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Cinéaste et artiste japonaise, Kaori Oda a exploré dans ses films les souvenirs des êtres humains. À Sarajevo, diplômée d’un doctorat en réalisation de films sous la supervision de Bela Tarr, elle a tourné son premier long métrage, Aragane (2015), dans une mine de charbon bosniaque. Dans le deuxième, Cenote (2019), elle est partie dans le nord du Yucatán à la rencontre des puits naturels mayas. Le passé et le présent de ceux qui vivent là-bas se croisent dans ce lieu mystique. Cinéaste de l’intuition, elle a travaillé en langue étrangère. Pour Gama, elle revient à son Japon natal et filme Matsunaga, un conteur pour la paix qui sert de guide dans les “gama”, des grottes naturelles où de nombreux habitants perdirent la vie durant la bataille d’Okinawa. À ses cotés, une femme en bleu sert de lien entre passé et présent. Tourné en 16mm, le film a été réalisé en prises uniques, ce qui a exigé de Kaori Oda de travailler en équipe - son processus de confrontation à la réalité s’en est vu transformé.
Pouvez-vous me dévoiler le processus de réalisation de ce film ?
Dans mon nouveau projet de long métrage intitulé Underground, nous tournons dans tout le Japon, dans des lieux souterrains. Gama est la partie “Okinawa” de ce projet. Nous souhaitions filmer des traces de la mémoire humaine . Cela nous a mené aux gama à Okinawa. Comme nous ne savions rien d'Okinawa, on nous a dit qu'il nous fallait un guide pour aller dans les gama, sinon nous n'aurions pas toute l'histoire. J’ai trouvé le guide Matsunaga (le personnage principal du film) en cherchant sur internet.
Au début, il ne savait pas ce que nous cherchions, et nous non plus, alors il nous a conduits à de nombreuses gama. Nous avons ensuite poursuivi nos recherches et discuté avec mon producteur de la manière dont nous pourrions insérer Gama dans le projet Underground.
Nous voulions essayer de recréer ce que Matsunaga nous avait montré - c'est ainsi que tout a commencé.
Les films peuvent être un moyen de se connecter au monde et de trouver la lumière dans l'obscurité. Comment votre désir de réalité et vos souhaits pour l'avenir se rencontrent-ils dans ce film ?
Nous mourrons tôt ou tard, mais les films restent. Si quelqu'un trouve nos films dans le futur, et s'il apprend que des humains comme nous ont vécu, que nous étions là, c’est pas mal. Je ne pense pas que les films changent le monde, mais ils peuvent nous permettre de nous connecter, de repenser ce que nous faisons, comment nous devrions vivre, de quel côté nous devrions nous tenir, et Gama s’inscrit dans ces interrogations.
Selon Matsunaga, la principale leçon à tirer de tout cela est que dire ce que l'on veut est le premier pas vers la paix. À la film.factory, Bela Tarr vous a appris à trouver votre propre voix cinématographique en valorisant les erreurs. Où vous situez-vous ?
Je ne sais pas si c’est une erreur, mais sur Gama, je n’étais pas directeur de la photographie. Lorsque nous avons tourné le plan où Matsunaga s’adresse à la caméra j’ai proposé un cadre en plaçant la caméra devant Matsunaga à la distance qui me paraissait être la meilleure. Ma directrice de photographie a reculé la caméra de plusieurs mètres (rires). Pour la première fois, je prenais conscience de la subjectivité de la distance entre la caméra et le sujet. De voir comment nos visions du monde pouvaient se rejoindre autant que se dissocier, arriver à travailler avec Matsunaga malgré des visions distinctes, voilà ce qui rend le film plus riche, il me semble. Lorsque j'étudiais avec Béla Tarr, il disait tout le temps que nous devions faire des films “pour la dignité humaine”, je ne comprenais pas ce que c'était à l'époque, et je ne l'ai pas encore atteint, mais j'essaie de m'en rapprocher davantage avec Gama.
La femme en bleu est curieuse dans ses mouvements, semblant toujours réagir à des choses qu'elle est la seule à voir. Quelles furent vos directives en tant que metteur en scène ?
Elle s'appelle Yoshigai, et c'est une grande cinéaste, également danseuse et chorégraphe. J'ai donc confiance en elle pour ce qui estde sa façon de bouger. Je ne pense pas lui avoir donné beaucoup de directives. Les seules choses que je lui ai dites concernaient la vitesse et la direction de ses déplacements. Je lui ai dit qu'elle devait écouter l’histoire racontée par Matsunaga, mais qu'elle n'avait pas besoin de le regarder parce que bien que Matsunaga soit personnage principal, la Gama est aussi un personnage, et qu'il vaut donc la peine d'explorer les deux - l’histoire de Matsunaga et le lieu en lui-même.
J'ai cherché le symbole de la couleur bleue au Japon – l'une des quatre couleurs primaires, liée à la pureté de la mer et du ciel.
Il ne fallait pas de rouge, rien de chaud, nous en étions sûrs, nous avons utilisé du vert dans différents endroits et du blanc dans d'autres, le bleu était la seule couleur que nous pouvions choisir. Je pense que ce bleu vif correspondait bien à Okinawa.
Vous avez tourné en 16 mm, quelle est la relation entre le format du film et ce que l’on voit à l'image, que vous a permis d'exprimer ce format de tournage ?
Tout d'abord, j'étais curieuse de savoir ce que c'était que de tourner en pellicule. Le 35 mm est trop cher pour nous (rires), et comme nous tournons dans un souterrain sans lumière, nous avons dû éclairer l'endroit. Avec la pellicule, sans lumière, on ne voit rien, il y a du grain mais rien de plus. Nous devions décider quoi éclairer, savoir ce que nous regardions, comment nous le regardions. Comment nous ressentions l'endroit et comment photographier cette grotte. Il n'y avait pas de moniteur, nous ne savions pas vraiment ce qui se présentait à nous avant le développement. C'était donc une bonne leçon, qui nous a obligés à réfléchir à ce que nous regardions, à ce que nous écoutions.
Vous vous intéressez à l'inconscient collectif, à ce que les êtres humains ont en commun, et le cinéma est votre façon de l'explorer. Comment gérez-vous l'équilibre entre le fait de donner la parole aux personnages et le pouvoir que vous avez de construire votre propre film (votre voix, leur voix) ?
Je ne sais pas si j'essaie de trouver un équilibre. Lorsque j'essaie d'expliquer ce que je veux faire dans mes films, par exemple à Matsunaga, je lui dis qu'il s'agit d'un documentaire, que nous déciderons où placer la caméra, comment faire le montage, mais qu'ensuite nous lui montrerons nos plans et s'il a quelque chose à redire, nous en discuterons, ou nous enlèverons certains plans. Nous sommes là pour l'écouter, c'est ce que nous lui avons dit. Je ne sais pas si j'essaie d'équilibrer la voix de quelqu'un et la mienne, mais nous avons essayé d'être sincères avec ce que nous avons appris et obtenu des personnes que nous avons rencontrées.
Dans Cenote et Aragane, vous avez tourné dans une langue étrangère, et vous ne compreniez les personnages qu’au moment du montage. Dans Gama, vous tournez dans votre langue maternelle. En quoi cela a-t-il changé votre façon d'appréhender l'expérience du tournage ?
Je pense que c'est la raison pour laquelle je ne pouvais pas couper au milieu du discours de Matsunaga (rires), parce qu'il est important du début à la fin.
Souhaitez-vous ajouter quelque chose à propos de ce film ?
Nous avons pu faire ce film parce que nous avons rencontré Matsunaga, nous lui en sommes reconnaissants. Je ne peux pas faire – même si je filme et monte moi-même, je ne peux pas faire des films toute seule.
Propos recueillis par Raphaëlle Zittoun
Projections à Cinéma du réel
Mercredi 27 mars à 16h15 au Forum des images
Vendredi 29 mars à 18h30 au Centre Pompidou, Cinéma 1