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Comment en êtes-vous venue à faire un film à Malte ?
Je connais très bien Malte : mes parents y ont vécu cinq ans. Je leur rendais souvent visite et j'avais beaucoup d'amis là-bas. Depuis, je n'ai cessé de faire des allers-retours. L'année dernière, il y a eu la première Biennale de Malte. J'ai été invitée à faire un film et j'ai proposé ce projet.
Vouliez-vous tourner spécifiquement sur l'île de Gozo, avec le pêcheur Salvo ?
La raison pour laquelle j'ai fait ce film n'était pas l'idée de faire un film sur l'environnement et la crise climatique, comme l'observe ce protagoniste. J'ai commencé le film après la mort de mon père, il y a quatre ans et demi, en 2020, au pic du Covid. Après les funérailles, j'étais complètement dévastée. J'ai décidé d'aller à Malte, dans la maison de mon oncle, pendant deux semaines, pour surmonter mon chagrin, ce qui me semblait plus envisageable sous le soleil méditerranéen. Quand j'étais là-bas, je courais tous les jours et je voyais, à 100 ou 200 mètres, ces pêcheurs assis sur la falaise, regardant l'océan, attendant que les poissons soient pris dans leurs pièges magnifiques. Un jour, j’ai fini par aller leur parler. Cette façon calme, patiente et méditative de pêcher si près du bord, sous le soleil de novembre, m'a marqué. Durant l'été 2023, la Biennale de Malte a lancé un appel ouvert et j'ai proposé de réaliser un film sur ces pêcheurs. Les organisateurs de la Biennale voulaient montrer le film dans la Citadelle de Gozo, et non à Malte ; l'installation devait être spécifique au site. Je voulais donc trouver des pêcheurs à Gozo et tourner le film sur l'île. Je pense que c'est très bien lorsque l'œuvre est liée au public local d'une manière ou d'une autre. J'ai fait le tour de Gozo avec Emma Mattei et nous avons rencontré Salvo. Il a commencé à raconter toutes ces histoires alors que nous nous promenions ensemble le long de la falaise à plusieurs reprises, puis il a accepté de collaborer. L'histoire de la perte de mon père est devenue son histoire de la perte des poissons et de la mer. Nous avons eu une conversation de vingt minutes sur la falaise, que nous avons enregistrée pendant le tournage, puis sur une autre falaise pendant dix minutes supplémentaires, à partir desquelles nous avons monté la voix off.
On voit deux hommes dans le film : qui est le premier ?
Oui, le premier, on ne l'entend pas. Il s'appelle aussi Xuerreb, c'est son nom de famille. Mais ils n'ont aucun lien de parenté. Il est appelé Ta Pipi, de la famille Ta Pipi, parce qu'il fume la pipe ! Ta Pipi signifie « pipe », c’est pour ça qu’il y est écrit sur le mur « Viva Tapipi ». Il vient d'une très grande famille de pêcheurs et il vit à Xewkija, qui est le village des pêcheurs de Gozo. Ta Pipi est l'une des rares personnes à savoir encore tisser ces magnifiques pièges à poissons. Un de mes amis, Edward Said, qui est directeur de casting et vit parfois de la pêche, m'a dit de le chercher à Xewkija. C'est comme ça que je l'ai trouvé. Je l'ai croisé dans son magasin et j'ai eu envie de filmer ce savoir faire. Je n'étais pas sûre que cela se retrouverait dans le film, mais je l'ai filmé quand même. Salvo est également originaire de ce village, bien qu'il vive désormais à l'autre bout de l'île. Mais Ta Pipi et lui se retrouvent encore tous les après-midi au village pour boire un verre. Ce n'est pas vraiment un bar public, c'est un bar privé, dans l'arrière boutique de Nenu, le frère de Salvo. Tous les jours à quatre heures, ils s'y réunissent avec quelques vieux amis – Ta Pipi est là, Salvo aussi, et deux ou trois autres viennent toujours. Je voulais vraiment filmer là pour les réunir en un seul plan, mais ils ne m'ont pas laissé faire – ce qui est très bien. Mais Ta Pipi dans son garage, tissant les pièges, fumant sa pipe, c'est ça le film. Le travail lent et méditatif du tissage est reflété par la pêche contemplative de Salvo depuis les falaises.
Pourquoi avez-vous voulu tourner le film en 16 mm ?
Je viens de la photographie, que j’ai étudiée. C'est un choix esthétique, tout d'abord parce que j'aime le grain, la profondeur des couleurs, et l’aspect plus artisanal. Mais c'est aussi une discipline qui t’oblige à être très discipliné sur ce que tu filmes et la manière dont tu le fais. De plus, ce matériel reflète évidemment la nostalgie d'une époque révolue, et je pense qu'il y a toujours quelque chose de ce genre dans mon travail – une sorte de réminiscence nostalgique d'une époque où il n'y avait pas une abondance d'options et de contenu.
Pourriez-vous nous parler de l'installation à la Biennale de Malte ? Comment cela s'est-il passé et comment avez-vous choisi de montrer le film ?
Le lieu était l'ancienne Citadelle, c'est-à-dire une sorte de bastion du 18e siècle. Ils ont finalement trouvé cette pièce qui est une ancienne cuisine : c'était une toute petite pièce avec un plafond en forme de cercle, et avec ces vieux fours. La pièce ressemblait à une sculpture taillée dans la même pierre que les falaises sur lesquelles Salvo est assis dans le film. L'installation était vraiment charmante parce qu'il s'agissait d'une sorte de cinéma miniature. Elle était très petite, les gens devaient vraiment se serrer à l'intérieur, ce qui n'est pas idéal pour une ouverture de Biennale, mais l'intimité de cette pièce résonnait vraiment avec l'intimité du film.
Il y a des images d’archives dans le film : d’où viennent-elles ?
Elles proviennent d'un fonds d’archives appelé « Magna Żmien », qui recueille du matériel audiovisuel auprès de plusieurs personnes de Malte, qui donnent leurs archives familiales, leurs vidéos personnelles. En tant qu'artiste, cinéaste ou chercheur, vous pouvez accéder à ce matériel, ce qui est incroyable. Dans les images d'archives que j'ai utilisées, on peut voir des poissons qui ont aujourd'hui disparu. Pendant mon séjour à Malte et plus tard pendant le montage, j'ai travaillé en étroite collaboration avec Andrew Alamango et son équipe afin de trouver le matériel adéquat pour le film. J'ai décrit ce que nous avions filmé et ils m'ont suggéré des séquences audio et vidéo de leur collection qui pourraient convenir. Dans les archives, il y a de vieux messages audio sur cassette – les Maltais à l'étranger envoyaient ces enregistrements à leur famille restée au pays, et vice versa.
Parfois, ils chantaient aussi sur ces enregistrements. J'ai utilisé certains de ces enregistrements dans le film. La chanson à la fin est une Għanja de Manwel Mercieca, une chanson folklorique maltaise. Ce genre de musique ne se transmet qu'oralement, de génération en génération, jamais par écrit. J'ai simplement reconstitué le film à partir des éléments que j’ai trouvés et des choses que j'ai filmées.
Tout au long de la falaise, il y a aussi ces petites choses pour accrocher le fil – comme des sculptures... J’ai intuitivement filmé toutes ces choses et elles ont fini par figurer dans le film. Je n'ai pas filmé beaucoup de choses, deux heures au maximum. Le processus de montage a été très intuitif : il s'agissait d'assembler nos séquences avec les archives sonores et visuelles.
Vouliez-vous faire un film écologique ? Ou est-ce que Salvo a spontanément abordé le sujet ?
Je n'avais pas du tout pensé à faire un film écologique. Bien sûr, nous savons tous qu'il y a d'énormes changements avec la surpêche. Ce n'est pas quelque chose que nous ignorons, mais c'est ce qui est ressorti de notre conversation. Il a un ton très philosophique et amusant, et c'est un conteur extraordinaire – philosophe, drôle et poétique. Nous avons évidemment parlé de toutes les pratiques de pêche, de la surpêche, mais je n'ai délibérément pas mentionné toutes ces choses dans le film parce que les spectateurs les connaissent déjà. Ce qui m'a frappé dans sa façon de parler, c'est qu'il est connecté au territoire, parce qu'il le voit tous les jours. Et j'ai trouvé qu'il était un très bon témoin, un témoin direct, à cause de son âge et de la façon dont il peut en parler. C'est tellement clair pour moi, cela a tellement plus d'impact de l'entendre parler que de voir un activiste faire un commentaire dans les journaux. Le film est presque trop militant à mon goût ! Je n'aime pas qu'on me fasse la leçon dans les films. Mais je l'ai laissé parce que c'est lui qui parle, ce n'est pas moi. C'est une collaboration.
Propos recueillis par Auguste Schuliar
Le films sera projeté :
lundi 24 mars à 21h à l'Arlequin 1
mercredi 26 mars à 16h au Saint André des Arts