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Billet de blog 24 mars 2024

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Entretien avec Nicolas Bailleul, réalisateur de Boolean Vivarium

Réfugiés dans une petite maison perdue dans la forêt, Nicolas et Léo tentent de trouver des coordonnées numériques pour décrire le passage du temps. Leurs pensées se transforment en prières informatiques et les meubles se désintègrent dans un ancien univers graphique en 3D.

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Illustration 1
© Illiade et Films

Le film nous immerge dans ce monde numérique, dans un système d'animation en 3D. Nous sommes au milieu de quelque chose en construction, et nous prenons part à son développement in medias res. L’interface forme les images mêmes du film et parallèlement à elles, nous observons la vie quotidienne de ceux qui les travaillent. On a l’impression que ces moments, ces morceaux de "vraie vie", sont extraits de longues journées entièrement filmées, par une caméra posée quelque part et oubliée là...

Oui, tout à fait, Boolean Vivarium s’est construit de manière assez improvisée. Pour restituer le contexte de fabrication du film, Léo, mon compagnon de vivarium, est quelqu’un que j’ai rencontré quand je réalisais mon précédent film, Les Survivants. C’était un de mes nombreux coéquipiers de jeu en ligne et comme beaucoup d'autres, je ne l’avais jamais vu en personne, en dehors du jeu. En fait, on est devenu amis en jouant. Et c’est d'ailleurs la première personne que j’ai rencontré dans un jeu avant de la voir en « vrai », dans le hors-champ du jeu. Quand je me suis rendu chez lui, dans son appartement, il m’a raconté qu’il était assez passionné de jeu vidéo, mais surtout qu’il avait envie de fabriquer lui-même son propre jeu vidéo. Et c’est comme ça que je me suis lancé dans ce projet documentaire. Au début, j’avais pour ambition de faire le portrait de Léo à travers son envie de créer un jeu vidéo. Donc pendant un an, je suis allé chez lui, je l’ai filmé un peu tous les jours, face à son écran, et je lui ai demandé de me raconter ses idées, de me montrer ce qu’il avait appris et développé jusque-là. Et après cette première approche, j’avais créé un petit film documentaire que je n’ai pas diffusé parce que je l’avais fait dans un contexte très particulier. Mais en faisant ce film, j’avais ressenti une sorte de frustration car l’exercice du portrait filmé ne m'intéressait pas trop. En fait, je souhaitais utiliser le dispositif du documentaire comme un moyen d’explorer les fantasmes et désirs d’enfants, de projection et d’imaginaire dans des univers différents, à travers les idées de jeu de Léo. Et aussi, je sentais que le fait de filmer Léo chez lui, ça nous contraignait à un dispositif trop confortable qui laissait trop peu de place à l'expérimentation. C’était lui dans son environnement familier. J’ai eu l’opportunité de faire cette résidence à La Métive, qui est un lieu d’art dans la Creuse. Ils m’ont invité pour que je travaille sur mon prochain projet de film, et donc j’ai invité Léo en lui disant : « voilà, on a trois semaines, on a un lieu, on ne sait pas trop où c’est, c’est un peu paumé, mais je te propose que toi tu travailles sur ton jeu, pendant que moi je travaille sur mon film, et on va travailler de manière parallèle, on va voir comment on va s’influencer l’un l’autre ». Donc à la base, c’était quand même deux objectifs différents, d’un côté, le jeu de Léo et de l’autre mon film. Mais, à l’image de la moisissure dans le film, tout est devenu très imprévisible. J’avais commencé à filmer Léo dans un dispositif de documentaire très classique, (donc moi derrière la caméra), mais en fait je prenais beaucoup partie dans les discussions qu’on avait sur le jeu vidéo, et progressivement, je me sentais tout autant responsable que Léo de la fabrication du jeu. On s’est aperçu qu’on avait envie de réaliser le jeu à deux. Donc le documentaire n’était plus focalisé sur Léo, mais sur nous deux. J’ai changé le dispositif en me disant : voilà, la caméra, je la pose sur un trépied, dans un coin de la pièce, on l’oublie comme tu dis, et elle nous filme pendant qu’on travaille et qu’on discute. Et en même temps, on enregistre nos écrans de travail et on suit le développement du jeu dans l’interface de Unreal Engine. Donc avec ce champ contre-champ, on a d’un côté l’environnement du logiciel avec le jeu qui se développe, et de l’autre côté notre environnement physique : nous deux face aux écrans dans ce lieu étrangement vide. Et effectivement, je n’avais pas envie de montrer uniquement ce qu’on attend d’un film portant sur les jeux vidéo, à savoir, l’environnement en 3D, la surface « jouable ». Je voulais aussi montrer l’interface du logiciel, la souris, les icônes, le desktop... Parce que pour moi, l’interface physique, c’est l’équivalent virtuel de nos bureaux, de nos écrans et de ces lieux tangibles qui font le lien entre l’espace du jeu et l’espace qu’on habite. Pour moi, il y a vraiment une transition logique entre nos espaces de vie et ceux de l’environnement 3D, qui ne seraient pas opposés, mais imbriqués les uns dans les autres. Et donc c’est comme ça, à partir de ce dispositif de co-création et d’espace en superposition que le film s’est construit. 


Je trouve cela incroyable lorsqu'on vous voit dans la cuisine, ouvrir le frigo et qu’ensuite, il y a une image d’un espace déjà préprogrammée en 3D qui apparaît et qui semble quasiment être la même pièce que celle de votre maison. C’est comme si vous étiez tous les deux les personnages de ce jeu vidéo, en quelque sorte, surtout quand vous mangez un peu comme dans le jeu The SimsDeux personnages ensemble entre quatre murs, alors qu’on ne voit jamais l’extérieur.
Nous ne voyons la campagne autour de la résidence qu’une ou deux fois dans le film, à travers une fenêtre. Et le terme Vivarium me fait penser à un endroit où des plantes sont enfermées dans un environnement précis à une température précise. C'était pour vous, dans tous les sens de l’expérience, une sorte de jeu : le temps à votre disposition, c’était le temps de la résidence, et la mission à accomplir, c’était la création du jeu vidéo. Vos idées sont les fleurs et les feuilles que l'on voit s'épanouir.


Oui, tout à fait. Je pense que quand on a démarré la résidence, on ne savait pas du tout ce qu’on allait faire, on ne s’y était volontairement pas préparé. Léo avait une vague idée du jeu qu’il voulait faire, et moi je me disais que j’allais le filmer, c’est tout. Mais, je me souviens qu’à cette période, on discutait beaucoup de nos rapports parfois difficiles à nos lieux de vie et à nos espaces de travail. Et le fait de se déplacer dans cet endroit vraiment très isolé, ça nous a mis dans un cadre assez vidéoludique au final. Un ailleurs presque irréel. On a senti qu’il ne s’agissait pas seulement de construire un jeu, mais aussi d’aménager un espace de vie. Je pense que le développement du jeu et l’investissement du lieu de résidence partait du même geste. Et on a mis du temps à prendre nos marques sur place, c’est pour ça que le film montre beaucoup de scènes du quotidien, des repas, des flâneries. J’avais même pensé à un moment à faire ce film sans jamais montrer les images du jeu, parce que pour moi, ce cadre surréaliste, vidé de toute présence humaine, en dehors du temps, coupé du monde extérieur, il me faisait penser à un espace de jeu, comme une dalle flottante au milieu du vide… On a fait le choix avec le monteur d’insister sur ce décor coupé du monde. Il n’y a personne dans cet endroit à part nous, on ne voit jamais rien de l’extérieur, à part des paysages à travers les fenêtres sales qui sont couvertes de mouches. Et effectivement, on a essayé de faire le lien entre cet appartement virtuel qu’on essaye d’aménager et cet espace de vie qu’on essaye d’habiter. En fait, le rapport qu’on a construit avec Léo, ce n’était pas vraiment un rapport de collègues de travail, c’était plutôt un rapport de colocataires. Et j’aime bien cette idée de me dire qu’on a vécu cette expérience de création comme deux colocataires qui tentent de vivre dans un espace qui serait à la fois virtuel et physique. Dans Boolean Vivarium, la scène de choix des meubles 3D trouvés sur Unreal Marketplace me fait penser à un couple chez IKEA qui choisirait son mobilier. Pour moi, au-delà de cette envie de créer un gameplay de jeu vidéo, il y avait vraiment une volonté d’aménager un espace habitable. Et c’est aussi pour ça que le film ne prétend pas du tout raconter comment faire un jeu vidéo. C’est d’ailleurs plutôt le contraire, c’est un film qui raconte comment on ne fait pas un jeu vidéo puisque le jeu n’aboutit jamais. Par contre, il raconte quelque chose sur le fait de se projeter virtuellement dans un espace où on a envie d’habiter plutôt que de jouer. 


Quand on vous voit parler du jeu vidéo, on sent un peu de folie dans tout ça. Vous discutez avec grand sérieux d'un meuble, de l'endroit où le placer, de la taille à lui donner, mais ni vous ni personne ne pourra jamais s'y asseoir. Donc comme tu le dis, il est possible de créer quelque chose de très précis sans connaître sa destination. Et c’est plus facile de parler d'un canapé numérique que de l’acheter chez Ikea. On ne va pas l’acheter s’il n’a pas une finalité ; là où au contraire dans un monde tridimensionnel et numérique, on peut travailler sur quelque chose qui n’a apparemment pas de destination précise. Mais lorsque vous réouvrez le projet dans le logiciel, le canapé est encore là et il n'est même pas poussiéreux, parce que le temps dans cette pièce ne s’écoule pas. Là, vous avez choisi un canapé qui reste là, bloqué dans le temps.

Il y avait une vraie implication matérielle quand on a aménagé l’appartement et d’ailleurs en revoyant les images, je m’aperçois qu’on a quand même passé énormément de temps à dessiner l’appartement, à choisir les meubles, leur design, leur couleur, leur emplacement dans l’appartement, sans jamais trop se concentrer sur ce qui devrait être essentiel quand on crée un jeu, c'est-à-dire le gameplay. La vérité c’est qu’il n’y avait pas vraiment de jeu. Ou alors des intuitions de jeu. Ce qui nous poussait à « continuer l’aventure » comme dirait Léo, c’est surtout cette envie de créer un environnement qui nous était très familier. C’est pour ça que le choix des meubles était assez essentiel… C’est peut-être un détail, mais la première chose qu’on a fait quand on est arrivés dans ce lieu de résidence, c’était d’aménager notre espace de travail. On nous avait placés dans un petit bureau très classique, mais comme on était tous seuls en résidence, on s’est installé dans la grande salle destinée à la danse, puis on y a installé une table basse, un canapé, une télévision... J’avais invité Léo dans cette résidence pour ne pas le filmer dans un environnement trop familier, et voilà que notre premier réflexe a été de transformer notre espace de travail en un appartement bien cosy. Et c’est exactement ce qu’on a fait dans le jeu par la suite. Tout est parti du même désir d’habiter ces espaces.


Ça me fait penser au son qui accompagne ces images. Tout ce que vous dites dans Boolean Vivarium, vos réflexions ou même certains silences, les moments de chant, de delayOn sent que la réflexion ne se fait pas seulement en parlant à deux, mais dans vos têtes, chacun étant  perdu dans la répétition des journées de travail sur les ordinateurs. On vous voit devenir des personnages, dans vos automatismes. Votre création ne dépend pas de l'expérience du joueur, mais plutôt de l’idée de mettre en place quelque chose de l'ordre de la philosophie de la création. Comme si le jeu vidéo finalement c’est Boolean Vivarium lui-même, où l’on peut entendre la voix des personnages dans vos voix, et la bande sonore serait les moments où vous chantez en chœur...

Pendant le montage, j’ai commencé à comprendre l’enjeu de mon film à travers l’écoute de nos voix. Et j’ai compris qu’elles allaient être centrales dans la construction du scénario. Je pense que c’est venu du fait qu’il y avait vraiment une grande différence de statut entre Léo et moi. Léo avait les mains dans la matière parce qu’il était aux commandes de l’ordinateur, et qu’il avait la connaissance du logiciel. Ma seule manière de me projeter dans cet appartement, de projeter mes idées, c’était en discutant avec Léo, en confrontant ma voix avec la sienne.  Les discussions qu’on avait étaient très cycliques, on tournait beaucoup en rond, je crois qu’on ressentait davantage un besoin d’activer nos voix que de réellement faire avancer le jeu. On avait tout le temps envie de projeter des choses sur cet appartement, jusqu’à saturation et conflits. C’est d’ailleurs tout ce débat autour du système de moisissure qui est à l’origine d’un dissensus entre nous. Le développement de la moisissure pose la question du temps : comment faire vieillir cet appartement ? On s’est aperçu assez vite qu’on avait un désaccord sur cette question, qui n’a fait que grandir, qui n’a fait que se développer, comme de la moisissure. Léo voulait développer un système basé sur des masques de textures, et moi j’avais plutôt fantasmé l’idée qu’une moisissure pouvait être développée à l’échelle cellulaire, et développer son comportement « intelligent ». Cette différence d’approche a alimenté des débats sans fin sur la structure du jeu, et on a fini par avoir des discussions extrêmement longues qui dépassaient le jeu, on se demandait pourquoi on n’arrivait pas à s’entendre et à trouver une voix commune. Et en fait, tous ces moments de conflit ont été un peu rééquilibrés par la présence de ces chants, qui sont des chants improvisés, lorsqu’on travaillait la nuit, chacun sur son ordinateur, assis côte à côte. Ces chants harmoniques, presque religieux, qui ont construit la bande-sonore du film, restituent une forme de terrain commun entre Léo et moi. Parce que le film raconte aussi une rupture dans un appartement virtuel dans lequel on n’arrive pas à cohabiter, et ces moments de chants, entre des discussions de plus en plus vaines, sont pour nous le moyen de nous réaccorder l’un avec l’autre. Boolean Vivarium est aussi un film qui parle de notre relation, à travers ce jeu qui évolue, qui moisit et qui bugge. Donc je trouvais important de redonner aussi de la voix qui n’était pas simplement du débat, mais qui était aussi une espèce de lien extrêmement corporel entre nous deux. Les chants c’est une manière de donner des corps à  nos personnages...


Même si le jeu vidéo n’avait pas une destination précise, en vrai après dans le film on vit les histoires humaines autour d’un projet qui vous tient à cœur, et on est un peu perdus avec vous. Le film se termine quand on voit pour la première fois la moisissure. Si le film commence par l'image d'un climatiseur blanc, brillant et neuf, nous le voyons maintenant abîmé par le temps, par la moisissure... Et nous nous demandons s'il fonctionnera encore, si un jour nous pourrons explorer cet appartement que nous avons vu naître et se détériorer.

Le film est vraiment à l’image d’un vivarium et l’appartement virtuel et le lieu de résidence en sont les décors entremêlés. Finalement, le jeu est assez anecdotique. Alors, je ne sais pas si Léo reprendra ce jeu, je crois qu’il aimerait bien. Je sais que les jeux qu’il développe de son côté reprennent souvent les thématiques de celui-ci et sont basés sur de l’observation passive d’un environnement qui évolue face à la personne qui joue. Mais en tout cas dans mon film, j’avais surtout envie de raconter cette expérience qu’on avait vécu tous les deux, et surtout de prendre cette thématique de la moisissure, et donc du temps qui passe, comme un moyen de parler de nos fantasmes mutuels, de nos désirs d'ailleurs. C’est pour ça que la moisissure numérique est devenue le motif narratif du film, parce que la moisissure c’est quelque chose qui est un peu imprévisible, qui se développe dans un circuit fermé, dans un endroit clos…Vouloir déterminer le développement de cette moisissure c’était presque perdu d’avance, au-delà du défi technique que ça représentait, on sentait qu’elle incarnait métaphoriquement la progression chaotique de nos idées qui allait se dégrader dans le temps. 


À un moment donné, vers la fin, un personnage apparaît. On le voit souvent par terre, il n’a pas l’air très vivant, ce corps ressemble même à un cadavre provenant d'une scène de crime…
Lorsque vous essayez de placer ce corps dans la pièce, il ressemble presque à un autre meuble, à un tapis. Chaque élément du film semble être une métaphore surréaliste de vos choix.

Pour moi, ce corps est un peu notre propre corps, qu’on essaie de projeter dans l’appartement et dont on essaye de comprendre la place qu’il doit prendre. On s’aperçoit que tout ça n’est qu’une histoire de corps et d'objets qui meublent un espace étranger qui a du mal à prendre forme. À la fin du film, on voit que la présence de ce corps humain qui peine à trouver son échelle dans l’appartement est le corps de trop qui provoque la destruction du jeu. C’est le corps qui provoque le bug final : les murs de l’appartement se retrouvent tapissés de cette texture de climatisation. Finalement ce bug devient le meilleur aboutissement du jeu, cette texture collée au mur qui se développe, c’est ce qui se rapproche le plus du comportement de la moisissure que l’on recherchait depuis le début. Et paradoxalement, cet accomplissement rend le jeu injouable et inhabitable.

Propos recueillis par Edoardo Mariani


Projections à Cinéma du réel
Dimanche 24 mars à 16h45 au Forum des Images
Mercredi 27 mars à 16h45 au Centre Pompidou, Cinéma 1 

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