Cinéma du réel (avatar)

Cinéma du réel

Festival international du film documentaire

Abonné·e de Mediapart

216 Billets

0 Édition

Billet de blog 25 mars 2025

Cinéma du réel (avatar)

Cinéma du réel

Festival international du film documentaire

Abonné·e de Mediapart

Entretien avec Luna Mahoux, réalisatrice de The Other Queen of Memphis

Memphis, Tennessee. La rappeuse La Chat (Chastity Daniels) nous guide dans cette ville peuplée de fantômes et de rêves à travers différents récits.

Cinéma du réel (avatar)

Cinéma du réel

Festival international du film documentaire

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
© Luna Mahoux/ Le Fresnoy

Ma première question porte sur ton rapport à la musique et notamment au rap. Comment  t’es venue l’idée de tourner ce documentaire, consacré à une icône en la matière ?  

 Je suis artiste plasticienne et aussi DJ depuis 4 ans. Mes sujets sont toujours fort liés à la musique issue du continent africain. La plupart des rappeurs que j’écoute sont originaires d’Érythrée et ont migré aux États-Unis, où l’héritage du jazz et du blues est étroitement lié à l’histoire des villes comme Memphis. J’ai compris que  toutes ces musiques noires invisibilisées pouvaient en fait être la base d’une identité.  

Dans mon travail, je pense toujours aux artistes oubliés, les disparus, et côté féminin, Gangsta Boo et La Chat sont les premières rappeuses que j’ai écoutées, mais il y a très peu d’archives sur elles. En arrivant au Fresnoy, la première idée que j’ai eu, qui  était en fait une volonté depuis longtemps, a été de réaliser un documentaire sur une icône féminine du rap.  

Il y a trois ans, j’ai eu une carte blanche pour une exposition à Liège. Gangsta Boo était décédée la veille. J’ai tout de suite pensé à lui rendre hommage et j’ai imprimé une immense photo d’elle pour  l’intégrer à l’expo. J’ai ce réflexe de penser aux artistes oubliés, aux disparus, et à comment les rendre visibles. Alors j’ai réfléchi : ce qui m’a donné envie de faire de l’art, c’est avant tout le cinéma. J’avais vu The Corner à l’adolescence et j’avais trouvé ça incroyable, mais pour des gens comme moi qui n’ont aucune base, le cinéma peut vite paraître inaccessible. Je voulais tout de même raconter des histoires, et passer par les arts plastiques m’a semblé plus à portée de main. J’ai passé cinq ans à La Cambre en peinture, tout en travaillant la vidéo, la photographie et l’installation. J’ai eu beaucoup de liberté dans ma façon d’appréhender l’image. J’ai compris qu’on pouvait être plasticienne et faire des films. Après un passage aux Beaux Arts de Cergy, je suis  arrivée au Fresnoy et la première idée qui m’est venue, qui était en fait une volonté depuis longtemps, était de faire un documentaire sur une icône féminine du rap, et qui  d’autre que La Chat ? À 48 ans, elle fait encore des concerts à 10 dollars, c’est la plus grande selon moi.  

On trouve beaucoup de genres différents dans ton film : clip de rap, road movie, documentaire, archivage… c’est très polyphonique, comment as-tu appréhendé le tournage ?  

Avant de tourner mon film, le Fresnoy demandait un dossier écrit rendant compte d’un scénario assez précis. J’avais ce projet de documentaire, mais il m’était impossible de prévoir ce qui allait se passer. On m’a donc conseillé d’écrire ce que j’aurais souhaité dans l’idéal. C’est fou car tout ce que j’avais noté a fini par se  produire. Il faut savoir que La Chat a été impossible à contacter avant mon départ  pour Memphis, je suis partie sans savoir si j’allais la trouver. Beaucoup de gens se sont montrés réticents à l’idée que je parte, on a essayé de m’en dissuader puisque je n’avais aucune piste indiquant que j’aboutirais à quelque chose. Avec Mina, mon binôme de DJ qui est aussi artiste plasticienne, on est donc parties en repérage, on l’a cherché  partout pendant quinze jours. À notre arrivée, on a sympathisé avec notre driver, Mike, un poète de Memphis qui tourne dans des comics shows et qui connaît toute la ville, y compris La Chat. Je lui avais parlé du projet, mais son père était décédé le jour même.  J’ai donc préféré ne pas le solliciter pour de l’aide, le laisser faire son deuil et me  débrouiller seule. On avait tout de même réussi à avoir l’email de La Chat : pas de réponse non plus. On a vite compris qu’à Memphis, ça ne fonctionne pas du tout comme en France ou en Belgique, où on peut trouver des artistes via les réseaux.  Premièrement, les gens se méfient beaucoup là-bas, c’est une ville très difficile à pénétrer. Elle est très scindée, les systèmes culturels et institutionnels n’ont aucun contact avec les rappeurs et rappeuses, même les plus connus. La Chat, personne n’est en contact avec elle, on se rend compte de tout ça sur place.  

Ce constat sur les institutions culturelles, c’est spécifique à La Chat ou ça se passe comme ça en règle générale ?  

 Ça se passe comme ça pour plein d’artistes. Le seul qui arrive un peu à mettre les pieds dedans, c’est le producteur DJ Spanish Fly. Mike nous l’avait bien expliqué : vivre à Memphis, c’est vivre dans une extrême précarité, dans l’insécurité aussi, et ça vaut pour les artistes qui sont restés là bas. Tout se passe très loin des systèmes  pour ces gens-là, mais ça donne aussi lieu à un monde alternatif qu’on ne voit pas vraiment ailleurs, même si c’est dur. Vers la fin du film, il y a une scène avec plein de rappeuses qui défilent, elles ont entre 6 et 50 ans. C’était absolument incroyable de les voir toutes là. Au milieu de cette soirée, on a vu arriver des membres de la Three Six Mafia, un des plus grands groupe de rap au monde, dans ce mini club pour lequel on venait de payer 5 dollars. C’était un des plus beaux moments de ma vie. On a continué comme ça, à aller à des concerts, voir des shows, en espérant croiser La Chat. Ça devenait pratiquement impossible. Finalement, le driver nous recontacte. Au téléphone, il me lance « What’s up ? J’ai envie de vous rencontrer, rendez-vous à tel endroit, je  viens vous chercher. » Au début, il nous ride dans la ville, il nous parle de tout un tas de choses à propos de Memphis, sans évoquer La Chat une seule fois. On finit par déjeuner ensemble et là il me dit « Je me méfie beaucoup de toi. Ici, on se méfie de tout le monde. Pourquoi t’es ici ? Pourquoi tu veux faire ce documentaire et pourquoi La Chat ? » Il me regardait droit dans les yeux et attendait une réponse claire de ma part. Je lui ai expliqué pourquoi c’était si important pour moi, ce que j’imaginais, etc. D’un coup, il me dit que c’est ok, il appelle La Chat dans la foulée, qui accepte de nous rencontrer dans un tout petit bar du sud de Memphis. Entre-temps, Mike  nous dit qu’elle adore tel type de boissons, tel type de nourriture, qu’on va lui acheter un tas de trucs qu’elle aime pour l’accueillir. C’est ce qu’on a fait. Puis on se retrouve dans ce bar à l’attendre tous les trois, Mike, Mina et moi. Elle arrive, et là, on se rend  compte que c’est une immense star. Dès qu’elle marche, tout le monde l’arrête pour prendre des photos avec elle. Elle s’assied à côté de nous, me regarde et me dit « Écoute, ça fait des années qu’on veut faire des films en tout genre sur moi, j’ai toujours refusé. Depuis que Gangsta Boo est morte, encore plus de gens sont venus me trouver pour réaliser des documentaires, j’étais pas prête. Et t’es bien tombée, parce qu’aujourd’hui je le suis. » C’était une question de chance : elle a décidé de faire confiance à une gamine comme moi qui tournait son premier film alors qu’elle avait rembarré des dizaines de producteurs avec des projets précis. Je l’ai tout de suite prévenue que je ne lui poserai aucune question, que c’était elle qui nous guiderait. Au départ, elle trouvait ça gênant, voire étonnant que je n’ai rien à lui demander. Puis de fil en aiguille, elle nous a ridé en voiture dans la ville et s’est progressivement transformée en personnage principal de film. On aurait dit qu’elle avait fait ça toute sa vie, alors que c’était sa première fois à parler devant une caméra. C’est une  personne extrêmement timide, et là, on l’a vu vulnérable, bouleversée. On sentait que ça faisait longtemps qu’elle avait besoin de parler d’elle et de cette histoire. 

On la sent aussi très animée par cette autre voix que la sienne, celle de Gangsta Boo, qui donne tout son sens au titre - The Other Queen of Memphis. Il y a une émotion très  forte qui plane tout au long du documentaire. 

Combien de temps ça vous a pris avant d’en arriver à ce degré d’intimité et de confiance ?  

 Je suis tout de même restée un mois. Au début, c'était très dur car La Chat avait très peur. Elle a été beaucoup déçue au cours de sa vie. Lors de la sortie de son premier album, elle s’est faite avoir par sa boite de production et n’a rien touché, ça l’a rendue très méfiante. Entre nous deux, ça a pris du temps. Ça a été à moi d’instaurer la relation de confiance. Heureusement, il y avait Kevin Emrany dans  l’équipe, le chef opérateur avec qui je travaille et que je n’ai pas choisi au hasard. Il est l’un des précurseurs des plus beaux clips de rap que j’ai jamais vus en France et vient moins d’un univers cinéma à proprement parler. Grâce à lui on avait une toute petite caméra très adaptée, peu imposante. On était très loin du gros matériel  cinématographique, afin de rester un peu discret. Puis le fait que Mike reste présent tout au long du tournage a beaucoup aidé. La Chat le connaît depuis longtemps, et sa personnalité a permis de mettre tout le monde à l’aise. Il est devenu un ami très cher. D’une certaine façon, il fait partie intégrante du film. C’est vrai que ça a été un  tournage assez compliqué, très intense du fait du décès très récent du père de Mike. D’ailleurs, c’est elle qui a choisi le nom du film. C’était fort émotionnellement.  

Quand tu rentres en France avec toutes ces images, comment tu parviens à tirer le fil conducteur en post-production ?  

 Se lancer dans le montage a été très dur aussi. On s’est beaucoup demandé comment raconter toutes ces histoires sachant que la plupart du temps, quand La Chat nous parlait pendant que nous la filmions, on ressortait principalement avec des images d’elle en pleurs. Je n’avais pas du tout envie de montrer ça, par respect, et le fait d’être plasticienne, d’avoir questionné l’image pendant des années m’a beaucoup aidé pour contourner, questionner ce qu’on montre et ce qu’on ne montre pas, comment parler de deuil, de corps noirs qui meurent, de résilience… Par exemple, le moment où elle parle explicitement de Gangsta Boo, on a décidé de le caler dans la voiture, ce qui nous permettait de couper le visage de La Chat. C’est aussi pour ça que la musique est très importante sur toute la durée du film, elle a vraiment accompagné le montage. La question de l’archive était aussi centrale, le fait de montrer des images pauvres, de très basse qualité,  pixelisées, parle de la mémoire pauvre en soi. Il n’y a que ça qui reste.  

Finalement, ce que tu fais s’inscrit complètement dans la démarche du found footage.  

Absolument, mon travail de base, c’est du found footage. J’imprime des captures d’écrans pour les insérer en grand format dans l’espace urbain. J’ai relié cette pratique à mon film. Les couleurs qui en ressortent, notamment dues à la présence des néons dans la ville, ont façonné une image très différente de Memphis. Souvent dépeinte comme une ville fort grise et triste, là c’était magnifique, toutes ces  lumières autours de La Chat, d’autant qu’on ne s’y attendait pas du tout. Toutes ces choses font qu’en vérité, Memphis c’est beau.   

Justement, quand tu es arrivée à Memphis, est ce que tu t’attendais à ce que tu as trouvé là-bas, du point de vue de ton imaginaire ?  

 Je me suis dis que c’était quand même une chance d’avoir vécu au sud de Chicago, qui m’avait un peu familiarisée avec les quartiers noirs des villes des Etats Unis. 

Memphis a pratiquement été créé par les communautés noires, chaque rue rappelle le lien à leur histoire, à la ségrégation, etc. Mike et La Chat connaissent cette ville par cœur, ils nous ont raconté plein de choses et emmenées presque partout, y compris dans des endroits où peu de gens osent aller en temps normal. Nous avons vu le vrai Memphis, qui est très dangereux. Il est arrivé pendant que nous filmions La Chat  dans son quartier, qu’un type sorte de chez lui en braquant son arme sur nous pour nous dire de dégager. La Chat nous avait prévenu en amont qu’elle n’interviendrait pas s’il nous arrivait quelque chose. Après ça, j’ai tout de suite appelé ma chargée de production au Fresnoy pour lui faire part de mes doutes, je ne savais pas si on allait continuer, car on nous l’avait bien formulé : on allait traîner dans des quartiers qu’on n’était pas censées voir. Quand on partait en club, ça nous arrivait de continuer de filmer avant de remarquer les gens autours, armés jusqu’aux dents, qui entouraient le secteur. On avait très peur en y allant, et en même temps, tout ça faisait écho à mon travail de recherche sur le regard. Je sais que parfois c’est important de savoir  observer, ne pas trop regarder, sentir, partir au bon moment. Reconnaître ses  privilèges, ne pas arriver dans un club et faire comme si nous faisions partie de la même communauté, mais plutôt montrer que nous sommes là de façon professionnelle et qu’on va aussi rester un peu dans notre coin. Même Mike était constamment paniqué, de peur qu’une fusillade éclate.  

Qu’est ce qui t’as poussé à rester et aller au bout du tournage ? Est ce qu’il y a u  moment où tu as hésité à poursuivre ?  

 Oui bien sûr j’ai hésité. Quand La Chat nous a dit qu’elle ne nous protégerait pas, c’était une façon de dire qu’elle n’avait de problèmes avec personne et qu’elle ne s’y risquerait pas pour nous. Si on était venu nous braquer, elle n’aurait pas pris notre défense. Et avec le matériel qu’on avait, c’est ce qui risquait de se produire. Il y avait aussi une photographe dans l’équipe avec nous, c’était très important que tout le monde comprenne qu’on ne pouvait pas faire n’importe quoi n’importe quand, qu’on devait toujours attendre La Chat pour sortir de la voiture.  

Personnellement, je comprenais très vite les regards. J’étais la seule personne noire de l’équipe, et je pense que j’étais d’autant plus capable de voir à partir de quel moment nous étions vraiment en danger. 

Et quel est l'événement en particulier qui t’as fait prendre la décision de rester jusqu’au bout ?  

 Encore une fois, je crois que c’est grâce à Mike, mon driver. Ce film n’existerait pas sans lui. J’étais rassurée d’être avec quelqu’un d’aussi important à Memphis, connu de tous. Je me disais qu’on serait toujours un peu en sécurité grâce à lui. Je ne le remercierai jamais aassez pour l’accès qu’il nous a offert à cette ville.  

Et comment a réagi La Chat au visionnage du documentaire ?  

 Je parlais tout à l’heure de ce moment dans la voiture où on évoque  explicitement Gangsta Boo. À la base, j’avais utilisé un passage audio bien plus long dans lequel on l’entend parler de son rapport à la mort, 4 ans avant son propre décès. Elle y décrit une vie très dure et je trouvais que c’était un passage important pour comprendre qu’à cette époque-là, il était déjà question de deuil. J’avais envoyé cette  version à La Chat, qui m’avait répondu qu’il fallait absolument enlever ce passage, que la mère de Gangsta Boo verrait le documentaire, et qu’elle risquait d’être très déçue. Au moment où elle me l’a dit, il m’a paru évident de l’enlever. Je me suis demandé pourquoi je n’y avais pas pensé avant. Ce documentaire a vraiment été conçu comme un projet à plusieurs mains, on en fait tous partie, et c’est le seul moment qu’on a enlevé. Et à part ça, je crois qu’elle a  beaucoup aimé, beaucoup pleuré et que c’est un projet qu’elle voudrait voir être largement diffusé. D’ailleurs, elle et Mike seront là pendant le festival.

Propos recueillis par Kim Marcovich

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.