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Billet de blog 26 mars 2024

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Entretien avec Nicolas Boone, réalisateur d'Aeroflux

Dans Aeroflux, Nicolas Boone enfourche son vélo pour arpenter les alentours de l’aéroport Roissy Charles de Gaulle, paysages technologiques marqués par une hostilité au vivant. Par cette exploration, le film donne à voir un pan du réel ignoré, des interstices dans le flux incessant des voitures, trains et avions.

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Illustration 1
© TOURNAGE3000

Les lieux ignorés ou délaissés semblent avoir une importance particulière pour vous. Qu'est-ce qui vous attire en eux et pourquoi avez-vous choisi de vous intéresser aux environs de Roissy ?

Après avoir réalisé A86 Nord sortie 10 (2022), qui se déroule dans une banlieue proche, j’avais envie d'explorer une banlieue plus lointaine. En vélo, je suis tombé sur l’aéroport, et je me suis dit, tiens voilà un paysage contemporain. J’ai eu l’envie d'en faire le tour. D’abord, je l’ai contourné largement puis de manière de plus en plus serrée, en essayant de me rapprocher de plus en plus du cœur des flux. Je roulais là où je pouvais me faufiler, empruntant tous types de voies, en traçant mon propre parcours. On ne peut y aller à l’aéroport qu'en tant que voyageur, en RER, ou en voiture, en intégrant le flux. En vélo, je suis dans le flux mais à une vitesse beaucoup plus lente qui me permet de voir, de repérer, de m'arrêter dans des interstices, des lieux cachés, parfois quasi inaccessibles. Dans certaines situations, j’ai pensé au livre de James Graham Ballard, L'Île de Béton (1974), où un type se crashe avec sa voiture au cœur d’un échangeur où il reste coincé.


Dans une interview, vous avez dit que ce qui unissait vos films était votre sens du rapport humain. Ici, vous explorez des zones pratiquement dépourvues de présence humaine. 

Tout à fait, quand je vais à Bogota dans un quartier dur, Las Cruces, je cherche à avoir des rapports totalement humains, me faire des amis, c’est un peu la condition pour qu'on ait confiance mutuellement. Dans un tournage, il faut de l’hétérotopie, qu’une communauté se forme.
Avec Aeroflux, quand je suis arrivé, j’ai cherché des gens mais je n’ai trouvé que des absences : les Roms, des machines de chantier inertes… Je n’ai vu que des flux : s'il y a foule, elle est contenue dans des boîtes elles-mêmes contenues dans le flux : les avions, camions, voitures… Au début, je me suis dit que j’allais amener des acteurs de A86 Nord sortie 10 (2022). Finalement je n’ai ramené que le joggeur. Sinon, je n’ai jamais croisé d’habitants. C’est aussi pour ça que j’utilise ma propre voix, sur le moment je suis le seul témoin.


Vous étiez donc seul, qu’est ce que cela a changé dans votre rapport au film et au tournage ?

Je suis cycliste donc j’ai l’habitude de faire pas mal de kilomètres en solitaire, mais là j’étais plus vite épuisé. Parce que j’étais concentré sur le film, parce que le paysage est particulièrement dense, bruyant. Et parce que j’ai pris des risques, comme me retrouver soudainement sur une 4 voies. Je me suis fait peur plusieurs fois.


Justement, en tant que spectateur, on a peur pour vous. Vous vouliez représenter le flux aussi comme un danger  ?

Avec la vue subjective, celle du vélo, on est dans le flux, on le ressent davantage.


Dans votre film, on retrouve une sensation de délaissement. Par exemple, quand vous filmez ces interstices, comme le centre de rétention ou le camp de roms, les avions passent, ignorant ces lieux.

Plus mon exploration avançait, plus la zone aéroportuaire m'est apparue comme une frontière. Les barbelés, les fils électriques, les caméras de surveillance en font un panoptique total. L’aéroport, c’est un filtre dans lequel on ne peut sortir ou entrer que sous certaines conditions. Mais c’est aussi une frontière entre le vivant et le non-vivant ; les effaroucheurs, ces voitures oranges, tournent autour de l'aéroport et font fuir les oiseaux par des sons ou des fusées. Les parcelles de céréales – orge, blé, maïs ou betterave - sont contenues et limitées entre l’aéroport, les autoroutes et les nationales. Pour pousser plus vite, pour augmenter le rendement, les haies et les arbres sont supprimés, la monoculture est privilégiée. Le but est d’optimiser le territoire et éviter toute prolifération du vivant risquant de ralentir les flux marchands. La vitesse et la quantité sont privilégiées, plutôt que la qualité ou l'éthique. Ni le CRA (centre de rétention administrative) ni la piste cyclable qui longe la piste ne sont sur les cartes géographiques, ce sont des lieux invisibles, des angles morts, tout comme le camp Rom évacué. La zone aéroportuaire est hostile au vivant, à l’altérité, au vélo.


Au final, c’est un acte de résistance de venir sur cette piste cyclable et autour de l’aéroport, de venir se mêler aux voitures.

Exactement, si on ne prend pas ce risque on ne peut pas voir, et le cinéma c’est voir !


Vers la fin, vous accumulez les images d’avions qui décollent, de trains, de voitures. Il y a une surcharge qui paraît aliénante.

Dans le film, on voit toujours les avions de loin. Là, ils sont en gros plan avec leurs logos des différentes compagnies internationales. Entre les avions, les camions, les trains, les motos… je voulais être en mouvement, relier les flux avec mon téléobjectif.


Vous vouliez les mélanger ?

Oui, par exemple, le bruit des motos qui vient se superposer aux images d’avions dans le même plan. Les flux sonores sont mis en concurrence. Les avions relient les différents éléments, unifient le paysage, parce qu’ils sont constamment là, dans le ciel… Relier les flux entre eux dessine un hyperflux.


D’habitude ce n’est pas vous qui cadrez, ici oui.

Au début, j’y allais sans caméra, uniquement avec mon appareil photo pour repérer. Je me suis demandé comment j'allais filmer, que ça allait être compliqué de venir sur place avec une équipe. Puis j’ai eu l’idée de mettre une GoPro sur mon vélo. Je n’avais donc pas la sensation de cadrer, mais de choisir un chemin.


Le film est donc sélectionné en compétition à Cinéma du réel. Pour vous, qu’est-ce que le “réel” ?

Le réel ne serait-il pas ce que l’on refuse de voir ? L'aéroport est un paysage technologique, hostile au vivant. Ces types de paysages n'ont-ils pas déjà envahi les campagnes en Europe ? Ne voit-on pas toujours des lignes blanches qui barrent ou quadrillent le ciel ? Est-ce que c’est ça le réel ? L’appauvrissement du paysage devient une réalité en tout cas.


À la fin vous vous attardez d’ailleurs sur les plantes au sol.

Dans un même plan, on voit un papillon et un avion. La dualité vivant / non-vivant habite tout le film, par exemple : la joie du joggeur batteur / la machine technologique, des cartes dessinées à la main / des relevés GPS, des bruits de respiration / une voix GPS autoritaire (“faites demi-tour”), les mouvements tremblants d’une caméra tenue à bout de bras / un moteur de caméra qui cherche le point…


Du coup, vous n’opposez pas la machine et l’homme, vous collaborez avec elle ?

Non, c’est une dualité avec la machine. C’est un rapport d’écriture, le film se situe entre les deux.


Vous avez fait des machinimas, dans
A86 vous commencez le film comme un jeu vidéo, ici vous utilisez une vue subjective ? Quel est votre rapport à ce médium ?

Je n’ai jamais été un joueur de jeu vidéo, mais j’ai toujours été curieux de savoir ce que cherchaient et faisaient la jeune génération dans les jeux. Je leur ai souvent demandé de raconter une partie. J’ai toujours été assez curieux de savoir comment on appréhende le monde par ce médium, comment il est aussi un ersatz du vivant, un simulacre de notre monde. Parfois, j’imagine que c’est le devenir du cinéma, son substitut… d’un point de vue marchand c’est sûrement déjà le cas et formellement, ne sont-ils pas en train de fusionner ?


Le film est composé majoritairement de plans-séquences. Est-ce que le plan-séquence vous permet de mieux capter le réel ?

J’utilise beaucoup le plan séquence dans mes films depuis Hillbrow (2014). Dans un plan séquence, des imprévus, des éclats de réel entrent dans le champ. Dans Aeroflux, lorsque je mets ma caméra en route, je connais ma direction de départ, mais je ne suis pas sûr de là où je vais. On voit les choix que je fais, les hésitations, on capte la performance du tournage.


Effectivement, vous avez débuté avec des performances où vous reproduisiez des tournages, sans filmer. Comment ces pratiques ont-elles influencé votre travail sur Aeroflux ?

Dans mes premiers films, c’est le tournage en direct qui m’intéressait. Mais par la suite, le tournage est toujours resté une performance. Dans mon film Las Cruces, très bavard, les dialogues des acteurs n’étaient pas écrits, et dans les longs plans séquences, beaucoup de monde entraient dans le champ.
Dans Aeroflux, pédalant sur mon vélo, je dessine une ligne avec la caméra, je performe. Chaque chapitre du film est une performance dans le sens où elle expérimente physiquement le paysage.


Il y a une sensation de course vers la fin, un flux qui mène à sa propre fin. Les ruines présentes, telles que le camp de rom et la rue Brûlée, illustrent-elles cela ?

On sait que les flux aériens participent grandement au désastre climatique, pourtant les infrastructures aéroportuaires ne font que croître. Elles n’appartiennent pas au vieux monde comme on aimerait bien le croire. C’est ça qui est alarmant.
Après avoir trouvé la rue Brûlée, j’ai fait des recherches pour savoir ce que signifiait son nom. En France, on en trouve dans plusieurs villes, elles rendent mémoire à un massacre du 14ème siècle de juifs brûlés car jugés coupables de l’épidémie de Peste. Quand l’aéroport a été construit, le bruit arrivait directement chez les habitants. Alors, l’aéroport leur a proposé de racheter les maisons. Les habitants sont donc partis, puis elles ont été murées pour éviter qu’elles soient squattées. C’est comme si la rue avait été brûlée une deuxième fois. Les paysages technologiques ne sont-ils pas déjà des ruines, des ruines en construction …


Propos recueillis par Léo Delourme

Projections à Cinéma du réel
Jeudi 28 mars à 16h45 au Forum des Images
Samedi 30 mars à 16h45 au Centre Pompidou, Cinéma 1

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