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Pourquoi le lac de Bolsena, bien différent du bidonville de Mafrouza à Alexandrie ?
Après Mafrouza, j’ai eu envie de filmer plus près de là où je vis, de prendre le pouls de cette drôle d’Europe depuis un endroit pour moi à la fois familier et étranger. J’ai appris à nager au lac de Bolsena quand j’avais sept ans, y ai régulièrement séjourné, mais n’y ai pas vécu. Et c’est un coin de terre que j’aime, j’avais envie de comprendre pourquoi.
Il y règne une profonde vitalité et une douceur de vivre, qui résistent fortement à une forme de désenchantement et d’inquiétude que l’on voit se manifester au lac comme ailleurs en Europe. C’était une contradiction intéressante à comprendre et à raconter, une sorte de petit miracle dont j’ai trouvé la confirmation dans l’étonnante capacité de bonheur des personnes que j’ai filmées. Les Diables et les Voyageurs ont en commun de vivre une aventure qui ouvre à l’expérimentation et à l’imprévisible. Par le Mystère ou par le voyage, ils mettent à l’épreuve leur capacité d’agir, l’exposent avec fierté. C’est une raison de commencer le film avec eux.
Et m’intéressait que cette terre du lac soit habitée par beaucoup d’étrangers, retraités de l’Europe riche ou travailleurs venus de pays pauvres. L’ouverture de son univers traditionnel de village à la circulation et l’altérité était une piste pour croiser regards et expériences, varier les distances et mettre en perspective cette terre pour la raconter en mouvement, sous la forme d’un voyage.
Qu’est-ce que cette durée de plus de dix heures vous permet-elle de raconter ?
Le Voyage s’est construit au fil de la rencontre avec les Diables, Maria Pace, Franck et leurs proches. Le temps du film est celui de cette expérience et il prend le temps de donner au spectateur à partager cette rencontre. Non pas sur la continuité de la grande arche du récit, mais en trois temps, trois volets distincts et autonomes dont l’ordre suit les saisons.
Montrer comment une terre devient commune, comment le sentiment d’habiter un lieu se construit avec l’histoire de ce lieu et l’histoire propre de chacun, comment se construit ainsi la conscience d’un petit coin de terre d’ Europe pris entre le local traditionnel et l'hypermondialisé, c’est aussi ouvrir à une complexité qui demande du temps.
La scène où les jeunes du centre des Palmes rejouent ce qu’ils ont vécu en Libye est très marquante. Y a t-il de votre part un travail de mise en scène ?
Ce n’est pas parce que cette séquence donne à voir une scène de théâtre qu’il y a de ma part plus de mise en scène – au sens directif du terme – qu’ailleurs. Il s’agit de créer des champs de rencontre, d’action et de jeu, qui ouvrent le monde comme une scène où agir et jouer. Pour donner à voir l’inscription des personnes dans le monde mais aussi leur imaginaire. Chacun a une scène où il le déploie : le rituel du Mystère pour les Diables de Bolsena qui le célèbrent chaque juillet, le palais ou l’île pour Maria Pace qui y guide les visiteurs, le voyage depuis l’Afrique pour Franck et ses camarades qui, venant d’arriver en Italie, étaient traversés par la violence qu’ils avaient tout récemment subie en Libye. Dans Clameurs qui raconte la terre du lac comme un territoire au sens politique, j’ai voulu raconter cette violence car elle est constitutive du territoire comme partie intégrante de la frontière que l’Italie et l’Europe ont déléguée. Nous avons cherché avec Franck comment en faire le récit sans assigner ses acteurs à une place de victime. C’est en partant du rire de Sulayman, le rire de qui a triomphé et s’en est sorti, le rire de la vie, que nous en sommes arrivés à raconter ces situations avec les moyens du théâtre. Nous l’avons fait avec Judith, Serge et Marc Henri, qui ont participé au film comme assistants et preneurs de son, mais qui sont acteurs de métier. Franck, lui, a été acteur à la fois dans le champ et hors champ, passant du rôle de protagoniste à celui de preneur de son. Beaucoup de scènes ou d’agencements se sont pensés et construits avec lui, qui m’a dit, au début de notre rencontre, apprécier du projet du film qu’il ne divise pas. C’est une manière de dire les choses. Et il avait pensé à un possible titre qui aurait été « Tous dans le même bateau ». C’est l’affiche du film.
Votre film est traversé par l’histoire, en quoi celle-ci vous intéresse ?
Le passé et l’histoire sont très visibles dans le paysage du lac et vivants chez ses habitants. Cette présence du passé autour de nous est une porte d'entrée à la rencontre qui m'est familière depuis la nécropole de Mafrouza. Je crois qu'interroger le rapport à l'humanité qui nous a précédé sur le lieu où l'on vit est un moyen d'échanger sur le sentiment que l'on a d'être sur terre ici et maintenant. Et cet échange permet d'ouvrir un champ de l'imaginaire par lequel on se représente sa vie et sa place dans le monde de manière complexe et hors des catégories de l'actualité. Les Farnese, Ranuccio, le château médiéval, tout cela fait sentir comment la matière du présent est faite de culture, de la façon qu’a chacun de se relier avec ceux qui ont été là avant.
Quels sont les textes qui vous ont influencée ou accompagnée pendant ce moment de tournage ?
J’avais eu dans l’idée de faire intervenir un voyageur venu de très loin, inspiré de la figure du Zarathoustra de Nietzsche. Parce que son humour, déjà en 1880, face à l’humeur fatiguée de l’Europe est salutaire et stimulant. Parce que son rire, sa rage et sa joie décapent les yeux. Ce n’était pas une chose écrite ou scénarisée, plutôt une ligne de fuite orientant des questionnements et des choix. Des rencontres aussi, puisque Franck et Maria Pace étaient familiers du livre, qui devenait comme un mot de passe. Ainsi ce Zarathoustra s’est comme dissous dans les personnes que j’ai rencontrées et filmées, car elles ont ce rire et cette capacité de dénaturaliser la réalité qu’elles traversent, d’en révéler l’étrangeté.
Propos recueillis par Edgard Darrobers
Partie 1 projetée le Lundi 27 Mars à 16h30 au Centre Pompidou (C1)
Partie 2 projetée le Mardi 28 Mars à 15h au Centre Pompidou (C1)
Partie 3 projetée le Mercredi 29 Mars à 15h30 au Centre Pompidou (C1)
Parties 1, 2, et 3 projetées le Samedi 1er Avril à 11h30, 15h30 et 20h30 au Centre Pompidou (PS)