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Pourquoi ce texte de Heiner Müller, Médée-Matériau, pour aborder la question de l'amour et de la sexualité aujourd'hui ?
Mathilde Girard : Le texte est venu assez tard. J’avais commencé à construire le film comme une enquête sur la maternité, un peu de la même façon que mon premier film, Les épisodes - Printemps 2018. Et puis, j’ai été frappée par la violence et la vérité qui se dégageaient du texte de Müller. L'histoire de Médée est aussi venue répondre à un besoin de tension dialectique pour introduire la question de la maternité et des enfants. Ça permet aux personnages de se raconter à partir de matériaux immémoriaux.
Au-delà de la violence de la maternité pour les femmes, le film semble aussi aborder celle de l’amour de façon plus large, quel que soit le genre auquel on peut s’identifier. C’était une intention de départ ?
Oui. Ce qui m'intéresse dans l’histoire de Médée, c'est en effet la violence de l'amour. Et aujourd’hui elle revient en force dans les rapports, les questions qu’on se pose. Elle n'est pas exclusive à l'hétérosexualité. Dans l’écriture et au cours du travail de montage, même si Médée renvoie au malheur hétérosexuel, je n’ai pas voulu idéaliser non plus l’amour entre les personnes queers. L’amour, c’est l’endroit de la plus grande contradiction entre théorie et pratique, il ne faut pas s’en satisfaire, mais la violence est en premier à ce carrefour-là. Construire le film à partir de la parole singulière de chacun.e fait apparaître ces contradictions.
Dans la première scène, le personnage d’Alice, après un long monologue, termine par cette phrase : « On voit le monde avec beaucoup d'émotions parce qu'on s'en prend plein la gueule ». Comment tu te positionnes en tant que metteuse en scène pour provoquer ce réel, cette parole politique et singulière ?
Il n’y a quasiment rien d'improvisé, donc en un sens il n'y a rien de documentaire. Il y a des intuitions de départ qui viennent de moments vécus avec telle ou telle personne. Ensuite, au cours du repérage et des répétitions, je filme le travail d'improvisation où l’on perfectionne ces situations. Elles sont donc jouées par les personnes-personnages, mises en scène. Chacun.e élabore une expression de soi à partir de lignes que je propose, de discussions que nous avons eues. Mon personnage existe dans le film, on sait que je vais chercher ces situations, que je les provoque. Elles sont à la fois réelles et artificielles.
Tu disais qu'on n'était plus au temps des enquêtes sociologiques, et pourtant, dans la forme fragmentaire du film, s'exprime quelque chose de très politique, de social.
Je dirais plus politique que social. Ce que j'aime, c'est quand la sociologie se fait sans le vouloir. Ça ne m’intéresse pas de documenter le réel, de savoir, en nombre, comment les gens vivent, de construire des normes avec ça. En revanche, j’aime que du réel revienne par la singularité des personnages, que dans l’histoire intime de quelqu’un.e comme dans un mythe, on reconnaisse sa propre histoire. J'ai l'impression qu'il faut trahir une idée de justesse ou de représentation de la réalité, pour raconter une histoire. Elle peut s’exprimer dans la beauté et la violence des coupes au montage par exemple. Alors c’est politique, comme la mise en scène, parce qu’on met en avant les conflits, les rapports de forces.
Cette force esthétique et politique du réel, on la retrouve aussi dans le cadrage des intérieurs exigus des personnages, qui tranche avec la représentation bourgeoise de l’intimité amoureuse au cinéma. C’était une volonté de ta part ?
Je n'avais pas pensé à le documenter de cette façon-là, au départ. Je filmais les lieux des gens que j’aimais. Et c’est au montage, avec Léo Richard, que j’ai pris conscience de ce que ça documentait aussi, ces espaces : que ce soient les studios parisiens ou les vacances entre ami.es. Rien n’est anodin, on fait circuler du sens. Il faut savoir ce qu’on veut dire : si on veut montrer la précarité d’un studio parisien ou la nostalgie du cinéma pour les chambres de bonne. Tout ça se construit au montage. Une sorte d’éthique avec le réel qu’on choisit de représenter. Pour moi, filmer en intérieur, chambres et cuisines, c’est au départ une source d’inspiration, à partir d’un imaginaire du quotidien, qui me passionne. Et puis c'était très beau en soi, le fait que les personnages soient un peu enserré.es par la caméra, et c'est d’ailleurs une réflexion qu'on a eue par rapport au format de l'image en 4/3 : il fallait assumer que la caméra contienne les personnages, qu’elle les contraigne aussi : comme un amour et une maison.
Tous les personnages parlent d’amour, mais ne sont pas ou plus en train de le vivre. La solitude est-elle nécessaire pour en parler ?
Oui, c'est pour ça qu'on en parle en général, c'est parce que l’amour n’est plus là. Je pense que quand c'est là, ça se passe de mots. Enfin, j’ai pensé ça longtemps, mais maintenant je crois qu’il faut apprendre à parler même quand c’est là, parce qu’il n’y aucune évidence. Ou que l’évidence est une chose à déconstruire.
Propos recueillis par Thibault Jouannic
Le film sera projeté :
Mercredi 26 mars à 21h à l'Arlequin 1
Vendredi 28 mars à 14h au Saint André des Arts