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Billet de blog 22 mars 2024

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Entretien avec Théodora Barat, réalisatrice d'Americium

Découverte à Cinéma du Réel en 2019 avec Pay-Less Monument, où elle explorait le territoire du New Jersey, Théodora Barat nous invite cette année à sonder la face cachée du nucléarisme étasunien. Plasticienne et cinéaste, elle développe un doctorat en recherche et création, pour lequel elle approfondit la question du nucléaire. Americium est l’un des deux films issus de ce travail.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
© Les Soeurs Jaouen

Vous vous intéressez au Nouveau Mexique, à des sites accaparés par des essais nucléaires que vous choisissez d’explorer par leur face cachée, comme dans plusieurs de vos films. Comment êtes-vous arrivée sur ce territoire ?

Pour mes projets, je travaille souvent par sérendipité : des choses amènent à d’autres. Celui-ci est arrivé au moment où je tournais Pay-Less Monument, mon film précédent qui était lui aussi sélectionné au Réel, une espèce d’errance dans le New Jersey. Ce qui m’intéressait, c’était comment cette banlieue de New-York était devenue, à partir de 1850, le laboratoire de la Modernité. Durant le tournage, un vétéran m’a raconté une “anecdote” qui a particulièrement attiré mon attention. Un missile à tête nucléaire s’était auto-consumé, provoquant un incendie, considéré comme le plus gros accident nucléaire du New Jersey. Après l'accident, les autorités ont recouvert la zone avec une chape de béton, mais cela s’est avéré inefficace. Les terres contaminées ont donc été excavées et envoyées dans l’Utah. Si le New Jersey était le laboratoire de la Modernité, je me suis alors demandé si l’Utah ne pourrait pas en être la poubelle. J’ai par la suite fait le lien avec l’Arizona, le Colorado et le Nouveau-Mexique, qui forment cette région appelée les Four Corners. Americium s’attache principalement au Nouveau-Mexique. Lors du projet Manhattan, la première bombe nucléaire a été mise au point aux laboratoires de Los Alamos, et a explosé vers Alamogordo (le test Trinity). On y trouve également le plus gros gisement d’uranium des États-Unis, exploité jusque dans les années 90. Un millier de mines se sont ouvertes, elles sont maintenant démantelées voire à l’abandon. 


Nous avons tout de suite fait le parallèle avec
Oppenheimer de Christopher Nolan, qui adopte un tout autre point de vue sur l’histoire de la bombe atomique. Quel était votre point de départ et votre direction pour raconter l’histoire de ce territoire autour des enjeux nucléaires au Nouveau-Mexique ? 

J’ai appris l’existence du film de Nolan pendant le tournage. Je l’ai vu une fois que le montage était fini, et je me suis dit que j’avais un peu réalisé la face B d’Oppenheimer ! J’ai commencé ce projet en 2019, mais à cause du Covid, je n’ai pu aller sur le terrain qu'assez tardivement (septembre à novembre 2022). J’avais fait mes recherches à distance et tout préparé en amont, et j'ai tourné non-stop, toute seule. Ce qui m’intéressait, c’était cette dichotomie entre le récit national diffusé dans les musées – une sorte d’histoire unilatérale dans laquelle les États-Unis auraient sauvé le monde avec l’arme atomique – et les dommages collatéraux et effets indésirables toujours tus. Les territoires investis par le nucléaire étaient des zones dites “désertiques”, terme qui invisibilise les populations autochtones qui les peuplent ainsi que toutes les autres formes de vie. J’avais conscience de tout cela, mais c’est une fois sur place que j’ai pris la mesure du racisme environnemental et de ce qui est qualifié de colonialisme nucléaire. Les sites de stockage, d’enfouissement, d’extraction, de test, ne se situaient pas au Nouveau-Mexique en général, mais exclusivement sur des zones autochtones, loin des populations blanches.


Cette dimension-là n'apparaît absolument pas dans la représentation muséale. L'idée du film était donc d’écailler ce discours, de trouver les failles dans ces représentations. Toute la première partie du film est une sorte de condensé de tout ce qui a pu être dit, tout ce que j’ai pu entendre et qui, pour moi s'apparente presque à de la propagande. Dans la seconde partie, deux femmes “downwinders”* face caméra nous livrent une parole longue et instantanée. Ces deux parties se font face, dans un jeu de miroir. 


Vous filmez cette interaction entre l’histoire officielle incarnée par le musée et l’histoire de ces corps et de ces terres, dont les blessures ont été invisibilisées par la première. Votre film s’engage t-il dans un conflit entre deux formes de narrations ? 

Oui, mais je ne sais pas si je parlerais de conflit. Il y a un parti pris dans le montage qui dépasse l’idée selon laquelle ces deux choses s’affronteraient. D'un côté il y a un discours complètement découpé, de l'autre une parole pleinement restituée. J’ai tenté de mettre en doute toute la première partie du film, avec la volonté de révéler un simulacre. J’aurais donc du mal à penser en termes de conflit, mais plus en termes de contradiction : les informations que j’ai gardées dans la première partie sont démenties dans la seconde. 


Vous disiez avoir rencontré tardivement ces femmes-là. Au départ, quand vous filmiez le musée, saviez-vous que vous alliez pouvoir rencontrer des personnages qui incarneraient ce contre-discours ? 

Je cherchais activement des personnes pour incarner la contradiction. Dès le départ, je savais que j’étais en train de filmer une supercherie, et je voulais faire en sorte qu’on le sente. Il était fondamental d’avoir une parole divergente, que ce discours manquant soit incarné. Aucune parole dans la première partie n’est incarnée. Le film s’ouvre sur une voix de synthèse, les guides de musée sont très souvent en voix-off... Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une parole, mais d’un discours. Une parole est incarnée, un discours est déclamé, pré-écrit. C’est sur cette dichotomie que j’ai voulu travailler.


Dans le film, ce sont surtout des hommes qui déclament cette histoire officielle. À l’inverse se sont les femmes qui se mobilisent pour leur famille, qui incarnent ces parcours de soin et les luttes. Est-ce quelque chose que vous vouliez mettre en avant ?

Bien sûr ! Que ce soit en Angleterre, en Bretagne, ou aux États-Unis, la plupart des luttes anti-nucléaires sont féministes. Pour la première partie du film, je n’ai eu à faire qu’à des hommes blancs à la retraite, ayant fait carrière dans l’armée ou dans les laboratoires nucléaires. C’était saisissant. En revanche, si on prend l’exemple des associations anti-nucléaires du Nouveau-Mexique, elles sont toutes gérées par des femmes, généralement racisées. 


Comment avez-vous été perçue par ces personnages ? Comment est-ce que vous avez  expliqué votre démarche ?

Je ne me suis pas présentée de la même manière en fonction de mes interlocuteurs. Dans les musées, je me présentais comme une doctorante travaillant sur l’histoire du nucléaire. C’était pour moi une manière de rester neutre, car ce n’est pas le lieu pour argumenter, pour avoir une discussion. Les musées avaient une vraie volonté de transparence, avec une espèce de trauma post-guerre froide. Quand je suis arrivée au musée du nucléaire à Albuquerque, équipée pour tourner, une personne s’est écrié ; « on n’a rien à cacher ici ! » C’est révélateur d’avoir autant besoin de le dire. C’était beaucoup plus compliqué avec les associations anti-nucléaires. Il y avait une grande méfiance, compréhensible, principalement due au fait que j’étais française. On m’a beaucoup demandé « mais pourquoi tu ne t’intéresses pas à la France ? »


Que répondiez-vous à cette question ?

J’ai passé pas mal de temps enfant aux États-Unis, donc c’est un territoire qui m’est très intime, et non exotique. Je les envisage comme une expérimentation capitaliste poussée à l’extrême. J’y trouve des dynamiques qui ne sont que sous-jacentes, balbutiantes en Europe. Cela induit un rapport presque divinatoire. Mais je me suis surtout intéressée au cas nucléaire étasunien car ce sont les premiers à avoir mis au point la bombe atomique. C’est également le pays qui en a le plus explosé, plus de 1000. Je considère les États-Unis comme l’incubateur du colonialisme nucléaire. Ce sont les premiers à avoir explosé les bombes dans des territoires autochtones, schéma qui s’est ensuite étendu aux autres nations nucléaires, comme la France, en Algérie et en Polynésie. Cette mise en perspective est très importante dans le film. Ce n'est pas juste un film sur le nucléaire aux États-Unis. C'est un film sur cet exemple précis, qui génère un système dont le déploiement est mondial.


Où se situe votre  film par rapport à ce mouvement de reconnaissance que vous filmez,  y a-t-il une intention de s'inscrire dans cette dynamique ?

Il y a bien sûr la volonté que cette histoire soit reconnue, mais pas uniquement. Si je parle de cette histoire, c'est aussi pour appréhender le futur. Quand on dit que « le nucléaire est une énergie propre » par exemple, on oublie que ça implique de l'extraction d'uranium, l'enrichissement, du stockage de déchets radioactifs. Ce n'est pas du tout quelque chose d'anodin. Le nucléaire implique ce que l'on appelle une zone sacrifiée ; un site qui est toujours le chez-soi de quelqu'un. Avec ce film, il s’agit aussi d’éclairer des choix qui sont en train d'être faits, en revenant sur cette histoire et en ravivant les ramifications obscures qu'elles contiennent ; et pas par la partie qui nous arrange.


Qu’est ce qui singularise votre création documentaire de votre  travail doctoral ?

L'idée n'était pas vraiment de faire une thèse appliquée en film. Je n'envisage pas du tout ce film comme une illustration, mais plutôt comme une création à partir de la recherche. La nourriture est la même, mais les deux démarches sont vraiment différentes. Je m’attache aux mêmes faits, pour en donner une retranscription autre. Le travail doctoral est plus exhaustif, alors que le film offre une expérience de réflexion plus expérimentale. 


Quels sont vos projets ?

Je suis en train de développer un autre projet à Chicago, cette fois-ci sur l'énergie nucléaire. Je l’intéresse à Enrico Fermi, concepteur du premier réacteur en 1942, qui a été le point de départ du projet Manhattan. Je savais depuis le début que le premier pan traité serait la bombe, et le second l'énergie nucléaire. Et puis dans un second temps, toujours sur l'extraction et l'exploitation du territoire, il y a bien sûr la question du nucléaire français.

*Nom donné aux victimes des retombées radioactives

Propos recueillis par Adèle Triol et Thibaut Terdjanian


Projections à Cinéma du réel

Dimanche 24 mars à 16h30 au Centre Pompidou, Cinéma 1
Jeudi 28 mars à 21h30 au Forum des Images

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