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Comment avez-vous découvert le monde des simulations médicales et qu’est-ce qui vous a donné envie de le filmer ?
Alexe Poukine : À la sortie d’une projection de Sans frapper [précédent long-métrage de la réalisatrice], une médecin urgentiste m’a dit que le dispositif du film lui faisait penser à quelque chose qu’elle avait expérimenté qui s’appelle la simulation humaine. Depuis assez longtemps je m’intéresse à la façon dont le faux, le jeu, l’interprétation, peut changer le vrai, peut avoir une influence sur le réel. J’ai commencé à m’intéresser à la simulation en santé, notamment parce qu’après Sans frapper j’avais envie, non pas de m’intéresser à la violence, mais à ce qui est fait pour qu’elle n’advienne plus. Avec les patients simulés, ce qui est beau c’est qu’ils apprennent à faire ce que l’on devrait tous et toutes savoir faire dans la vraie vie : dire à l’autre ce qui dans ses mots, ses gestes, ses regards, nous atteint.
Dans l’Europe francophone ce sont les Suisses qui sont les plus avancés, parce que ça coûte assez cher. En France il en existe de plus en plus, en Belgique aussi. Pendant un débrief de simulation, une infirmière a dit : « En fait c’est vraiment dégueulasse parce que vous êtes en train de mettre la responsabilité sur moi, de m’expliquer comment je devrais être bienveillante, mais là on a 20 minutes pour faire une séquence, moi dans la vraie vie j’en ai 5. Là on le fait avec un médecin, dans la vraie vie je suis seule, y’a mon bip qui est en train de sonner tout le temps, et mon téléphone portable, et le téléphone du service que j’entends dans le couloir, donc ne venez pas me mettre plus de responsabilité, j’en crève déjà de tout ce que je dois faire et que j’arrive pas à faire. Donc si en plus on m’explique qu’il faudrait que je sois empathique, ben non en fait il y a aussi une responsabilité institutionnelle ».
Ce qui m’intéresse aussi beaucoup c’est notre impuissance, notre soumission, la façon dont on se soumet à un système qui nous oppresse et la manière dont on participe à ce système. Comment on est souvent à la fois victimes, bourreaux et témoins et dans quelles conditions on peut être bienveillant au sein d’un système maltraitant. Je me suis dit : je ne peux pas faire un film sur la simulation et la violence qui est faite aux patients et patientes sans inclure d’une certaine façon la violence qui est faite aux soignantes et soignants.
Comme le film était autour du jeu, j’ai donc pensé qu’il fallait que je trouve des jeux de rôles, et je me suis intéressée au Théâtre de l’Opprimé. J’ai trouvé des groupes de soignant·e·s qui en dehors de leurs heures de travail faisaient des ateliers où ils venaient mettre en scène des situations d’oppression qu’ils vivaient à l’hôpital, pour essayer d’en tirer quelque chose collectivement, de faire en sorte que ça les aide un peu dans leur quotidien.
J’ai décidé de lancer un appel et on a réuni plusieurs personnes soignantes pour organiser l’un de ces ateliers avec la compagnie NAJE (Nous n’abandonnerons jamais l’espoir).
Comment avez-vous pris contact avec les personnes qui organisent les simulations, et comment votre présence a-t-elle été perçue pendant le tournage, par les personnes soignantes et par les comédiennes et comédiens ?
AP : Mon prochain film, j’espère vraiment ne pas le faire sur l’institution ! C’est difficile d’avoir les autorisations de tourner, mais la responsable des simulations au CHUV Lausanne est une très grande cinéphile, et j’ai eu la chance qu’elle m’ouvre toutes les portes.
De nombreux simulants et simulantes n’ont rien à voir avec le cinéma ou le théâtre mais les comédiens et comédiennes se réjouissent de faire ce travail parce que ça met leur talent, leur expérience, au service de quelque chose d’utile et disent que ça leur sert aussi dans leurs rapports avec leurs vrais médecins, de pouvoir dire, « Quand vous me dites ça, ça me fait ça, quand vous me touchez comme ça… ».
Pour le personnel soignant, qui est dans une position plus vulnérable, je pense que c’était plus difficile et très généreux de sa part, qu’il soit en période d’études ou pas. D’ailleurs, on a filmé des gens qui étaient maltraitants, dont certains étaient du personnel soignant confirmé, et on a fait le choix de ne pas les mettre dans le film.
Quelle est l’importance des moments qui suivent les saynètes de simulation, lorsque les personnes ne jouent plus ?
AP : Pour moi, ils sont aussi importants que les simulations en elles-mêmes, voire davantage. C’est très peu présent dans le film, mais ce qu’ont dit les formateurs et formatrices sur la façon dont on s’exprime, les tics de langage qu’on a, la façon dont on se protège, parce qu’on ne supporte pas la douleur et notre impuissance, c’est très beau. Avec l’équipe [de tournage], on s’est dit que ça avait changé notre façon de parler à nos enfants, de parler à nos conjointes ou conjoints, amis ou amies… C’est comme une formation au fait de s’adresser à l’autre, à ne pas essayer de le guérir, à ne plus nier ce que l’autre a vécu.
Que produit l’expérience du jeu de rôle chez les personnes qui la pratiquent dans l'atelier de théâtre-forum ?
AP : Je ne peux parler que de ma propre expérience mais j’ai l’impression que ce qui est intéressant, ce sont les expériences où d’autres personnes se mettent à votre place. Elles essaient d’autres choses, disent d’autres trucs… Et nous font voir qu’on n’est pas obligé de rester dans une situation d’oppression. On se dit « je ne suis pas coincé, je peux faire des choses, je peux voir la situation autrement, faire collectivement ». À un moment donné pendant le tournage, il s’est passé quelque chose, d’ailleurs le film finit là dessus, sur le fait de se dire « On est ensemble ». Ils se sont mis à se prendre dans les bras, je trouvais ça magnifique. Pour faire la révolution il faut être ensemble.
Que recherchez-vous dans les allers-retours entre fiction et réalité qu’on retrouve aussi bien dans Sans Frapper que dans Sauve qui Peut ?
AP : La réalité est par moment tellement difficile que je ne peux pas la voir. Il y a plein de gens qui font des films magnifiques sur l’hôpital, sur le viol, la mort… Moi je ne peux pas les voir parce que ça m’atteint trop, à un niveau où tout mon cerveau se met en marche pour ne pas avoir accès à ce qui est dit. C’est trop douloureux, mon impuissance est trop flagrante, la vanité parfois de ce qu’on vit est trop criante, je ne peux pas… Dans mes films, j’introduis à chaque fois une distance, qui est celle du jeu, une espèce de biais qui fait que moi en tout cas je peux le voir, même si c’est de la même réalité dont on parle.
Le propos de votre film semble mettre en cause le système hospitalier et ses défaillances, autant structurelles qu’humaines, comme obstacle à la bonne mise en œuvre des pratiques enseignées dans les simulations. Comment votre avis sur cette question a évolué au cours du tournage ?
AP : Je pense que la question du service public, de l’hôpital en particulier, et la question du capitalisme et de l’exploitation en général sont des questions très compliquées et je ne prétends pas ni amener des solutions dans ce film ni les comprendre moi-même. Si on savait comment facilement démonter le capitalisme, le libéralisme et la violence en général, je pense qu’on le ferait. Enfin, j'espère !
Dans ce film, au début, je traquais la violence, surtout institutionnelle, parce que c’est le système qui engendre la violence. Mais je pense que là où j’ai changé d’avis c’est qu’être malade, mourir, c’est déjà une violence. La violence est aussi dans des choses très ordinaires, parce que les soignants et les soignantes sont des citoyens et des citoyennes ordinaires. Donc le racisme, le sexisme, le classisme, l’homophobie, la transphobie… comme nous tous et nous toutes ils l’ont intégré complètement donc ils et elles le font également subir à leurs patientes et patients.
Après, il y a la violence institutionnelle, la violence hiérarchique, le néo-management qui tue les gens qui travaillent. Le travail est violent aussi en soi, pas besoin de soigner pour le savoir. Je pense que je sais encore moins ce que j’en pense qu’au début, la seule chose que je sais maintenant c’est que si on ne fait rien, ça va être de pire en pire. J’ai aussi l’impression qu’il n’y a plus d'endroits où les gens peuvent discuter. Il n’y a plus de collectif et c’est ce qui fait qu’il n’y a pas la possibilité d’une évolution. Ça, je l’ai découvert en faisant le film.
Vous parliez d’impuissance, en avez-vous vous-même ressenti vis-à-vis de l’impact qu’ont pu avoir ou non vos films ?
AP : Pour mon premier documentaire, j’ai filmé pendant trois ans deux personnes qui vivaient ensemble dans la rue. Jusqu’à ce que l'un d'entre eux meurt. Et à la fin du film, je me suis dit « tout ça pour ça ». Ça ne va pas changer le quotidien des gens qui vivent dans la rue, ça va peut-être changer deux, trois trucs pour les personnes qui sont dans le film, peut-être deux, trois trucs pour les personnes qui vont le voir. Mais en effet, ça vous oblige un peu à l’humilité.
Ce qui est beau par contre, c’est de montrer un film, de savoir qu’on est impuissants, de filmer cette impuissance et en même temps d’être tous·tes ensemble à se le dire. Pour Sans frapper, il y a plein de gens qui m’ont écrit pour me dire que ça avait changé quelque-chose pour elles·eux. Je pense qu’on ne peut pas faire des films pour ça mais on peut se réjouir quand ça fonctionne. Pour moi, Sauve qui peut c’est vraiment un film sur l’impuissance. Sur l’impuissance à guérir les gens parfois et sur notre impuissance à changer un système dont on est victime et responsable.
Propos recueillis par par Inès Tahi et Martin Lequin
Projections à Cinéma du réel
Dimanche 24 mars à 14h au Centre Pompidou, Cinéma 1
Mardi 26 mars à 13h45 au Forum des Images