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Quelle est la genèse de Vuelta a Riaño ? La dernière image du film est une photo de famille, as-tu un rapport personnel avec ce village ?
Le film vient d'une obsession et d'un hasard. Depuis quelques années, je suis obsédée par l'histoire de la construction des marais en Espagne, qui est une véritable histoire d'horreur. Les gens ordinaires disent « marais » en pensant à cette eau stagnante, putréfiée, mais les ingénieurs, qui ne veulent pas dire la même chose, les appellent « réservoirs ». La construction de barrages comme politique d’État a rendu possible l'industrialisation de la campagne, l'extension suicidaire de l'agriculture irriguée et l'oligopole de l'électricité que nous continuons à subir. Ça a concentré encore plus les richesses. Et a détruit les rivières. Bref, je ne savais pas quoi faire de cette obsession : j'ai écrit un peu, rêvé de faire un film de fiction... Jusqu'à ce qu'un jour, par hasard, j'entre avec une amie dans un relais routier. La télé était allumée et elle diffusait la retransmission de l'étape journalière de La Vuelta [tour d'Espagne à vélo]. Les cyclistes contournaient le réservoir de Riaño. J'ai été très impressionnée par les images et j'étais révoltée par les commentaires des présentateurs. Je connaissais l'histoire (et aujourd'hui je la connais encore mieux), et je me suis dit que je devais trouver un moyen de ne pas leur laisser le dernier mot.
J'ai trouvé cette photo, comme tous les matériaux du film, dans cette grande archive publique qu'est encore Internet. Je n'ai jamais mis les pieds à Riaño, personne de ma famille n'y est né. Mon lien avec ce village est politique, ça m'intéresse parce que je vis dans ce monde et que les choses de ce monde me préoccupent. Les femmes sur la photo tiennent dans leurs bras des spécimens de la sous-espèce de jonquille leonensis, la « capilote ». C'est une fleur superbe, et on en a fait un soutien de la « cause de la montagne », elle est devenue un symbole de la lutte contre le barrage. Et si on fait attention, à gauche de l'image on voit les deux piliers menaçants du futur viaduc. Le viaduc passe aujourd'hui au-dessus du village inondé, les cyclistes le traversent.
Pourquoi avoir choisi la forme du found footage ?
Par manque de moyens. J'ai fait de nécessité vertu. Si j'avais eu de l'argent, je serai peut-être allée filmer à Riaño. Ne l'ayant pas, ma première idée a été de refaire le commentaire de la partie de l'étape qui se déroule dans la région (d'une durée d'environ quinze minutes, l'émission entière durait deux heures et commençait par l'étape in media res). Mais, par pure curiosité, j'ai fini par réunir tout un tas de matériaux tout à fait touchants. Et j'ai compris que mon travail allait être différent : ne pas écrire une voix off qui puisse corriger le discours officiel sur le barrage, mais plutôt inventer un lieu pour ces matériaux et une manière de les mettre en relation.
Comment s’est passé le travail de documentation ?
Pour dire la vérité, c'était passionnant, presque trois mois d'immersion totale. J'ai lu et j'ai vu tout ce qui me passait sous la main, chaque mot, chaque image pouvait être la porte d'entrée de nombreux autres mots et images, je commençais la journée quelque part et la terminait souvent très loin de ce point de départ. J'en suis venue à avoir une singulière sensation de familiarité avec certains de ceux qui ont lutté jusqu'au bout, à force de les voir encore et encore, très jeunes en 1986-1987, puis grisonnants et rêvant encore de vider le réservoir près de quarante ans plus tard, « chaudron par chaudron ».
D’où viennent les images de la lutte ?
Les habitants les ont eux-mêmes mises sur YouTube, presque toujours compilées dans des vidéos qu'ils ont eux-mêmes montées. Si certaines d'entre elles attiraient particulièrement mon attention, je recherchais la source originale (les archives en ligne des chaînes de télévision régionales, la télévision galicienne et la télévision catalane, si je me souviens bien). Il y a aussi des images enregistrées par des professionnels qui n'ont jamais été diffusées (ou seulement une fois, au niveau national) et des images enregistrées par des amateurs de vidéo.
Il y a dans ton film différentes natures et textures d’image (commentaires youtube, télévision récente, vidéo, photos, film…) et de son, comment as-tu travaillé avec ces différentes provenances ?
Avec intelligence, j'imagine. Je veux dire que c'est comme ça que fonctionne n'importe quelle intelligence : établir des relations, poser des questions et essayer d'y répondre, prêter attention aux résonances, mettre certaines choses les unes à côté des autres pour voir ce qu'il se passe, se laisser emporter par telle intuition ou telle musique...
Ton premier film, La espada me la ha regalado, prend place dans la Casa de Campo, une forêt royale devenue parc public, qui garde la mémoire de la défense de Madrid en 1936 : est-ce que les lieux et leur mémoire sont un point de départ de ton travail ?
Je n'ai pas d'autre héritage que les luttes qui ont été menées par le passé, c'est avec elles que j'agis et que je vis. Je fais des films et d'autres choses, beaucoup de choses. Le monde s'agrandit et s'embellit en gardant certaines luttes présentes à l'esprit, elles sont presque comme des amulettes : elles le rendent moins effrayant. C'est une chance de traverser la Casa de Campo et que le temps et l'espace se déploient, de voir ce qu'il y a sous terre (la lutte des classes, oui, mais aussi un trésor, une révolution, le goût de la vie). Avec La espada me la ha regalado, j'ai voulu partager cette chance.
Les deux films font surgir une mémoire qui n’est pas directement visible, ils viennent la révéler ou la dévoiler : quel est ton rapport à l’histoire et à ses oublis ?
Je ne me soucie pas tant de ce qu'on a fait aux gens mais plutôt de ce que les gens désiraient et faisaient, je ne m'intéresse pas tellement à l'histoire de la domination. La mémoire historique se construit aussi, ou surtout, en « se souvenant de ce qu'étaient nos désirs ». Les miliciens de 1936 voulaient l'égalité et l'ont pratiquée, ils se sont donné la possibilité de changer leur destin, ils se sont déprolétarisés. Les habitants de Riaño voulaient rester dans leur village, « comme le pin sur la rive ».
Les images de la course cycliste permettent de traverser le territoire et de le montrer, elles sont en grande partie des images aériennes. Pourquoi les avoir choisies comme fil rouge ? Les images aériennes font-elles écho au point de vue surplombant et officiel qui a conduit à cette injustice ?
Oui, je fais cette analogie dans le synopsis : les images et les mots qui viennent d'en haut contre les images et les mots qui viennent d'en bas. Avant que le cyclisme ne tombe en disgrâce (à cause des scandales de dopage), les gens avaient l’habitude de regarder les étapes du Tour et de la Vuelta aux heures les plus chaudes de l'été. Ils étaient heureux de reconnaître leurs paysages, surtout ceux qui vivaient dans des endroits peu médiatisés. Tout d'un coup, ils passaient à la télévision ! Spectatrice en colère, je me suis dit qu'il fallait aller jusqu'au bout de ma colère et remettre en cause les images diffusées par la télévision publique, celle qui appartient à tout le monde. Se déshabituer des images qui sont habituelles, routinières, presque clichés. Voir ce qui est sous l'eau. Et bien sûr réfuter les commentaires des présentateurs. Mais vers la fin du film, j'en profite plus que je ne les réfute : les retransmissions sportives ont tendance à être agonistiques et les métaphores guerrières abondent (même s'il ne se passe rien). Ils parlent des cyclistes de l'échappée et du peloton comme s'il s'agissait de deux camps en guerre, alors qu'il n'y a pas de guerre. Mais peut-être y a-t-il eu une guerre durant l'été 1987.
Le montage a une dimension critique dans ton film, il crée des attractions, du choc. Quelle est ta vision du montage ? Et comment as-tu écrit la progression du film ?
Le montage est le moyen le plus rapide de faire du cinéma quand on n'a rien, même pas ses propres images, et c'est aussi, paradoxalement, un moyen privilégié, parce qu'il nous permet de penser, de jouer et de transformer les cyclistes en chevaux si nécessaire. Est-ce que je veux dire par là que ceux qui n'ont rien peuvent être, grâce au montage, plus proches du cinéma que ceux qui font des films qui coûtent le prix d'une maison, de dix maisons, de cent maisons ? Totalement.
Le premier film qui nous est venu à l'esprit, à mon amie et à moi, lorsque nous avons quitté ce relais routier, était Maso et Miso vont en bateau [du collectif Les Insoumuses, 1975].
Il fallait d'abord donner des données, des dates, un contexte, des preuves. Il fallait commencer par donner ces informations pour que l'émotion ait une base factuelle et pour que les images de destruction et de lutte puissent ensuite gagner en force.
Les explications arrivent dans le film par l’intermédiaire de commentaires youtube. L’absence de voix-off était-elle une volonté de ta part ?
J'ai choisi ces deux commentaires pour leur valeur de synthèse. Je n'aurais pas pu mieux résumer la situation. Et je n'aurais pas pu être autant en colère.
D'une certaine manière, on pourrait dire qu'il y a une voix-off composée de plusieurs voix, et qu'aucune d'entre elles n'est la mienne.
Comme dans La espada me la ha regalado, il m’a semblé que tu accordais une grande place au montage son, je pense notamment à ce moment de glissement où la voix du commentateur sportif est remplacée par celle d’un homme qui explique ce qu’il se passe à Riaño. Qu’en penses-tu ?
Le son, traditionnellement maltraité dans le cinéma espagnol, est pourtant la moitié de cet art. On peut faire de la magie avec lui, comme avec le montage. Je n'avais pas les moyens de recréer à l'image le Madrid de 1936, mais je pouvais le faire éclater par le son. Dans Vuelta a Riaño, le travail sur le son passe essentiellement par les mots. Je suis impressionnée, par exemple, par la brutalité du changement de ton lorsque j'utilise la voix de Javier Sáenz de Cosculluela, le ministre des travaux publics de l'époque. C'est la seule voix ennemie que j'utilise. Dans cette partie, je construis un raisonnement avec les voix de plusieurs personnes (un enfant, un éleveur, l'avocat des voisins), qui parlent d'une manière belle, précise et concernée. Et soudain, on entend Cosculluela, dans la continuité de ce que vient de dire l'avocat, et son ton est le ton du pouvoir – on ne parle comme ça qu'en venant du pouvoir. C'est une violence sonore qui annonce la violence à venir dans l'image, celle des démolitions.
Les dernières images d’époque sont des images de lutte et non celles de destruction, pourquoi ce choix ? Elles font d’ailleurs échos à d’autres luttes en cours, en particulier écologistes.
Parce que dans la lutte, il y a la variation et la puissance. La destruction est toujours identique à elle-même. Riaño a été défendu par la plupart de ses voisins et par des écologistes venus de tout le pays. La « cause de la montagne » incluait les vallées, les rivières, les arbres, les fleurs, les oiseaux, les poissons... Il s'agissait d'une lutte pour la terre. Non seulement pour la répartition des terres, mais pour la terre elle-même, pour sa vitalité, et donc pour la nôtre. Comme les Soulèvements de la Terre, bien sûr.
Le générique de ton film te crédite ainsi « Ejerció el derecho de réplica: Miriam Martín » (A exercé son droit de réponse : Miriam Martín), est-ce que le film permet de rendre justice ?
Je préfère penser en termes de vengeance, même si c'est une toute petite vengeance. Comme le disait Élie Faure à propos de Chaplin il y a un siècle : « Charlot se venge, il nous venge tous, ceux qui furent, ceux qui viendront ».
Toutes les luttes comptent. Toutes. Celle-ci, en particulier, nous rappelle combien il a fallu de violence à l'État espagnol, dans les années 1980, pour séparer les gens de leur désir de participer aux affaires publiques. Et ce désir a existé.
Est-ce tu penses ton cinéma comme prenant part aux luttes politiques ?
La politique (autonome, s'il faut le préciser) a été la chose la plus importante dans ma vie et l'a complètement façonnée. Les relations politiques sont aussi réelles pour moi que les relations familiales pour d'autres personnes, elles existent sur le même plan, elles n'appartiennent pas à une sphère séparée ou excentrique. Je dirais même plus : je crois que ce n'est qu'en vivant politiquement que l'on arrive à connaître vraiment le monde. D'innombrables cinéastes s'intéressent aux émotions privées, je m'intéresse aux émotions publiques et c'est ce que j'essaie de montrer et même de provoquer.
Une dernière question de curiosité : d’où vient le dernier plan du film avec les chevaux ?
C'est un plan de d'Orgullo, le fabuleux film de Manuel Mur Oti, et il a été tourné dans les prairies de La Puerta, l'un des villages démolis puis inondés par l'eau du réservoir. Ce n'est pas n'importe quel plan de n'importe quel western, c'est presque le même endroit que les cyclistes traversent à ce moment-là, mais dans la direction opposée. Il ne s'agit donc pas d'un montage symbolique, mais alchimique : les cyclistes se transforment en chevaux et la vallée émerge de l'eau, littéralement.
Propos recueillis par Brunelle Lapeyre
Projections à Cinéma du réel
Jeudi 28 mars à 16h45 Forum des Images
Samedi 30 mars à 16h45 au Centre Pompidou, Cinéma 1