Cinéma du réel (avatar)

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Billet de blog 29 mars 2023

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Entretien avec Charlotte Cherici et Lucas Azémar, réalisateurs de Bac à sable

Un court-métrage documentaire qui se déroule dans un jeu virtuel. On y suit les habitant.es de la ville imaginaire de Los Santos dans leur quotidien : ce sont des avatars incarnés par des joueurs et des joueuses qui doivent imiter au plus proche de la réalité le rôle qu’il.elles incarnent. Ce film ouvre un espace sensible où l’intime et des enjeux sociétaux émergent de situations quotidiennes.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
© La Belle Affaire Productions

Pourquoi avez-vous choisi de réaliser ce film ?

Au départ, on a découvert ces serveurs de roleplay grâce à des streams, des sessions de jeu diffusées en live par les joueur.ses sur la plateforme Twitch. Avant ce projet, Lucas était déjà très intéressé par l’univers du jeu vidéo, d’ailleurs il en a fabriqué un fictionnel dans le cadre de son film précédent, de mon côté je faisais déjà des films documentaires autour de situations de jeu de rôle, notamment grandeur nature. C’était une expérience fascinante de suivre ces streams, on avait l’impression que ce microcosme racontait beaucoup d’une génération et d’une époque de façon indirecte.

Comment avez-vous eu accès au terrain ?

On aimait tellement la sensation de durée propre aux streams qu’on a beaucoup hésité à réaliser un film en found footage. Puis finalement, on a eu trop envie de s’immerger dans le jeu, dans les serveurs. Du coup, pour enregistrer, il fallait « être là », donc se fabriquer des avatars et les incarner. On a testé pas mal de serveurs, à chaque nouveau serveur il fallait se fabriquer de nouveaux avatars. Finalement, on a décidé qu’on tournerait le film dans le serveur GLife qui était sérieux et bien peuplé. On y a vite rencontré beaucoup d’habitant.es. Très souvent, on prenait leurs numéros de téléphone (dans le jeu) pour pouvoir les retrouver plus tard et éventuellement les interviewer ou les suivre dans leurs activités. Du coup assez vite on a eu plein de rendez-vous, mais comme on n'avait pas de voiture on était obligés de s’y rendre en courant, ce qui était vraiment très très long. Ça reste quand même une réplique de Los Angeles, donc c’est très vaste, pour aller d’un point A à un point B ça peut prendre quasi 1h sans voiture. Bon, à Los Angeles l’équivalent  prendrait probablement beaucoup plus de temps.
Pour avoir de quoi acheter une voiture on a commencé par devenir éboueurs mais ça payait vraiment très mal (13$ par sac ramassé), à notre rythme on aurait dû y passer plus de trois semaines alors heureusement on a eu l’opportunité de devenir journalistes pour le Weazel News, un genre de BFM. Pour ce nouveau job, on nous donnait parfois rendez-vous à trois heures du matin (les joueurs.ses sont très actif.ves la nuit) pour tourner des interviews de secrétaires d'État ou de gangsters. Ensuite, notre patron (de quatorze ans d’ailleurs) nous demandait de faire des montages de ces interviews pour la chaîne de news, sans savoir que c’était un peu aussi notre métier à l’extérieur du jeu. 

Quelle a été votre relation aux avatars et aux personnes derrière les écrans ?

En fait, officiellement, on était en relation qu’avec les avatars, donc les personnages, puisque dans le jeu il est interdit de mentionner le hors-jeu. En effet, comme dans tout jeu de rôle, les personnages ne sont pas censés signifier qu’ils interagissent dans un cadre fictionnel ni faire référence à des éléments issus de la réalité des joueur.ses qui les incarnent.
Aussi ce qui était particulier c’est que nos avatars avaient des caméras (on s’est fait virer assez rapidement du Weazel News pour manque d’activité mais on a réussi à garder les caméras). Du coup, les gens voyaient qu’on filmait et nous identifiaient comme journalistes-réalisateurs ce qui changeait notre rapport à elles.eux. D’ailleurs, plein de gens venaient nous aborder dans la rue du fait de cette caméra. Par contre, personne ne savait qu’on réalisait un film qui aurait peut-être une vie à l'extérieur du jeu, parfois on disait « c’est un film indépendant, on espère aussi le diffuser en Europe » mais ils semblaient croire que ça faisait partie de la construction de nos personnages de réalisateurs. Les seules personnes avec qui on a pu en parler très directement, c’était les modérateur.ices. Les modérateur.ices ce sont en gros des joueur.ses bénévoles qui veillent à ce que tout le monde joue bien le jeu de manière crédible et cohérente. Par exemple, si tu as un accident de voiture tu dois attendre l’ambulance et interpréter la douleur en disant « aïe », si tu te fais braquer tu as peur, si tu dois quitter le jeu tu dis « je dois aller dormir ». Du coup, si tu fais n’importe quoi ils.elles te téléportent sur un toit d’immeuble, seul espace dédié aux discussions « hors jeu », pour t’expliquer ce qui ne va pas et/ou te sanctionner. 

Vous pourriez nous parler du rapport à l’intimité dans le jeu ?

On s’est posé beaucoup de questions à ce sujet. Aussi bien pour les scènes engageant des relations amoureuses que pour des situations plus professionnelles, parce que malgré la protection que confère l’avatar et le personnage, il y a une certaine vulnérabilité à se mettre en jeu.
Quand on a voulu suivre les activités des modérateur.ices, on leur a demandé s’il valait mieux qu’on se présente et qu’on explique notre projet à tous.tes les joueur.ses qu’ils.elles allaient convoquer sur les toits en notre présence. Cette réflexion leur a paru insignifiante dans la mesure où dans cette ville tout le monde est toujours potentiellement observé. Parce qu’il faut savoir que pour surveiller la ville, les modérateur.ices se promènent et volent en invisibles, donc en fait tu es toujours potentiellement observé.e par un.e justiciè.re invisible. Par dessus le marché, ces même modétateur.ices sont bien souvent streamer, donc ils.elles diffusent en direct leur session de jeu sur Twitch. En jeu on l’oublie heureusement assez vite mais c’est une chose que tout le monde sait en arrivant en ville et globalement c’est sûr que ça contribue à créer un rapport à l’intimité assez étrange.

Vous les filmiez de l’intérieur, vous avez donc eu accès à une réalité souvent stigmatisée de l’extérieur. 

Oui en tous cas dès le départ on savait qu’on ne voulait surtout pas faire un film psychologique ou pathologisant sur les « pauvre gamer.euses paumé.es », on voyait quelque chose de frais et beau dans ces situations de création. Comme dans beaucoup de jeux de rôle il y a la possibilité d’occuper des places inhabituelles et d’expérimenter en sécurité « pour de faux » des comportements qu’on aurait pas l’occasion de tester hors-jeu. Par exemple, un.e joueur.se qui incarne un.e candidat.e aux élections, et qui a potentiellement quinze ans en réalité, eh bien là il.elle doit développer tout un programme politique et le soutenir publiquement dans des meetings.

Propos recueillis par Justine Assié

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