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Billet de blog 23 mars 2023

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Entretien avec Anastasia Shubina et Timofey Glinin, réalisateurs de Piblokto

Tourné dans la région de Tchoukotka, au nord-est de la Russie, Piblokto s’attache au quotidien des populations tchouktche et inuit, à leurs rites, leurs récits et leur perception de la mort. Anastasia Shubina et Timofey Glinin approchent un monde de croyances chamaniques, où existences humaines et non humaines sont inséparables.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
© Timofey Glinin, Dzen Documentary

Avant de vous lancer dans le cinéma documentaire, vous avez tous les deux étudié la biologie. Existe-t-il pour vous une distinction nette entre la science et le cinéma, considérez-vous ces deux pratiques comme complémentaires ?

Anastasia Shubina & Timofey Glinin : Nous avons effectivement une formation en biologie – mais, en réalité, nous avons fait beaucoup de chemin entre la science et le cinéma. Anastasia a aussi étudié la philosophie et l’anthropologie, puis la photographie contemporaine, et nous avons tous les deux suivi les cours de la School of New Cinema de Saint-Pétersbourg. Nous avons alors commencé à monter des projets sur des groupes ethniques vivant dans des régions éloignées – notre premier film s’intéressait à des éleveurs de rennes en Mongolie du Nord. Mais la biologie a certainement façonné notre manière de regarder le monde en tant que cinéastes, et pour nous ces deux types de connaissance restent liés. 

Vous décrivez votre film comme une réflexion sur la mort. Était-ce le point de départ du projet ? 

En fait, l’idée nous est venue en observant les rituels chamaniques dans la région de Tchoukotka ; la bande-son du film est d’ailleurs issue d’une cérémonie enregistrée pendant l’une de nos expéditions. Au moment de son initiation, le chaman doit être dévoré par les esprits, il subit une sorte de mort symbolique. Chasser et se nourrir sont aussi des pratiques directement liées à la mort, dont le sens est inséparable du chamanisme.

Mais dans Piblokto, le chamanisme n’est pas seulement un objet d’étude. Vous avez déclaré que le film lui-même était « construit sur le principe d’un rituel chamanique », ce qui le conduirait à « s’écarter de la structure rythmique habituelle au cinéma ».

C’est une idée simple : les structures narratives traditionnelles comportent en général une introduction, un point culminant et un dénouement. À Tchoukotka, la façon de raconter est plutôt fondée sur la répétition de cycles : les mêmes événements reviennent, avec des intonations différentes et certaines variations. De la même manière, dans le film, les mêmes thèmes reviennent sous différentes formes, la mort des animaux et celle des humains se répondent, la chasse des hommes est rejouée par les enfants…

Vous êtes des artistes pluridisciplinaires qui travaillez aussi avec la photographie et la vidéo. Cela influe-t-il sur vos choix esthétiques ? 

Le principal point de jonction entre nos différentes pratiques, ce sont les recherches préalables. Quand nous nous intéressons à une culture, nous essayons de l’étudier à plusieurs niveaux, à partir de documents d’archives, mais aussi en recourant à la performance ou à des installations. Nous voudrions que nos images ne soient pas simplement une description extérieure, mais reflètent le monde intérieur d’une communauté. Par ailleurs, nos projets photo et vidéo fonctionnent souvent en interaction avec des textes : Piblokto est encadré par deux types de discours, le premier emprunté aux traditions arctiques et le second illustrant un point de vue scientifique occidental. Ce sont seulement quelques phrases, mais elles définissent en quelque sorte le message du film. 

Qu’en est-il du lien entre le film et son titre ? « Piblokto » est le nom d’un syndrome hystérique, réputé affecter les habitants du cercle polaire arctique mais votre documentaire est loin d’une enquête médicale, et il ne montre rien qui ressemble à un phénomène pathologique.

Nous cherchions un titre qui stimulerait l’imagination, sans imposer d’emblée une interprétation. Le terme « piblokto » a été employé par des observateurs extérieurs, pour se référer à un état que les peuples indigènes ne considèrent généralement pas comme une maladie ; ils l’envisagent plutôt en relation avec le chamanisme, comme la marque d’une communication avec les esprits. Nous avons choisi ce mot, entre autres, pour souligner l’ambiguïté de tout point de vue extérieur sur une culture et ses traditions – une ambiguïté qui concerne le cinéma documentaire lui-même. Nous voulions que le spectateur puisse adopter des perspectives multiples sur la vie à Tchoukotka. 

Pourriez-vous nous en dire plus sur les gens qui apparaissent dans le film, comment vous les avez rencontrés et la manière dont vous avez travaillé ensemble ? 

Nous avons tourné dans trois villages du détroit de Béring, situés sur la côté russe en face de l’Alaska. À notre arrivée, nous n’avions pas de plan précis et nous ne savions pas qui seraient les héros du film. Notre méthode était surtout fondée sur des rencontres spontanées : nous discutions avec les habitants que nous croisions en traversant le village, et certains nous sollicitaient même pour raconter leur histoire. 

Cette région est souvent décrite comme coupée du monde, et le film lui-même donne très peu d’informations sur son contexte socio-économique. Mais on comprend implicitement que ces populations sont intégrées à des circuits économiques internationaux, en particulier via le commerce de fourrure. 

Concernant les enjeux socio-économiques, la colonisation russe a eu un impact majeur. Sous l’URSS, les différentes tribus de la région ont été rattachées à l’économie soviétique, qui leur fournissait de la nourriture, des logements, des médicaments et des armes. Mais elles ont aussi été contraintes d’abandonner leurs traditions. Aujourd’hui, la plupart des habitants de Tchoukotka parlent russe et maîtrisent à peine quelques mots dans leur propre langue d’origine. Le gouvernement actuel soutient davantage les pratiques culturelles locales, mais l’aide matérielle fait défaut : les livraisons en nourriture sont insuffisantes, alors qu’un approvisionnement régulier serait nécessaire dans ces conditions climatiques extrêmes. C’est une des raisons pour lesquelles la chasse reste si importante. 

La zone est aussi frappée de plein fouet par la crise écologique. 

Aux environs des villages, on voit beaucoup de déchets métalliques, d’anciens barils de carburant dont certains remontent au début de l’époque soviétique. À certains endroits, la pêche est rendue impossible par la pollution des eaux. Nous n’avons pas abordé ces sujets directement, parce que nous voulions adopter une perspective qui serait plus familière aux habitants de Tchoukotka qu’à nous-mêmes : parler de problèmes écologiques, sociaux ou économiques, c’est déjà imposer une grille de lecture extérieure. Le spectateur devine quand même que la crise est là, mais le film ne dit pas tout, il vous encourage à faire vos propres recherches. 

La chasse et la mort des animaux sont très présentes dans le film. Vous montrez une société où les vies humaines et non humaines sont étroitement liées, mais qui n’a rien à voir avec un stéréotype d’harmonie paisible. 

La biologie nous a appris qu’un écosystème n’est jamais « harmonieux » au sens où on l’entend habituellement : les liens entre les êtres vivants sont surtout basés sur la consommation. Les gens que nous avons filmés n’observent pas la nature d’un point de vue distant, ils se savent partie prenante de ce système. Le tournage de certaines séquences a été éprouvant, par exemple celle où la baleine morte est tirée sur la plage — mais c’est une vérité quotidienne que nous devions montrer. 

Le thème de la chasse rappelle aussi une certaine tradition du documentaire ethnographique, notamment Nanouk l’Esquimau de Robert Flaherty (1922). Était-ce une de vos références, et comment vous situez-vous par rapport au film ethnographique en général ?

Nous connaissons Nanouk, bien-sûr. Mais comme nous souhaitions explorer un autre type de structure narrative, nous nous sommes surtout inspirés du cinéma contemporain, celui de Ben Rivers par exemple : une manière de faire des films qui explique peu, mais laisse une place importante à l’imagination des spectateurs. Dans Piblokto, personne n’est là pour décrire ce que vous voyez, vous pouvez construire votre propre vision et interprétation du film. 

Avez-vous d’autres projets en préparation ?

Nous avons un projet en postproduction, sur le premier voyage au Maroc d’un philosophe européen converti à l’islam. C’est une tentative de traduire, avec les moyens du cinéma, le point de vue particulier sur le monde que crée le langage philosophique. En ce moment, nous commençons aussi un nouveau travail autour du transhumanisme et de l’immortalité. Maintenant que nous vivons à San Francisco, près de la Silicon Valley, nous pouvons observer de plus près ces découvertes scientifiques et technologiques qui transforment les perceptions de la vie humaine. 


Propos recueillis par Camille Bouthors

Film projeté le Samedi 25 Mars à 18h30 au Centre Pompidou (C1), le Lundi 27 Mars à 16h15 au MK2 Beaubourg et le Mardi 28 Mars à 17h à la Bulac

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