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Anouk Moyaux : J’ai vécu quelques mois à Los Angeles en 2016 pour une résidence d’artiste, où j’ai rencontré Joel, le meilleur ami de Gibran, via l’application Couchsurfing. Je logeais chez lui, et il me conduisait (je n’avais pas de voiture…) De là est née une relation d’amitié forte entre nous. En parallèle, j’ai été confrontée à l’univers urbain de Los Angeles, que j’avais tant vu, plus jeune, dans des films hollywoodiens avec mon père, et que je découvrais là sous un tout autre jour. En me renseignant, j’ai réalisé la multiplicité de niveaux de lecture de cet endroit. La version actuelle de Los Angeles est née à la fin du 19e siècle à la suite de la guerre américano-mexicaine, sur des terres originellement peuplées par les premières nations. Une époque aussi marquée par la naissance du cinéma. Mon film tente alors de documenter les différentes couches de récits. J’étais à la recherche de paysages qui racontaient ce palimpseste urbain, comme la L.A river, décor emblématique de cinéma (Chinatown, Drive, Grease…).
La mise en scène intrigue, sommes-nous dans de la fiction ? de la mise en scène documentaire ? Comment navigues-tu dans ces différents registres ?
J’ai fait le choix de filmer en 16mm, et beaucoup de décisions en découlent. Les pellicules coûtent cher, je suis donc passée par beaucoup d’écriture préliminaire. Ensuite, j’ai fait tout un travail en « off » avec Gibran en tête à tête, mais aussi avec le groupe, en enregistrant des conversations libres entre nous quatre. Avant la prise, je proposais au groupe de parler de certaines anecdotes qu’ils m’avaient conté en off pour structurer leur dialogue. Par exemple, on avait eu une grande discussion dans leur voiture, garée dans les hauteurs de L.A. Nous l’avons recréée pendant le tournage l’été suivant, avec tout le symbolisme cinématographique de l’endroit. C’est avec le montage son qu’on a vraiment représenté le flux de parole de Gibran, parfois si long qu’il finit par se contredire lui-même. Il a à la fois une philosophie très terre à terre et un ancrage très spirituel.
Est ce que Gibran est retourné au Mexique ?
Il est parti à la fin du tournage. Je pense que ça l'a aidé dans son cheminement, ça lui a fait accepter ce dont il avait envie. C'est un choix qui n'est pas forcément valorisé par sa famille, par ses amis. Tout le monde lui dit “tu peux gagner plus d'argent aux Etats-Unis”. C'était aussi le rêve de ses parents qui y sont venus, c'est la seconde génération d'immigrés.
Et quelle réaction il a eu quand tu lui as annoncé que tu avais envie de faire un film sur lui ?
Au début, il m'a dit “mais non, ma vie n'a aucun intérêt ! Pourquoi tu veux me filmer ? Moi?” Et bien sûr, ça m'a fait douter. Ce sont des choses qui arrivent tout le temps dans le documentaire. Il faut savoir écouter, comprendre si c'est vraiment un rejet ou si c'est juste une peur de se lancer dans une aventure. Et maintenant, il est très content de ce qu'on a fait. Je voulais filmer le quotidien. Je n'avais pas envie de filmer la frontière, parce que c'est une image qu'on voit tout le temps dans les reportages ou les documentaires sur le sujet. Des millions de gens traversent ces problématiques-là dans leur vie. Le film est aussi rempli de moments avec leurs amis, des moments de joie.. Ça a été une question tout au long du film : comment ne pas rendre ça triste, parce que la situation de Gibran n'est pas non plus la plus compliquée, et je trouvais ça beau de le regarder à travers ce prisme-là, plutôt que le prisme de la gravité.
Sa famille a-t-elle vu le film ?
Non, ils ne l'ont pas encore vu, il a de mauvaises relations avec ses parents. Je ne sais pas s’il aura envie de le montrer. Il n'y a pas encore grand monde qui a vu le film, à part les trois personnages principaux. J'aimerais bien y repartir cet été pour faire une projection dans son village, où il vit maintenant.
Propos recueillis par Célimène Marracci et Lucile Gautier
Le film sera projeté :
samedi 22 mars à 21h au Reflet Médicis
jeudi 27 mars à 13h45 à l'Arlequin 1