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Qu'est-ce qui vous a donné envie de faire ce film et comment le projet s'est-il concrétisé ?
Ben Russell : Pour la faire courte, je vis en France depuis quatre ans et, il y a environ trois ans, j'ai entendu parler pour la première fois d'un collectif anarchiste militant. La description était un peu floue, mais l'essentiel était qu’ils et elles avaient été victorieux·euses dans leur lutte contre le gouvernement en s'opposant à un projet d'aéroport. A ce moment-là, j'avais déjà fait un certain nombre de films sur des groupes de personnes et autour des idées d'utopie, et cela m'a semblé être un alignement très net de ces deux idées. J'étais donc très curieux de visiter cet endroit et de comprendre à quoi pouvait ressembler une telle victoire et comment elle était vécue.
Guillaume Cailleau : De mon côté, j'avais également déjà fait et produit des films sur des questions sociales. Ben et moi avions déjà collaboré en 2011 sur un court-métrage, un court portrait d'Exàrcheia, le quartier anarchiste d'Athènes. Ainsi, lorsque tu [Ben] as proposé d'aller voir ce qui se passait à la ZAD, j’étais très intéressé. Aussi parce que je viens de la région, j'ai étudié à Nantes, qui est très proche de la ZAD. Mais je n'y étais pas allé pendant les manifestations contre l'aéroport parce que je vis à Berlin depuis 20 ans. Plusieurs de mes ami·es étaient passé·es par là, alors j'étais encore plus curieux, même si j'étais peut-être initialement un peu méfiant car je pensais que tout avait été fait ou dit autour de la ZAD. En tant que Français, j'étais plus informé, mais quand Ben m'a expliqué que ce n'était pas vraiment connu en dehors de la France, cela m'a intéressé davantage. De plus, lors de notre visite, on a compris qu'il serait très intéressant de faire quelque chose sur la situation actuelle, car le film est le produit d'aujourd'hui, de la ZAD d'aujourd'hui. Ce n'est pas une histoire de la ZAD et de la lutte contre l'aéroport.
Oui, j’ai trouvé ça très intéressant justement. On en a tellement parlé qu'on pense qu'il n'y a plus rien à faire... Mais le fait que vous vous y soyez intéressé après ce qui s'est passé en 2018, dans l’optique également de montrer la sérénité de la vie dans la ZAD d’aujourd’hui, en opposition au lieu de lutte et de violence qu’ont souvent dépeint les médias, me semble aussi très important. Qu'est-ce qui vous a donné envie de retravailler ensemble cette fois-ci ?
B.R. : On s'est rencontrés pour la première fois en 2009, je crois au Festival du film de New York, en tant que collègues, camarades de cinéma, et on partageait le même enthousiasme et une histoire quelque peu similaire en ce qui concerne le cinéma expérimental. On s'est retrouvés en 2011 pour faire ce film à Exàrcheia, et Guillaume a remporté un Ours d'argent pour le film historique Laborat quelques années plus tard. Il me semble qu'il a eu l'idée d'élargir ce projet pour travailler avec d'autres artistes sur des projets qui l'enthousiasmaient. Il a donc été le co-producteur de Good Luck, mon troisième long métrage. Il a également été co-producteur de Colour Blind. Direct Action a d'abord été conçu comme un moyen de passer du temps ensemble à travailler dans cet espace, il devait être produit par Guillaume et je devais le réaliser. On est allés à la ZAD tous les deux mois pendant une dizaine de jours, avec juste un preneur de son, Bruno, qui était de la région. On a vraiment travaillé tous les trois pendant un an et demi et il est devenu évident à un moment donné que ce n'était pas mon film, ni celui de Guillaume, mais notre film.
Et comment s'est passé votre séjour ? Comment avez-vous présenté le projet aux zadistes ?
B.R. : Le parrain du fils de Guillaume avait vécu dans un collectif avec deux membres de la ZAD, il y a peut-être une dizaine d'années. Ce lien personnel a été un excellent point d'entrée, car on avait quelqu'un qui se portait garant de notre position. Comme le dit Guillaume, la ZAD dispose d'un service de relations publiques bien formé, car il y a eu beaucoup de journalistes, de reporters et de cinéastes qui sont venus ici au fil des ans. Ils et elles étaient donc bien équipés pour nous accueillir, nous souhaiter la bienvenue et nous aider dans notre projet, quel qu'il soit. Mais notre projet était très différent de ce qui leur avait été présenté dans le passé : la première fois qu'on est venus, on a dit qu'on venait juste pour voir et pas vraiment pour filmer, et qu'on reviendrait dans un mois et demi, puis qu'on reviendrait encore et encore. C’était une tentative délibérée d'être totalement transparents dans notre processus et notre approche, et on s’est engagés dans une collaboration et un dialogue à tous les niveaux de la production. Ainsi, les personnes présentes ont vraiment pu sentir qu'elles pouvaient participer ou non, qu'il n'y avait aucune obligation de faire partie de ce projet. Je pense que cela a ouvert beaucoup de voies, de façons différentes de travailler ou d'être.
G.C. : On a aussi toujours participé aux activités de la ZAD. Les activités que tu vois dans le film, mais aussi beaucoup d'autres activités - comme planter de l'ail ou couper du bois ou porter des choses… on commençait par ça et ensuite on demandait si on pouvait filmer une scène. Une fois que nous connaissions exactement le processus, ce qui s'y passait et que nous avions établi un lien avec les gens, on préparait une prise de vue et on expliquait ensuite à tout le monde "voilà à quoi va ressembler l’image. Si vous voulez être à l'intérieur, vous pouvez. Si vous ne voulez pas, vous n'êtes pas obligé·es, c'est vous qui choisissez". On tournait en moyenne un plan par jour. C'est tout. On filmait 10 minutes par jour pour une journée entière de vie sur la ZAD.
Il n'y a donc jamais eu de mise en scène de votre part ? Seulement des moments spontanés que vous jugiez intéressants à filmer ?
B.R. : Il faut imaginer que ce qui se trouve de l'autre côté du cadre est une caméra super 16 millimètres sur un trépied avec trois grands hommes blancs debout derrière elle. Notre preneur de son Bruno avait un micro stéréo et un micro mono. En tant que personne formée à la réalisation de films par le biais de la théorie, je n’ai jamais imaginé que les images existaient sans intervention. Cela a toujours dicté ma façon d'aborder la réalisation. Je pense qu'il est important, surtout dans des situations comme celle-ci, d'être visible pour que les sujets aient la possibilité de participer ou non, qu'ils comprennent ce qui est filmé. S'ils ne comprennent pas nécessairement ce qu'est le film dans son sens le plus large, il faut essayer de donner aux gens plus d'autonomie dans leur participation. Cela a toujours été très important. Lorsque l’on allait à la ZAD, on restait dans l'un des collectifs, pendant 10 jours à chaque fois, ce qui signifie que l’on mangeait, cuisinait et faisait le ménage. On n'était pas des invités. On était des visiteurs. On devait être actifs. Comme dans la séquence avec les seaux où on les voit ramasser des doryphores et les tuer à la main pour s'assurer que la récolte de pommes de terre soit fructueuse. On ne pouvait pas arriver sur place et filmer tout de suite, on devait d’abord arriver et travailler. Pour la plupart, les prises de vue se sont juste produites, mais dans de nombreux cas, elles se sont également produites avec un peu d’orientation de notre part.
G.C. : On a continué à venir montrer le matériel à chaque fois que l'on a tourné, de sorte à ce que les gens sachent ce que l’on avait tourné et que l’on savait de plus en plus ce que l’on voulait ajouter au film. Les gens nous disaient aussi « oh, peut-être que je pourrais participer en faisant ceci » et ces moments étaient peut-être plus construits, je dirais, mais avec les participant·es.
Ont-ils vu le résultat final ?
B.R. : On est allés à la ZAD une dizaine de fois. À chaque fois on rentrait chez nous, on faisait développer le film, et la fois suivante, on rapportait les rushes qu’on venait de filmer. On montrait systématiquement à tout le monde ce que l’on avait fait pour qu’ils et elles puissent voir le type d'images et de sons que l’on enregistrait. Avant de terminer le film, on a organisé une projection à l'Ambazada, qui est un espace de projection sur la ZAD, afin de nous assurer que l’on avait le consentement et l'accord de tout le monde et de laisser ouverte la possibilité de modifier le film. On a fait le film, on a passé du temps à faire le montage de la manière qui nous semblait la plus appropriée pour le film, mais on voulait vraiment être sûrs d'avoir le plein consentement et le soutien des personnes présentes. On a organisé une projection, une soixantaine de personnes sont venues et il n'y avait rien à changer. Elles ont vu le film avant qu'il ne soit terminé, mais elles ont vu une version très, très proche du film final. Bien entendu, on prévoit de le projeter à nouveau. Une partie de ce projet implique également la réalisation d'un livre qui existera parallèlement, où il y aura beaucoup plus de dialogue, de discours, de descriptions... Ce livre est réalisé de la même manière, en collaboration avec des personnes de la ZAD, mais il est destiné à exister avec ou à côté du film, sans nécessairement en dépendre.
Comment se sent-on quand on rentre chez soi après avoir passé quelques jours sur place et s'être imprégné de tout, quand on revient à une vie "normale" ?
B.R. : On travaillait beaucoup. Un des éléments de ce mode de cinéma d'observation signifie qu'on ne prend pas de pause. On essayait vraiment de faire le portrait de tous les membres de la ZAD. C'était l'idée de départ. Il y a tellement de groupes. Il y a tellement d'histoires et de positions qu'il nous a semblé plus intéressant d'envisager un portrait du lieu comme un moyen d'appréhender sa composition sociale. On a vraiment essayé de rencontrer tout le monde pour voir si tout le monde participerait et « tout le monde », ça représente plus de 150 personnes. Bien sûr, tout le monde ne veut pas figurer dans un film, tout le monde ne veut pas participer. Mais cela signifiait qu’on allait constamment d'un endroit à l'autre, qu’on rendait visite aux gens, qu’on attendait qu'on nous rappelle, qu’on essayait d'organiser les choses, qu’on réfléchissait au moment où les différents événements auraient lieu. Je ne dirais pas que c'était épuisant, mais c'était du non-stop. Oui, le retour à la maison a toujours été un choc, car cet espace est un environnement remarquable. Le type de réseau écologique qui existe là-bas est vraiment profond. Guillaume et moi avons été profondément affectés par notre séjour là-bas. Le niveau de discours dans lequel tout le monde est engagé. J'ai trouvé que toutes les personnes avec lesquelles on a parlé étaient incroyablement bien informées, positionnées… je ne dirais pas éduquées parce que cela implique une sorte de jugement, mais tout le monde était très articulé sur qui ils étaient, pourquoi ils étaient là et ce qu'ils faisaient. L'espace était également très articulé dans la définition de sa fonction même par rapport aux humains et aux non-humains qui l'habitent.
G.C. : Je suis d'accord. Pour moi, revenir prend toujours une journée entière parce que j'habite à Berlin. C'est donc une journée entière de train pour aller de Nantes à Berlin. Cela m'a toujours donné l'occasion de revenir un peu sur ce qu’il venait de m’arriver. Comme Ben l'a dit, cela a eu une grande influence sur ma façon de voir le monde ou de voir mon travail, de passer du temps avec les gens de la ZAD - à cause de l'écosystème qu'ils sont, de la façon dont ils se respectent les uns les autres. Tout le monde est pris en compte dans la manière dont on compose les uns avec les autres, dans toutes ces configurations. C'était très intéressant et intense. Revenir à la maison… c'est la maison, mais c'est toujours une transition à accomplir en douceur. Revenir de Sainte-Soline... c’était encore une autre histoire. Comme pour beaucoup, beaucoup de gens qui étaient à cette manifestation, ce fut un retour très difficile. Parce que c'était très dur, d'abord, d'être à la manif et de ressentir la répression et la violence, mais aussi de rentrer à la maison et de voir le discours dans les médias ou de la part des politiques qui ne correspondait pas à ce que nous avions vécu. Ce fut pour moi un moment très difficile dans cette année de tournage. Il y a eu cette dissociation qui s'est produite entre ce que j'ai vécu et ce que j'ai lu par la suite.
B.R. : Oui, ce moment est intéressant parce que lors de notre visite après Sainte-Soline, on a vu des gens qui étaient inquiets pour nous parce qu'ils disaient « vous êtes justes partis. Vous n'avez pas reçu le soutien de la communauté, vous n'avez pas pu parler de cet événement traumatisant, vous avez juste pris ce moment et l’avez emporté avec vous », ce qui est l'une des leçons que les activistes ont apprises, à savoir l'importance de la solidarité et du collectif. Il faut se soutenir les un·es les autres lorsqu’on traverse ce qui, dans notre expérience, a été une situation incroyablement violente et répressive de la part du gouvernement français à l'égard des manifestant·es. Comme le dit Guillaume, il y avait un tel décalage entre ce que nous avons vécu et la façon dont le ministre français de l’agriculture a immédiatement désigné la violence contre la police comme le principal problème, ainsi que les dommages causés à la propriété privée... Toutes ces choses semblaient vraiment fabriquées, comme des constructions visant à désamorcer ce qui nous a semblé être une expérience très puissante et assez effrayante.
J'imagine que pour vous, ça a dû être très difficile d'être là pour filmer, tout en faisant partie intégrante de ce qui était en train de se dérouler, de ressentir cette répression... Comment les choses se sont-elles passées à la ZAD, après Sainte-Soline ?
B.R. : Immédiatement après ce qui s'est passé à Sainte-Soline, l'Etat a annoncé qu'il allait dissoudre Les Soulèvements de la Terre. Pour nous, il y a eu cette prise de conscience que les événements de 2012 et 2018, ces tentatives d'expulsion sur la ZAD étaient en fait en train de se rejouer. Ce qui s'est passé à Sainte-Soline, l'ampleur, la violence, les gens de la ZAD n'ont pas été vraiment surpris par ça. Mais la vitesse à laquelle l'État a tenté de dissoudre le mouvement était, je pense, assez alarmante. La dernière fois que nous sommes allés filmer à la ZAD, on est arrivés la veille et une unité anti-terroriste est arrivée par hélicoptère à 6 heures du matin et est entrée dans les habitations, a arrêté un certain nombre d'individus et les a escortés en dehors de la ZAD dans ce qui nous a semblé être une stratégie pour arrêter ceux que l'État pensait être les leaders des Soulèvements, afin qu'ils ne puissent pas être présents à la manifestation contre la dissolution le jour suivant.
Vous y êtes retournés depuis. Avez-vous pu vous faire une idée du ressenti là-bas, par rapport ce qui se passe actuellement entre les syndicats agricoles, les militant·es écologistes et le gouvernement ? Avec les Soulèvements qui prennent de l'ampleur en France…
G.C : Après l'annonce du démantèlement, les Soulèvements se sont beaucoup développés parce qu'ils ont reçu le soutien de nombreux acteurs, du monde culturel, mais aussi de tout le monde militant.... Avec la création de nombreux comités locaux depuis l'annonce du démantèlement, avec l'appel de cette décision et de son annulation, le soutien s'est accru. Je trouve cela impressionnant et très courageux.
À Sainte-Soline, les agriculteurs·trices sont alignés avec la ZAD. Les agriculteurs·trices de la Confédération Paysanne, et les gens qui font en sorte de travailler en utilisant moins de pesticides, en cherchant des solutions d'irrigation. Cela a toujours été le cas, depuis la création de la ZAD. Les agriculteurs·trices sont venu·es et ont donné des animaux pour occuper la terre parce que l'idée de garder cette terre, c'était aussi de la garder vivante.
B.R. : Ce qui est choquant à propos de Sainte-Soline, ce n'est pas seulement la brutalité et la violence, mais c'est aussi que cela se passe sur des terres agricoles. C'est un champ ouvert. Mais c'est un endroit qui n'est pas dans un certain sens si différent de l'endroit où les zadistes vivent à Notre-Dame-des-Landes. Ils et elles sont très intelligent·es et font cela depuis plus de dix ans maintenant, et je pense qu'ils et elles ont une idée de la façon dont le gouvernement essaie de briser les alliances. Mais la position principale, me semble-t-il, est celle de la solidarité. Et cette solidarité, comme le disent certaines des personnes interrogées à la fin du film, est vraiment le fruit d'une diversité de gestes et de mouvements : en s'alignant sur une seule position, il est facile d'être démantelé. En revanche, le fait de s'aligner sur des positions multiples ouvre la possibilité de faire avancer les choses, et c'est clairement ce qui se passe. Le lendemain de notre première à Berlin, les gens de Notre-Dame-des-Landes ont tenu une conférence de presse pour s'opposer à une nouvelle tentative des municipalités locales, des bureaux des maires de Vigneux et de Notre-Dame-des-Landes, de démanteler une nouvelle fois la ZAD. Et c'est quelque chose pour lequel Darmanin a également fait pression. La lutte ne s’arrête pas. Comme il est dit dans le film pendant la partie d’échecs, "on ne peut pas gagner tout le temps, mais on ne peut pas perdre tout le temps non plus". Il faut donc persévérer.
Vous tournez toujours en argentique ?
B.R. : J'ai commencé à faire des vidéos en 1997, et depuis 2001, je ne pense pas avoir utilisé une caméra numérique pour faire un film. Le 16 mm a toujours été le support avec lequel je travaille. C'est ce que je comprends. Je sais comment ça fonctionne. J'ai mon propre équipement et je me sens à l'aise avec. Ça présente un certain nombre de restrictions et de limites que je trouve vraiment génératrices et efficaces, l'une d'entre elles étant la durée. Je ne peux pas tourner plus de 10 minutes à la fois. Ce qui, dans mes premiers travaux, m'a vraiment aidé à penser au temps, à comment les choses doivent entrer et sortir du cadre à certains moments. Comment les événements doivent apparaître et réapparaître... Je tiens toujours à cette sorte d'analogie entre le travail manuel et la matérialité du 16 mm. J'ai également essayé de trouver des projets qui correspondent à mes intérêts pour le médium.
G.C. : Dans ce cas-là en particulier, la façon dont nous interagissons avec les gens à travers le 16 mm a été très utile, en raison de l'équipement, de l'appareil, pas du résultat sur l'écran, mais de l'appareil qui est plus lourd que l'équipement numérique, ou de l'utilisation d'un trépied qui nous rend toujours très visibles et obligés de prendre le temps de faire ce que nous avons à faire et de nous installer. C'était aussi un bon moyen de montrer aux gens qu’on était en train de filmer. On n'essaie pas d'obtenir des informations ici ou là. On est clairement positionnés. Même lorsqu’on on a dû transporter tout cet équipement à travers la manifestation, mais aussi dans le jardin, ce n'est pas facile, sous la pluie ou autre. C'est toujours un acte qui prend du temps et oblige à changer de vitesse, ce qui, je pense, est dans le même esprit que la ZAD.
B.R. : L'une des choses que j'ai vraiment apprises en travaillant avec le 16 mm dans un contexte de non-fiction, c'est que cela m'oblige à être présent et attentif pendant un long moment avant de filmer, que je dois vraiment être conscient de ce que je vais faire. Il est assez difficile de filmer des choses urgentes ou immédiates parce qu'il faut une minute pour charger la pellicule et s'assurer que tout le matériel est prêt. Le fait de devoir être méticuleux et attentif détermine ma façon d'aborder les sujets ou de penser au cadrage des espaces parce que cela signifie que je dois regarder et comprendre quelque chose avant de pouvoir commencer à le filmer. Je trouve que lorsque je fais ce travail en amont, ce qui se passe devant la caméra est toujours plus impressionnant que ce que j'aurais imaginé. Il y a une sorte de collaboration avec le sujet, au fil du temps, qui va au-delà de ce que j'avais imaginé. Pour ce film, nous avons tourné 80 bobines, ce qui représente environ 12 heures, et nous en avons utilisé entre un quart et un tiers. Le rapport entre la quantité de matériel tourné et la quantité de matériel utilisé est donc très bon, et je pense que cela a tout à voir avec le fait que nous nous sommes vraiment assuré que ce que nous filmions était ce que nous voulions filmer.
C’est un film long et les plans sont également longs. J'ai pris cela comme une invitation à prendre le temps. Comme ce plan où quelqu'un pétrit de la pâte, que j’ai trouvé fascinant.
B.R. : J'ai beaucoup réfléchi au temps en tant que matériau du cinéma, et en tant qu'élément qui permet au spectateur d'entrer dans un espace parallèle, un espace empathique, de compréhension, en ayant la possibilité d'exister avec un sujet et de partager la temporalité de ce qui est en train de se passer. Et lorsqu’on parle de représentations du travail, de la croissance ou de la décroissance, ce sont des choses avec lesquelles il faut prendre le temps pour vraiment les ressentir, pour vraiment les comprendre. Et c'était peut-être la stratégie dominante du film : réfléchir à la façon dont un espace est construit et pour cela, il faut y passer du temps, pour voir comment les choses se répercutent les unes sur les autres et sont connectées les unes aux autres.
G.C. : Ce que je trouve très intéressant, encore aujourd'hui, quand je regarde le film, c'est que, bien que je sache exactement, en théorie, la durée de chaque plan, quand je les vois, je ne sais jamais lequel est plus long que les autres - bien qu'il y ait une grande variation de temps, certains sont deux fois plus longs que d'autres. Le temps n'est pas une ligne stricte et parfaitement linéaire. Lorsqu’on a raccourci certains plans, ils semblaient tous plus longs, d'une certaine manière.
B.R. : C'est quelque chose dont nous avons beaucoup discuté. On a essayé de faire un montage du film qui était assez court et comme une grande partie du processus de réalisation est liée à l'attention et à la présence, le corps du film s'est effondré, comme s’il n’avait plus sa logique propre. En effet, lorsque je filmais, je commençais à un certain moment parce que je voyais quelque chose se produire et je m'arrêtais à un autre moment parce que cette chose que j'avais observée s'était terminée. Et en regardant la moitié de cette ébauche de film plus court... on a senti qu’il n'avait pas fini sa course. Et le temps est relatif. Je pense que c'est ça le point principal. Le plan le plus long paraît être le premier plan de la tour, la lumière du phare. Mais en fait, c'est le plan le plus court du film, et il donne l'impression d'être le plus long parce qu'en tant que spectateur·trice, on n'est pas encore entré dans le temps du film. On ne comprend pas sa logique, comment il va se dérouler, on n'a pas encore aligné son propre temps sur le temps du film. Et je pense qu'une partie du travail du film est de nous y amener lentement, de sorte que notre propre sens du présent, du maintenant, commence à basculer dans le présent du film.
G.C. : C'est très agréable quand, après le film, certaines personnes viennent te voir et te disent « oh, c'est déjà fini ». Elles sont avec nous tout au long du film et sont surprises qu'il soit terminé parce qu'elles pensaient qu'il durerait plus longtemps.
B.R. : Un autre point : cette tradition du cinéma expérimental est également liée à une tradition de la musique expérimentale, qui a trait à la durée et, souvent, à l'ennui. Quelque chose se produit dans votre appareil perceptif à force d'être avec quelque chose pendant une longue période de temps. D'une certaine manière, il faut passer au-delà du sentiment d’être extérieur à l’objet qui vous est présenté pour ensuite se reconnecter à vous-même afin d'être réellement présent·e lors de l’expérience de visionnage. Une fois que l'on s'y abandonne, l'œuvre coule de source, mais je pense qu'il est logique que la proposition soit également difficile pour de nombreux·euses spectateurs·trices, car ce n'est pas quelque chose que le cinéma - en particulier le cinéma mainstream - offre souvent. Ce n'est pas le mode de visionnage auquel nous sommes habitué·es, mais ce n'est pas si difficile à habiter une fois que l'on s'y abandonne.
C'est ce que j'ai ressenti. Au début, j’ai senti que je n’étais pas complètement dedans et – en tant que produit typique de ma génération – j'ai eu beaucoup de mal à rester assise. À la fin je me suis aussi dit que ça m’avait paru plus court que ce à quoi je m’attendais.
En termes d'expérience visuelle, c’est également très différent de voir le film sur un ordinateur portable ou sur un écran de cinéma.
B.R. Il faudrait aussi parler du son et de la façon il fonctionne dans le film, parce qu’on a adopté une approche très particulière en ce qui concerne sa conception et sa construction : être avec l'image, c'est aussi être dans l'espace de l'image, et cet espace est quelque chose qui est tout autour de nous, pas seulement frontal. On a fait beaucoup d'efforts pour nous assurer que les sons étaient constamment connectés à des espaces extérieurs à l'image, que les spectateurs·trices soient conscient·es de l’interconnexion des différents espaces sur la ZAD, de leurs présences simultanées, parce que la ZAD est vraiment un lieu habité par des personnes engagées dans des activités diverses et variées, et que la distance géographique entre eux et elles est assez grande. La ZAD fait la taille d'un aéroport ! Mais le son était pour nous un moyen de créer de la proximité et de rendre compte de toutes ces forces en présence. C'est une expérience très différente d'être au cinéma, pour entendre ce son... J’imagine que le type d’attention qu’on porte au film change aussi un peu.
Propos recueillis par Inès Katz
Projections à Cinéma du réel
Dimanche 24 mars à 19h15 au Forum des Images
Jeudi 28 mars à 15h30 au Centre Pompidou, Cinéma 1