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D’une rencontre à un film...
« Je raconte parfois à mes amis que j’aurais pu acheter une peinture d’Etel au lieu de me lancer dans ce projet » plaisante Marie Valentine Regan, réalisatrice du documentaire. Et pourtant, cette artiste originaire de Californie dévoile dans son film un lien amical, humain et artistique profond avec Etel Adnan. Disparue fin 2021 à l’âge de 96 ans, l’artiste libanaise, qui vivait entre la Californie et la France, devient l’un des piliers de la vie de Marie Regan alors que celle-ci s’installe dans la capitale. Elle qui enseigne le cinéma à l’université se passionne pour la
peinture de E. Adnan. Un réseau de connexions et d’heureuses coïncidences bouscule la rencontre des deux femmes, qui deviennent amies par la suite. « Je pense que pour nous deux, c’était le destin. [...] Je viens de Californie. Elle de Beyrouth. Elle a vécu presque toute sa vie à Paris et à travers le reste du monde. Mais il y a eu ce moment où nous étions toutes les deux à Paris, alors que nous venions toutes les deux d’ailleurs. Et le fait que je vienne de Californie est une des raisons pour lesquelles nous nous sommes rapprochées, car c’est un endroit qui était cher à ses yeux. » En effet, c’est sur la côte Ouest des États-Unis, près du mont Tamalpais, qu’Adnan avait trouvé son paradis sur Terre.
À Paris, c’est au fil des années et des nombreuses histoires, conversations et souvenirs racontés par E. Adan que germe en Marie l’idée de faire de tout cela un film.
Inviter à rencontrer
« Je ne voulais pas que ce soit une intrusion, mais plutôt une invitation à découvrir une personne, une artiste. Elle se sentait peu à l’aise devant la caméra au début. » Toutefois, l’amitié des deux femmes en dehors des caméras, une amitié riche et profonde, permet à Etel de se dévoiler. Ce lien qui transparaît, autant dans le film que chez Marie, trois ans et demi après le décès de la poétesse, est un des moteurs principaux du film. « C’est parce que, d’une façon ou d’une autre, je comprenais sa peinture et son écriture, mais aussi sa présence en tant qu’être que j’ai voulu faire un film. Avec pour objectif de capter sa présence. Et c’est différent que d’uniquement raconter son histoire ou de faire une biographie. »
Pendant près de cinq ans (de 2016 à 2021), Marie filme des instants de la vie d’Adnan, à un moment où ses tableaux rencontrent un succès international. Toutefois, ce qui intéresse la réalisatrice, c’est la représenter entièrement : en tant qu’artiste bien sûr, mais surtout en tant que personne, dans ses relations au monde et aux autres. Ainsi, le titre, Adnan Being and Time s’impose comme une évidence, permettant de ne pas la définir en un seul mot. Il s’agit d’offrir l’expérience du temps passé auprès d’une personne. On y découvre un regard, un monde magnifié par la poésie de quelqu’un qui joue avec les couleurs et les formes. Marie Regan explique à ce sujet que le titre des poèmes ou les tableaux utilisés dans le film sont des « tremplins, qui permettent de plonger au sein de l’être qu’était Etel. »
Un parcours fait d’obstacles ?
Si l’enthousiasme et l’amitié motivent ce projet, Marie rencontre malgré tout quelques difficultés pour le financer. Alors que le CNC n’accorde pas de financement, Marie ne se laisse pas abattre. Elle décide d’ouvrir une cagnotte et fait appel aux dons, tandis qu’une partie de son salaire est dirigée vers le long métrage. Mais tout de même, la réalisatrice se dit chargée d’une mission : « Je savais que j’étais censée faire ce film. Et que je me devais de partager Etel avec le monde. »
Alors, l’autre grand défi devient celui de trouver une forme cinématographique qui permettrait de capter l’entièreté d’Etel, tout en offrant une réflexion sur le cinéma. Professeure de théorie du cinéma, cela lui tient à cœur. Comment peut-on pousser les limites du cadre ? Comment défier la structure habituelle d’un portrait documentaire ? Voici les questions que Marie Regan se pose. La réponse émane finalement des œuvres de son amie, sous la forme du leporello. Ces livres pliés en accordéon avaient été utilisés par Etel Adnan auparavant. Mais ici, Marie Regan utilise ce motif pour dévoiler petit à petit les réflexions philosophiques, les créations, comme les moments simples et conviviaux offerts par cette femme. La réalisatrice fait d'une technique appliquée au papier un mode d’assemblage des séquences, donnant une impression de film paysage. Réminiscence du mont Tamalpais. Souvenir de leur amitié.
Si Marie Regan souhaite que le public retienne une chose de ce documentaire, c’est l’exemple de vie profondément joyeuse vécue par sa protagoniste. À la manière d’Etel Adnan, qui a pourtant traversé plusieurs périodes et événements sombres, elle aimerait que chacun puisse conserver ce sentiment d’émerveillement, une véritable philosophie de l’émerveillement, en toute circonstance. De fait, le monde pourrait scintiller comme le film « scintille par la simple présence d’Etel ».
Nathan Cristobal