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Une grande partie de votre filmographie se fonde sur l’observation d’une zone géographique spécifique et des êtres humains qui l’arpentent : le Vietnam, l’Ouganda, New York, et à présent le Laos...
Tout d’abord, j’ai une approche très lâche et exploratoire du documentaire, guidée par la curiosité. Et j’adore voyager ! D’ailleurs, le point de départ de beaucoup de ces projets est un lieu que je souhaite visiter. Le voyage me rend plus attentive, plus présente ; je fais l’expérience des choses d’une manière plus sensorielle, plus viscérale.
Par ailleurs, les rencontres interculturelles constituent un motif sous-jacent dans une grande partie de mon travail. Je suis fascinée par le point de contact où deux personnes de cultures distinctes se retrouvent et cherchent une manière de communiquer, souvent au-delà du langage. Cela est fortement lié à ma propre expérience de personne métis : je suis moitié nippo-américaine, moitié caucasienne. J’ai passé mon enfance à Hawaï, puis mes parents ont divorcé et j’ai déménagé dans le Massachusetts. J’ai grandi en évoluant entre ces deux aires culturelles radicalement différentes, et mon éducation fut pleine de contradictions. J’ai donc appris à jouer au caméléon pour m’intégrer dans des environnements, et en même temps à exister en dehors, en observatrice. Mes films traitent souvent de cette pulsation entre connexion et détachement, intimité et voyeurisme...
Il y a dix ans, avec Looking For Adventure (2013), vous vous intéressiez spécifiquement au tourisme au Pérou, et vous usiez de procédés qu’on retrouve aujourd’hui dans Onlookers. Concevez-vous une continuité entre ces deux documentaires ?
J’ai tourné le film Looking For Adventure à l’occasion d’un voyage organisé au Pérou auquel j’ai participé avec ma mère. Nous suivions un itinéraire très prescriptif, et j’ai été frappée par l’absence d’interaction avec les locaux – autres que ceux travaillant dans le tourisme et qui étaient, d’une manière ou d’une autre, au service des touristes. J’étais aussi fascinée par l’expérience contradictoire des touristes en quête d’expériences culturelles inédites, « authentiques », et en même temps très attachés à ce qui leur était familier. Et je crois que ce type de contradiction existe en chacun de nous.
Pour ce qui est d’Onlookers, j’avais toujours entendu dire que le Laos était un très beau pays, à la culture incroyablement sereine. L’Asie du Sud-Est est transformée si profondément par la mondialisation et le développement rapide que je tenais à me rendre au Laos avant qu’il perde sa culture et son rythme propres. Et puis, étant originaire d’Hawaï, beaucoup de choses là-bas me sont familières et m’ont immédiatement parlé : l’environnement tropical, l’air décontracté des habitants. Dans Onlookers, je ne suivais plus un itinéraire aussi prescriptif que dans Looking for Adventure, mais mon trajet était celui, très balisé, du routard. Le film s’intéresse à ce phénomène : le tourisme de routard – mais également le tourisme asiatique de groupe.
Le regard que vous posez sur les touristes qui visitent le Laos n’est pas ouvertement critique ou moqueur. Vous évoquez plutôt, à travers le titre notamment, une affinité avec ces personnages. Quelle est votre relation au tourisme et à la photographie touristique ?
Le film ne livre pas une critique facile de la vulgarité d’un tourisme qui serait distinct de ma propre expérience, puisque nous faisons tous partie du processus. Il me semble normal qu’ayant déjà eu l’opportunité et le privilège de voyager, je réfléchisse à cette expérience en m’incluant dans cette réflexion. Le film critique les effets néfastes du tourisme, mais en même temps le voyage est une telle source de plaisirs... J’essaie de capter tout un spectre d’expériences humaines contradictoires : il y a de l’excitation, il y a de l’épuisement ; il y a intrusion, il y a connexion.
Pour revenir à la photographie, ce film célèbre l’image ! Il se présente en une série de tableaux, où se mêlent le naturalisme et la stylisation. Je suis une cinéaste guidée par le regard : je recherche des compositions très particulières, comme une photographe, puis toute cette spontanéité se déploie à l’intérieur du cadre. Cette tension entre l’autorialité et l’inattendu m’intéresse beaucoup. J’essaie également de laisser la chorégraphie du voyage se dérouler intégralement : on ressent une impression d’invasion, lorsque les gens arrivent, consomment, prennent des photos puis quittent le cadre... Et seule reste la majesté du décor.
La durée, la fixité, la distance adoptée dans chacun des plans de votre film m’a rappelé les « vues » des frères Lumière. Voyez-vous votre film dans l’héritage de ces opérateurs-voyageurs, qui captaient eux aussi des blocs de réalité ?
J’aime le rapprochement que vous faites. Il est intéressant qu’en vieillissant, j’aie tendance à ralentir toujours plus, afin de regarder les choses se déployer complètement. La longue prise est démocratique, en ce qu’elle laisse le spectateur s’impliquer dans l’image de la manière qu’il souhaite. Même moi, qui ai vu et revu ce film, je continue à découvrir des éléments nouveaux dans les images. C’est quelque chose de très plaisant pour moi. Tous mes films sont décrits comme étant lents, mais tout est relatif ! Quand je regarde mes films précédents, je me dis : « C’était pas si lent, en fait ! »
Cela est particulièrement sensible à la fin du film : durant la dernière séquence, le temps s’étire encore davantage.
Je pense un peu ces plans comme Henri Cartier-Bresson pensait les « moments décisifs » [« images à la sauvette » en français], mais mes moments décisifs sont prolongés. Comme en photographie, il s’agit d’un moment singulier, qui advient avec toute la précision nécessaire dont parle Cartier-Bresson. L’instant où tous ces éléments travaillent ensemble – la lumière, la couleur, le mouvement, le son, le sens – m’est toujours très cher. Dans Onlookers, j’explore les moments décisifs dans leur durée.
Le dernier plan d’Onlookers est l’expression par excellence de cela. Le plaisir de réaliser des portraits est omniprésent dans le film : cette procession de moines incroyablement longue défile devant nos yeux, et chaque visage, si on fait attention aux petites différences, devient incroyable. Et puis, la manière dont ils sortent progressivement du cadre... Il y a quelque chose de magique là-dedans. Ces moments sont vraiment exaltants pour un cinéaste.
Tout au long du film, on peut voir que je suis séduite par cette beauté, mais que j’essaie en même temps de porter un regard critique sur cette forme de fétichisme culturel, en montrant une face alternative. Il n’y a pas que les moines qui m’intéressent dans le film, mais aussi les gens qui leur font l’aumône. Ce sont des gens comme vous et moi, qui s’asseyent au bord de la route à cinq heures du matin, formant des petits groupes de voisins, discutant entre eux et attendant patiemment les moines. Jour après jour, on assiste à cette expression de générosité, de grâce. Cet aspect de la culture laotienne m’a beaucoup émue : la plupart des gens ne font pas attention à cela, mais j’en ai fait un principe structurant du film.
Souvent, les personnages d’Onlookers lancent des regards à la caméra, quand ils réalisent qu’ils sont filmés, puis réagissent de manière plus ou moins discrète. Entriez-vous en contact avec les gens avant de commencer à enregistrer ?
Non, je ne communique avec personne ; ce sont des moments totalement spontanés. Dans des espaces publics, je pense avoir la liberté de capter le réel, tant que je ne représente personne injustement. Souvent, je me place simplement quelque part pendant un long moment. Et comme je travaille de manière très discrète, avec une petite caméra, je n’attire pas beaucoup l’attention. J’ai l’air d’une touriste parmi les touristes !
Pour ce qui est des réactions des personnes filmées, je tourne dans des lieux où tant de gens sont occupés à prendre des photos que personne ne s’en soucie réellement. Donc, la plupart des interactions se produisent quand je m’aventure sur des chemins moins balisés, avec des Laotiens qui se demandent ce que je peux bien leur trouver d’intéressant ! Par exemple, vers la fin du film, on voit un long chemin qui mène à l’endroit où on sonne les cloches, le matin. Mais il s’est avéré que c’était aussi le chemin des écoliers. Je ne m’attendais pas à ce que cet énorme groupe d’enfants débarque dans le plan ! Et tandis qu’ils marchent, ils tournent la tête et me regardent, et nous avons de petites interactions qui me plaisent beaucoup. Les enfants sont très observateurs, et nous partageons une même curiosité.
Chaque matin, saviez-vous ce que vous alliez tourner, ou le tournage était-il plutôt une sorte d’aventure ?
J’avais une idée générale des lieux que j’allais probablement visiter, mais faire un film seule et dans ces conditions est une expérience si intime, si intuitive... On peut répondre très vite à de petits éléments qui font surface et qui nous guident dans une direction différente sans qu’on y réfléchisse vraiment.
Cela devient presque une méditation. La beauté de ce genre de réalisation tient en partie au fait de ne pas imposer d’attentes, de programme. Je lutte sans arrêt contre toutes mes attentes, car une fois qu’on en crée, la qualité de ce cinéma s’altère, selon moi. Il s’agit de cultiver la souplesse, la découverte, l’ouverture. Cette tension me semble très intéressante : on arrive chargé d’intérêts thématiques, stylistiques, esthétiques, mais comment rester disponible pour que la création ne devienne pas une extraction ?
Le travail très précis sur la matière sonore vous distingue radicalement des cinéastes du muet dont nous avons parlé plus tôt. Le son met en relief certains éléments, guide le regard vers ce qui nous aurait peut-être échappé... Comment avez-vous conçu l’ambiance et le bruitage d’Onlookers ?
Ce film est immersif et très sensoriel : je veux que le spectateur ait l’impression d’y être, et le son y contribue fortement. S’il s’agit avant tout d’une reconstitution naturaliste, ancrée dans l’authenticité des lieux, il y a de nombreuses pistes additionnelles. Ce n’est pas du Jacques Tati, mais j’ai choisi d’accentuer certains sons, qui attirent l’attention sur une action, un geste, un détail. J’utilise aussi le son pour souligner des moments humoristiques – car il y a beaucoup d’humour pince-sans-rire dans ce film ! Il invite à se reconnaître dans certaines situations gênantes de l’existence, dans nos tics d’êtres humains dont je pense qu’il est bon de savoir rire. Ces sons attirent l’attention sur des instants d’indécision, de limbes, d’entre-deux, formant ainsi une bande-son très, très détaillée !
Il y a un paradoxe intéressant entre cette dynamique d’immersion et la frontalité systématique des plans qui composent le film. Par ce que j’entends, je me sens à l’intérieur des lieux ; par ce que je vois, je demeure un étranger.
C’est une bonne remarque ! Je pense en effet que ce cadre induit une distance, une certaine formalité. C’est compliqué, car je ne veux pas produire un effet clinique, contrairement à beaucoup de films qui adoptent cet aspect formel, mais qui paraissent froids : j’aime cette beauté, mais je veux qu’elle soit habitée par l’humanisme, par la force vitale ! Le son, je pense, produit ces textures et cette intimité, mais tout cela est si subtil... Je suis fascinée par les styles différents qu’emploient les cinéastes, et par ce que cela révèle de leur sensibilité. En ce qui me concerne, je développe une empathie et une connexion très forte avec les sujets de mes films, avec leurs qualités et leurs défauts. Ces rencontres, à travers une contemplation et une écoute attentive, révèlent beaucoup de la complexité de l’existence, mais une tension demeure toujours pour moi, qui suis à la fois une initiée et une étrangère.
Propos recueillis par Gaspard Bonaldi.
Film projeté le Vendredi 31 Mars à 16h30 au MK2 Beaubourg