Cinéma du réel (avatar)

Cinéma du réel

Festival international du film documentaire

Abonné·e de Mediapart

216 Billets

0 Édition

Billet de blog 23 mars 2025

Cinéma du réel (avatar)

Cinéma du réel

Festival international du film documentaire

Abonné·e de Mediapart

Entretien avec Armand Yervant Tufenkian, réalisateur de In the Manner of Smoke

La rêverie constitue la base narrative de IN THE MANNER OF SMOKE, observant les relations entre le travail d’un guetteur de feu en Californie et celui d’un peintre paysagiste à Londres. Le film explore l’impact des technologies médiatiques (de la peinture aux webcams) sur la représentation des incendies de forêt et l’expérience du témoignage visuel.

Cinéma du réel (avatar)

Cinéma du réel

Festival international du film documentaire

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
© Armand Yervant Tufenkian

In the Manner of Smoke est un processus délicat, empreint de patience—attendre qu’un événement se produise (la fumée), ne pas vouloir qu’il arrive, tout en le désirant secrètement. Quels concepts structurent ce film ?

Armand Tufenkian :  Je commence tout juste à discuter du film avec d’autres personnes, donc ce processus d’explicitation et d’analyse est encore en cours d’évolution pour moi. Un bon point de départ est un concept central depuis le début du projet : le sfumato. C’est une technique de peinture développée à la Renaissance, popularisée par Léonard de Vinci. Le meilleur exemple est la Mona Lisa, où il n’y a pas de contours nets ni de lignes distinctes. La relation entre la figure et l’arrière-plan se fait par un dégradé, de sorte qu’au lieu d’une séparation claire, il y a une interaction vaporeuse, floue, entre les deux.

Le sfumato s’est ensuite développé comme une technique permettant de créer des liens entre la figure et le fond. Pour moi, cela est devenu un cadre essentiel pour penser les relations. Une grande partie de mon travail s’intéresse à la poétique des relations et des communautés, et j’ai trouvé que le sfumato correspondait à un autre concept que j’ai découvert en écologie : l’écotone. Un écotone est une zone de transition entre deux communautés biologiques, par exemple là où une forêt de feuillus se transforme en prairie. Ces zones présentent généralement une diversité d’espèces très élevée, mélangeant les caractéristiques distinctes des deux environnements de manière floue et entremêlée.

Cette notion d’écotone a influencé ma réflexion sur les relations – comment appliquer ce concept aux écotones culturels, esthétiques ou formels ? C’est ainsi que j’aborde l’intermédialité et l’intertextualité, bien que je les formule différemment. L’idée principale pour moi est de comprendre ce que pourrait être une poétique de la fumée. La fumée a cette capacité remarquable de synthétiser différents éléments, de fonctionner comme une forme relationnelle intrigante. Elle est un phénomène naturel mais englobe de multiples aspects. Par exemple, le film Rain de Joris Ivens illustre bien comment les forces naturelles peuvent contenir en elles-mêmes toute une société, nous incitant à réfléchir aux relations entre nature et humanité.

Pourriez-vous approfondir les deux concepts qui expliquent votre travail dans ce film—la synthèse et la contenance ?

La synthèse, telle que je la conçois, est la capacité de la poétique de la fumée à flouter et à rassembler plusieurs fils narratifs. Cette idée se manifeste dans la structure du film. Nous avons trois perspectives principales : la guetteuse de feu expérimentée, filmée dans un mode principalement observationnel ; le peintre, dont le travail synthétise déjà différentes méthodologies de création d’images ; et enfin, les éléments plus abstraits et poétiques du film lui-même.

La section sur le peintre fonctionne comme un hommage au processus artistique. J’ai été inspiré par des films comme What Means Something de Ben Rivers, qui explore l’acte de peindre. Quand j’ai découvert le sfumato, j’ai su que je devais intégrer un peintre dans le projet, ce qui m’a conduit à étudier la peinture paysagère contemporaine. J’espérais initialement travailler avec Etel Adnan, mais je n’ai pas pu dépasser le filtre de sa galerie. Avec le recul, je suis content, car cela aurait été une collaboration différente. Elle est décédée en 2020, et je n’ai jamais eu l’occasion de la rencontrer.

Mon deuxième choix s’est porté sur Dan Hays. Je l’ai contacté directement via son site web, lui expliquant mes idées et lui demandant s’il serait intéressé par une collaboration. J’avais découvert ses Colorado Series, où il peint des paysages basés sur des images numériques trouvées en ligne – souvent prises par un autre Dan Hays, vivant au Colorado. Son travail révèle la nature fragmentaire et altérée de l’image numérique, ce qui résonnait avec mon intérêt pour la spécificité du médium.

En me demandant si je devais tourner le film en 16 mm – ce qui est mon approche habituelle – j’ai aussi réfléchi à ma propre relation au médium. Dan et moi avons discuté de mon expérience en tant que guetteur de feu, et j’ai découvert qu’il avait rédigé une thèse sur la relation entre le cinéma expérimental et la peinture. Sa compagne étant historienne du cinéma expérimental à Londres, il était profondément sensible à mon approche. Ce fut un moment de reconnaissance mutuelle.

Pendant six mois, nous avons eu des conversations régulières. J’avais accès à dix ans d’archives de webcams depuis mon poste d’observation dans la forêt nationale de Sequoia. J’ai envoyé ces archives à Dan et l’ai laissé les explorer librement, sans lui imposer ma vision. Il s’est finalement intéressé aux images de l’incendie Rough Fire, sélectionnant des moments où le feu approchait du poste d’observation comme base pour ses peintures.

Dans votre film, nous découvrons une relation évolutive avec la nature sauvage. À mesure que le film progresse, la perception du spectateur change également. Comment votre processus d’écriture s’est-il déroulé ?

Lorsque j’ai commencé le film, je ne comptais pas inclure de texte. Pendant une année ou deux, j’ai résisté à l’idée d’ajouter des éléments écrits. Mais après avoir passé beaucoup de temps avec Michigan, une autre guetteuse de feu, j’ai compris la nécessité d’un texte. J’ai vécu plusieurs semaines avec elle avant de commencer le tournage, apprenant ce que signifie être guetteur. Nous sommes devenus de bons amis, et j’ai fini par comprendre le paradoxe de ce rôle.

En surface, être guetteur de feu semble être une activité tournée vers l’extérieur : seul dans la nature, scrutant l’horizon à la recherche de fumée. Mais en réalité, c’est une expérience profondément intérieure. La solitude se vit à l’intérieur de soi. Le cinéma, même lorsqu’il est dans une approche observationnelle, maintient inévitablement une distance entre le spectateur et le sujet. Pour combler cet écart, j’avais besoin d’un élément textuel capable d’articuler cette intériorité.

« Dans ces tentatives fragiles de retrouver un ancrage, je suis toujours surpris de me surprendre à désirer la fumée. » Cette citation résume bien le paradoxe de la patience—attendre quelque chose de dangereux, tout en souhaitant secrètement sa venue. Pourriez-vous développer cette idée ?

Ce passage reflète ce qui se produit après de longues périodes d’immobilité dans le poste d’observation. Pendant la saison des incendies, le paysage reste figé, la radio est silencieuse. L’expérience devient presque virtuelle—comme si le paysage lui-même nous poussait à projeter nos pensées sur lui, à exiger notre présence.

Le désir de voir la fumée, d’être témoin du feu, émerge de cette immobilité. Au fur et à mesure que le film avance, le personnage qui incarne ma voix commence à confronter la peur du feu. Il y a une forme d’abandon, une renonciation au contrôle. Dans ce processus, le feu devient lui-même un élément transformateur, suscitant une connexion presque spirituelle avec le lieu et ses forces.

Diriez-vous que la patience devient un élément clé de l’expérience du spectateur ? Comment la transmettez-vous ?

C’est mon intention—pas de manière didactique, mais par l’expérience elle-même. Mon propre temps passé à observer le paysage se traduit dans le rythme du film. Le cinéma a la capacité, comme le suggérait Bazin, d’entretenir une relation profonde avec la réalité—de nous apprendre quelque chose à son sujet, et au final, de nous amener à l’aimer. C’est ce que je cherche à créer : un film qui encourage la patience, l’attention, et peut-être même une forme d’amour pour le processus du regard.

Vous utilisez la forme comme un mode de construction—de petites unités qui constituent une structure plus vaste. Au-delà de votre expérience dans le poste d’observation, avez-vous eu d’autres influences dans la conception de ce film ?

Dans un film comme Accession (2018), la forme du film émerge des concepts que nous explorons. Par exemple, en muséologie, une accession est le numéro attribué à un nouvel objet dans une collection. J’étais intrigué par l’idée d’« accessionner » en tant que verbe—quelle serait la structure d’un film construit sur un effet d’accumulation, comme un assemblage progressif ?

Pour In the Manner of Smoke, je me suis demandé comment je pouvais construire un film à partir de touches légères—quelle forme cela prendrait-il ? À un moment donné, au milieu du processus, j’ai réalisé que le film avait une forme ascendante et dispersive, comme de la fumée. Je ne sais pas si c’est ce qu’il fait finalement, mais cette idée m’attirait.

J’ai une pratique amateur de la peinture, qui est pour moi un processus méditatif. Cela m’aide aussi à traiter les informations lorsque je monte ou conceptualise un film. Cela me permet de passer de l’image en mouvement au geste—et d’interroger ce que le geste fait dans ma manière d’aborder mon travail.

Pour moi, la structure du film ressemble à ces peintures : des fils narratifs qui se chevauchent, certains s’entrelacent, d’autres non. Mais en fin de compte, ils forment une synthèse, une forme interactive.

Propos recueillis par William Hernandez

Film projeté le : 

dimanche 23 mars à 16h00 au Reflet Medicis 

mardi 25 mars à 16h15 à l'Arlequin 1

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.