse m’a marquée parce que j’y ai passé beaucoup de temps. Mais j’ai pris beaucoup de distance par rapport à ce que j’ai écrit dedans. En tout cas, la question d’aborder le politique au cinéma m’a toujours préoccupée. Je cherchais à travailler sur des films qui n’étaient pas directement « à message », où c’était par des questions formelles qu’étaient questionnés des enjeux politiques. Ça me trotte dans la tête, évidemment. Les cinéastes qui m’avaient beaucoup marqués à l’époque de mes études c’était Straub et Huillet, très matérialistes d’ailleurs, et pour qui la poésie était centrale. Je suis nourrie de ces questions-là, mais je ne pense plus à ma thèse directement.
Vous êtes attentive, dans le film, à la matérialité des différentes langues parlées, pourquoi c’est important pour vous de laisser entendre cette diversité ?
J’ai toujours aimé le fait d’avoir plusieurs langues dans un film. En plus, Ciompi est entre deux pays, la France et l’Italie, c’était important pour moi de faire entendre ce pont. Pour les séquences de piquet de grève, il y avait aussi la présence de la traduction sur le moment du tournage. Moi je ne comprends pas la langue que parlent certains ouvriers à l’image, l’ourdou. Je comprends l’italien mais ce n’est pas ma langue maternelle. Il y avait ce rapport d’ « étrangereté » qui me plait beaucoup. C’était Straub, justement, qui parlait de l’importance d’accepter nos limites, de pas faire comme si on comprenait toutes les langues, mais qu’il y ait cette transposition, d’arriver à se comprendre par des intermédiaires, des traductions. J’ai voulu garder ça dans le film. La question de la langue est en fait dans le film comme la question des temps. Tout ce qui est de l’ordre de la confrontation, de la juxtaposition des époques, des langues, sans les lisser, mais en montrant la coupure, l’hétérogénéité des choses, tout en les faisant se rencontrer dans leurs différences. J’aime beaucoup la coexistence des matières hétérogènes.
Vous avez réalisé un long métrage qui s’appelle Tant que nous sommes à bord, un court métrage qui s’appelle Navire, Ciompi se termine par un long plan sur le fleuve ; on peut penser à une thématique maritime dans votre oeuvre, aussi à l’idée du voyage et du retour, pourquoi ces choses vous touchent-elles ?
Il y a d’abord le fait que j’aime me déplacer pour faire des films, pour me mettre en mouvement. Et puis j’ai une culture de romans d’aventures maritimes.
Mais le plan sur le fleuve n’est pas forcément lié à l’idée maritime. La présence du fleuve était très importante au début du projet parce que c’était un lieu de travail des Ciompi. J’ai aussi pensé à un plan de Césarée de Marguerite Duras. Il s’agit d’un travelling sur la Seine à propos duquel elle parle de la profondeur de temps enfoui sous l’eau, et évoque les corps des Algériens jetés dans le fleuve par la police le 17 octobre 1961. Ce plan m’a vraiment marquée, l’opacité de l’eau qui évoque ce qu’on ne voit pas.
Le fleuve, ici, était un motif concret par rapport au travail des Ciompi, mais aussi un motif visuel. On entre dans le film, et dans la ville, par le fleuve, et on en sort par là aussi, avec l’idée de l’exil. Le fleuve c’est aussi l’image de la propagation des récits de lutte, qui est également le sujet du film. Les mémoires de luttes se font par le récit qu’on en fait, et par l’importance de raconter les choses ; le fleuve m’évoque ça.
Voulez-vous ajouter quelque chose ?
Je voulais insister sur l’importance de ce réseau de lieux et de personnes, dans la fabrication du cinéma argentique. J’ai l’impression qu’on est assez lié·e·s par des enjeux d’entraide, de transmission, qui créent une solidarité qui est très porteuse quand on fait des films. J’insiste donc sur la préciosité de l’Etna et l’Abominable, qui ont grand besoin de soutien actuellement pour continuer à exister (https://navireargo.org/), et je remercie beaucoup les personnes que j’y ai rencontrées, qui m’ont aidée à faire le film et qui font elles-mêmes des films que j’aime beaucoup. Ce sont des relations qui ne sont pas que de travail ponctuel, mais aussi des relations artistiques, où je suis nourrie par leurs regards. Je voulais insister là-dessus, parce que Ciompi est mon premier long métrage en argentique, et je pense que je dois beaucoup à ce réseau là.
Propos recueillis par Enzo Hanart
Film projeté le Lundi 27 mars à 19h40 au MK2 Beaubourg et le Jeudi 30 mars à 14h15 au Centre Pompidou (C1)