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De l’idée à la création
Burak Çevik semble avoir d’abord réfléchi aux concepts du souvenir, de la mémoire, et du pardon. À travers le film, il s’est questionné sur le vrai souvenir mais également sur des éléments de fiction en rapport avec la mémoire. Connaissant déjà Nesrin et Erdem avec qui il était ami, ils ont décidé de se voir et d’enregistrer des scènes ensemble, pendant un mois et demi. Ils ont tissé une relation intime, de confiance, où chacun, Burak y compris, parlait de ses relations amoureuses passées. Les dialogues sont basés sur leurs souvenirs mais également sur les siens. C’est pourquoi le film est hybride, s’y mêlent fiction et souvenirs organiques.
Il paraît ainsi réfléchir à la façon dont les souvenirs et la mémoire réécrivent l’histoire. Cela n’est pas sans rappeler la manière dont la Clio de Péguy, muse de l’Histoire, déclare que rien n’est si contraire à l’histoire que la mémoire. Dans son film, Burak choisit donc de s’intéresser au récit de l’histoire, publique ou privée, et à la manière dont celle-ci n’est qu’ajout permanent de couches d’écriture : sans cesse réécrite, l’histoire est toujours discours sur elle-même, aussi bien pour Nesrin et Erdem que pour le collectif. Le film a également été tourné de façon intime, car c’était pour lui de ce genre d’approche dont le sujet avait besoin.
La géométrie de l’espace
Le lieu et l’espace sont importants dans le film. Il y a de multiples espaces différents. Il semble avoir voulu passer du temps dans les endroits où il filmait, faire l’expérience véritable de ces lieux : le lac, le port. Cela afin de comprendre véritablement ces lieux et leur atmosphère. Parler avec les gens, découvrir le lieu et ses habitudes, et après un certain temps y poser sa caméra et décider de se mettre à filmer. Il pourrait ainsi s’inspirer d’une parole du réalisateur James Benning qui décrit bien cette idée. Celui-ci dit que filmer revient pour lui à aller à la pêche : il part, filme, mais ignore ce qui va en sortir !
L’organisation de l’espace est une question de géométrie dans le film : il s’agit de trouver la manière de le mettre en scène pour raconter au mieux cet endroit, avec son propre langage cinématographique.
Pourquoi « Forms of Forgetting » ?
Le réalisateur s’intéresse sans nul doute au fait d’oublier et de se souvenir. Les deux sont liés. On trouve d’ailleurs dans le film une citation du livre de l’ethnologue Marc Augé sur la plante, qui porte ce même titre [Les Formes de l’oubli, 1998]. De même, on y retrouve une citation de Bacon reprenant le concept platonicien de la connaissance comme réminiscence, présenté par analogie avec la pensée de Salomon.
Conclusion
Décidant d’explorer le processus de la mémoire et de l’oubli à travers l’expérience véritable d’un ancien couple, mais également en recourant à la fiction, le film de Burak Çevik réfléchit à la fugacité de l’existence, à l’expérience du réel qui toujours s’efface pour ne plus exister que dans le souvenir, à jamais transformé et réécrit, de ce que deux êtres ont pu connaître ensemble. Le spectateur s’interroge finalement sur notre capacité à saisir le réel, que le cinéma tente par ses moyens propres d’explorer inlassablement et jusqu’à épuisement. Que deviennent les souvenirs ? Où va s’égarer la mémoire ? La vie ne serait-elle peut-être, suivant Calderón de la Barca, qu’un rêve ?
Auriane Lebert