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Billet de blog 22 mars 2023

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Entretien avec Philippe Rouy, réalisateur de Kaiserling III

Un homme filme le vivant. Il l’archive dans des préparations humides paradoxales. Des images en fluide qui pourraient lui survivre. En 2100, sa fille aura 86 ans. Il en aura 129.

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Illustration 1
© Andolfi

Genèse

Tout commence par un disque dur qui me lâche. Dedans, il y a un film en cours. Je le perds entièrement à cause de ce crash technique. Je me venge en éventrant la bête. C’est l’occasion pour moi de découvrir à quoi ressemble vraiment le cœur d’un disque dur. Et les beautés qu’il recèle.
J’ai toujours été habité par ces questions d’archivage. Une grande partie de mon travail est axée sur la conservation, la mémoire des images, le temps à saisir. Un jour, j’ai visité le musée Dupuytren. Jusqu’en 2016, ce musée d’anatomie pathologique était ouvert au public, rue de l’École de Médecine, à Paris. Il y avait là des centaines de bocaux dans lesquels étaient conservés – depuis plus de cent ans, pour certains – des éléments organiques, animaux ou humains. J’ai été très marqué par ce que j’y ai vu, et j’ai trouvé à ces objets de verre une grande valeur esthétique.  

J’ai alors été traversé par cette idée paradoxale : utiliser pour les disques durs ce mode de conservation éminemment destructif qui consisterait à les immerger dans un liquide. Les archiver « en fluide », selon la dénomination scientifique. Une technique très ancienne dont l’un des contributeurs-inventeurs, le pathologiste allemand Johann Carl Kaiserling, donne son nom au film.
J’ai rempli des bocaux d’alcool, j’y ai plongé les disques, et je les ai laissés plusieurs années. Chacun a connu une évolution différente selon la solution dans laquelle il était trempé. J’ai d’abord pensé en faire une installation, une déambulation au milieu de centaines de bocaux de formol remplis de disques contenant eux-mêmes des milliers d’heures d’images à jamais invisibles. Mais cette idée est finalement devenue un film où cette opération de mise en fluide est reproduite.

Durée de vie

On veut filmer pour plus tard, pour après, tout en sachant que c’est impossible. On produit des archives en sachant qu’elles vont être détruites. Les supports numériques n’autorisent pas un rapport fiable à la conservation. On sait très bien que nos créations sont vouées à une durée de vie très courte. Alors on se pose forcément la question de ce qu’on laisse, et de ce qu’on transmet par nos images. Plonger des disques durs dans du formol, c’est une façon d’y répondre avec le plus de sincérité possible : rien. Mais c’est aussi un moyen de donner à ces images impalpables, la consistance physique qui leur permettra de traverser le temps et d’atteindre le regardeur lointain sous une autre forme.

Strates de temps

Les images qui accompagnent le geste de mise en fluide n’ont pas été tournées précisément pour Kaiserling III. Je les ai filmées pendant toutes ces années (une dizaine) où les disques durs étaient immergés. J’ai souvent une caméra avec moi, et je filme spontanément les choses, notamment quand je voyage. Différentes strates de temps se superposent donc dans ces images. Le moment où je les ai filmées, le temps pendant lequel elles ont mûri en moi et le temps où elles sont devenues le film. C’est avec cette idée de temporalités multiples que j’ai construit le film. Le film tente donc une traversée des temps comme autant d’états du vivant (enfance, jeunesse, âge mûr, saisons…), jusqu’au post-mortem (ossements, tombes démantelées...). Humain, animal, végétal confondus.

Immersion

L’élément liquide est à la source du film, et il entretient une relation étroite avec lui jusqu’à son terme. Il irrigue la plupart des plans. Sous des formes et des consistances à chaque fois différentes : l’eau vive des rivières qui excite les végétaux, la boue creusée par le groin d’un cochon, la pluie sur les tombes, les vagues qui ramènent les corps sur la plage… jusqu’aux liquides toxiques des infrastructures portuaires et pétrochimiques. C’est une constatation que j’ai faite très tard dans l’élaboration du film – il était déjà quasiment terminé. C’est comme si le film lui-même anticipait, par porosité, l’immersion à venir. 

Souffle et voix

Le film s’ouvre sur le souffle haletant et fragile d’un humain. Ce peut être le souffle de quelqu’un qui fuit, qui cherche à échapper à quelque chose. Mais c’est aussi le souffle vital qui prélude aux voix, humaines et animales, qui habitent le film. Leur différents registres (babil, récit halluciné, gloussement, parlé-chanté, aboiement, aria...) sont, là aussi, autant d’expressions du vivant. Mais c’est également leur âge, leur ancrage historique, leur phrasé, leur technique d’enregistrement, comme marqueurs temporels, qui m’intéressent. La voix de contre-ténor qui intervient dans le film est un air que j’avais gravé sur un CD il y a des années. Le temps l’a remarquablement altéré en y ajoutant de forts grésillements numériques. Sans cette dégradation spontanée du support, je n’aurais pas intégré cette musique. J’ai essayé de rendre le film le plus sensoriel possible. Sa forme brute, frottements, cliquetis, soubresauts de l’image, conditions de tournage rudimentaires, toutes ces aspérités y participent fortement, je crois. Il était important de les conserver.

Libres circulations

Le film est un assemblage disparate – et un palimpseste – d’images et de sons d’origines très différentes. En multipliant les lieux et les narrateurs, il ouvre plusieurs pistes qui s’entrelacent, sans forcément se rejoindre, ni même aboutir. C’est un éclatement auquel je tiens. Il permet, je crois, d’organiser des circulations et des agencements propres à chaque spectateur, chaque spectatrice. Il permet aussi de faire émerger des sentiments, des sensations, des réflexions, qu’une forme plus linéaire pourrait occulter. 


Propos recueillis par Pauline Senet


Film projeté le Samedi 25 Mars à 18h30 au Centre Pompidou (C1) et le Lundi 27 Mars à 16h15 au MK2 Beaubourg

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