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Il faut se délester de nos regards qui sans cesse placent l’Occident au centre de notre système de pensée, et accepter de se retrouver vierge devant l’inconnu, pour appréhender Ozr El Wezzah / The Goose’s Excuse. C’est un film qui voit s’effondrer les croyances de son spectateur et lui propose de modifier la perception qu’il a du réel. On s’y engage comme on s’apprêterait à traverser une frontière, celle qui trace une ligne continue de la fiction à l’expérience. Ici tout se brouille, le haut et le bas s’inversent, et la caméra devient outil permettant de renverser les rapports de force établis.
Comment vous est venue l'envie de faire ce film ?
Le film fait partie d’un plus vaste projet et archive sur lequel Abo et moi travaillons depuis 7 ans. Nous filmons ensemble depuis des années, nous avons commencé par documenter des festivals soufis à travers le pays. Nous avons passé beaucoup de temps à filmer ces mondes. Ça nous a aidés à comprendre ce qu'est et ce que peut faire le cinéma. On pense qu'il est nécessaire de les documenter parce qu'ils risquent de disparaître, ce qui arrive très souvent dans cette partie du monde, et en même temps, nous essayons de dire quelque chose que nous ne pouvons pas exprimer avec des mots. Ce sont des mondes très personnels pour nous, donc c’était une véritable expérience pour nous et pour notre sujet.
On a passé beaucoup de temps à parler de ce que ces films peuvent faire en tant que documents historiques, mais pas de la nécessité d'enseigner le contexte de ces mondes. Il y a un cinéma qui ouvre la porte et vous désigne un guide touristique qui vous guide dans cet univers, et il y a un cinéma qui laisse la porte ouverte et où les gens qui veulent entrer entrent, et s’ils le veulent, le décoder. L'une de nos questions est de savoir comment nous pouvons rendre quelque chose de privé, toujours privé, mais aussi ouvert pour que les gens puissent le voir et le décoder.
Votre film semble prendre place sur une ligne très fine entre rêve et réalité, est-ce juste une impression? Qu’avez-vous cherché à faire ?
« On pourrait dire que nous venons d'un cinéma qui ne voit pas vraiment la frontière entre la fiction et le documentaire. La frontière que nous voulons remettre en question concerne davantage ce qui est vivant et ce qui est mort. C'est la question la plus intéressante que nous voulons poser ici. Ces personnes sont-elles encore là ou non ? Qu'y a-t-il derrière la caméra ? Qu'est-ce que cet endroit et existe-t-il encore ?
Pensez-vous que votre film révèle un fossé entre la façon dont l'Occident perçoit les rêves et la façon dont l'Orient les perçoit également ?
« Je l’espère, mais cela relève du spectateur. Les rêves et l'imagination font partie de notre expérience de la réalité. On peut facilement l'oublier en Europe et dans l'hémisphère occidental. En Égypte, et dans la majorité du monde, ce n'est pas le cas. Les rêves sont plus nébuleux, plus neutres et tirés de plus grands bassins d'imagination collective. Les rêves ont toujours été importants ici, surtout avant l'émergence de la "fiction". On pourrait dire que l'imagination est cruciale pour la façon dont nous voyons et comprenons notre réalité empirique ou sociale. La théosophie soufie islamique médiévale considère l'imagination comme un organe de perception, qui peut être utilisé pour voir et informer le monde empirique façonné par nos sens. Peut-être que l'idée de baser le film non pas sur des faits et des contextes, mais sur un rêve non raconté (ou d'autres actes d'imagination personnelle et collective) pourrait aider à libérer les images et les scènes documentaires "réelles" de leur ordre actuel dans le champ socio-politique et le discours que nous appelons la réalité.
Quelles ont été vos principales sources d'inspiration pour la réalisation de ce film ?
« Nous avions à l'esprit La Conférence des oiseaux, de Farid ud-Din Attar. Dans ce poème, tous les oiseaux sont invités à partir en quête de leur roi, mais ils donnent tous une excuse pour ne pas se joindre à l'appel. Il est intéressant de noter qu'il n'y a pas d'oie dans le poème, peut-être n'était-elle pas invitée. Mais il en va de même pour beaucoup de choses dans l'histoire, laissées derrière, exilées, comme les sujets et les objets du film et de ses mondes. Le film pourrait être considéré comme une modeste intervention et une réponse au poème soufi. Peut-être que les cris de l'oie dans le film pourraient pointer vers ce grand silence imposé aux marginaux, aux négligés, aux exilés de l'histoire, à ceux qui portent le fardeau d'une langue dédoublée à notre époque. "
Propos recueillis par Auriane Lebert
Projections à Cinéma du réel
Mercredi 27 mars à 18h30 au Centre Pompidou, Cinéma 1
Jeudi 28 mars à 20h15 à la Bulac
Samedi 30 mars 15h au Forum des images