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Filipa et vous êtes des artistes transdisciplinaires, cela se ressent dans votre film qui est à la fois documentaire, poème et performance. Comment croiser plusieurs disciplines au sein d’une seule œuvre ?
L’art est une façon de vivre : n’importe quelle chose peut devenir œuvre. La vie est un assemblage de rituels dont la signification et la
perception peuvent être sans cesse transformées. Dans la langue balante1, il y a le mot “abotcha" qui désigne une connaissance horizontale, c’est ce que nous cherchons à représenter avec Filipa : une connaissance sans hiérarchie où tout est susceptible de s’entremêler. L’identité de l’artiste est façonnée par sa pratique artistique, et l’utiliser dans tout ce à quoi il touche lui permet d’être lui-même. À Malafo, beaucoup de disciplines artistiques existent. Et pourtant, ces disciplines sont parfois considérées comme n’étant ni de l’art ou de la culture. Je pense par exemple à l'agriculture : il y a le mot culture dedans, mais personne ne va vraiment considérer cela comme tel. La vie est faite de performances, notamment à travers des rituels et ces rituels peuvent chacun devenir des œuvres.
Malafo se situe au centre de la Guinée, il s’agissait donc d’un endroit stratégique pendant la guerre2. Beaucoup d’atrocités y ont eu lieu, et Malafo a été séparé en deux. Il s’agissait pourtant d’un des villages les plus unis de Guinée-Bissau. Mais c’est l’influence extérieure qui avait divisé l’unité, la cause n’était pas interne. C’est pourquoi les villageois ont trouvé une façon de se réunir. Cela a été possible parce qu’ils ont pris soin de leurs cicatrices, ils ont réfléchi à ce qu’il fallait faire pour éviter de se retrouver dans cette situation, d’où la phrase de Filipa .
Il y a un passage du film où les femmes de Malafo écoutent un discours de Amilcar Cabral3 sur le féminisme ; les villageoises sont calmes, allongées et silencieuses. Pourtant on comprend qu’il s’agit d’un moment politique intense.
Notre époque renouvelle le rapport à la parole et à l’écoute; que pouvons-nous espérer de cela ?
En Guinée, le principal moyen de communication est l’oralité : il s’agit de la première et de la principale façon de partager notre histoire. Les gens sont habitués à écouter : qu’il s’agisse de la radio ou des conteurs. Nous avons aussi ces traditions religieuses où les croyants peuvent communiquer avec l’esprit des ancêtres. La parole a rapidement été déliée autour de thématiques comme le colonialisme, le sexisme.
Ce discours d'Amilcar Cabral, qui est considéré comme le père de la nation guinéenne, a été enregistré dans les années 70, il parle des inégalités entre les hommes et les femmes, de l’indépendance souhaitée. Quand Cabral parle de ces inégalités, il contextualise, rappelle qu’il fait aussi partie de ces hommes qui oppressent les femmes et qu’il faut à tout prix changer cela. Nous avons tous quelque chose à combattre, et quand nous combattons l'oppresseur, nous luttons aussi contre nous-mêmes.… mais aujourd’hui les choses ne vont pas mieux.
L’une des thématiques les plus importantes de votre film est la question de la transmission, de la rencontre entre le passé et l’avenir, avec une volonté de revenir aux racines, et un désir de laisser le vent planter de nouvelles graines. On a l’impression que vous voulez revisiter une temporalité traditionnelle, comme pour la faire sortir d’un certain manichéisme.
Amilcar Calbral disait que lorsque la Guinée serait indépendante, les petits bourgeois seraient les seuls à pouvoir diriger le pays, mais ils auraient alors besoin de commettre un suicide de classe, ou alors devenir des néo-opresseurs. On parle souvent de post-colonialisme, mais ce n’est pas vrai, le colonialisme est toujours actuel. Ce qui a changé, ce sont les agents de ce colonialisme.
Avant, on plantait, on cultivait, puis on plantait à nouveau, c’était le cercle de l’agriculture. Puis les évolutions technologiques ont altéré le cercle. Amilcar prévenait que nous devions rester conscients de notre culture, faire attention à ce qu’elle ne soit pas détruite. La destruction de la culture apparaît lorsque les gens deviennent honteux de ce qu’ils font parce que cela semble appartenir à l’ancien temps.
Nous utilisons aujourd’hui les mêmes armes que les colonialistes. Les scénarios se répètent, même en échangeant les rôles. Les frontières de l’Afrique restent aujourd’hui les mêmes que celles établies pendant la conférence de Berlin en 1885, par exemple. La Guinée - Bissau a été construite sur les ruines du colonialisme, et ses ruines sont devenues ses fondations.
Et vous, en tant que réalisateurs et artistes, qu’est-ce que vous souhaiteriez transmettre ?
Il est compliqué de prétendre transmettre quelque chose quand on est sait que nous sommes dans un processus d’apprentissage infini… Je dirais tout de même qu’il faut se méfier des grands concepts libéraux. Par exemple, le concept de “self made man” qui pose l’individualisme comme idéal à atteindre. Un idéal ne devrait pas faire la promotion de l’atomisation de la société, d’une autonomie, qui est en plus fictive. Nous avons vraiment besoin des uns et des autres. Il faut arrêter de s’imaginer que l’on peut changer le monde tout seul. Par contre, on peut changer la vie des uns et des autres, construire des communautés qui sont en mesure de partager et d’aider, tout comme une petite graine, qui peut être portée par le vent pour grandir un peu plus loin.
1 Langue d’Afrique de l’Ouest parlée en Guinée-Bissau et en Gambie par le peuple des Balantes.
2 Fait référence à la guerre d’indépendance de Guinée-Bissau (1963 -1974), opposant le Portugal et le Parti africain d’indépendance pour la Guinée et le Cap-Vert.
3 Amilcar Cabral (1924 -1973) est un homme politique de Guinée-Bissau et des îles du Cap-Vert. Il est le fondateur du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert, qui amena à l’indépendance de ces deux Etats colonisés par le Portugal.
Propos recueillis par Juliette Clerc
Projections à Cinéma du réel
Jeudi 28 mars 19h au Forum des Images
Samedi 30 mars 14h30 au Centre Pompidou, Cinéma 1