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Billet de blog 29 mars 2023

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Entretien avec Jean-Claude Rousseau, réalisateur de Souvenir d'Athènes

« Il est venu pour lire. Il a ouvert deux ou trois livres; des historiens et des poètes. Mais c’est à peine s’il a lu dix minutes, avant d’y renoncer. » C. Cavafy

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Illustration 1
© Jean-Claude Rousseau

L’année dernière à Cinéma du réel était projeté votre Tombeau de Kafka, qui est un de vos nombreux films « en chambre ». Vous parliez de votre saisissement devant le cadre parfait que peuvent composer quelques lignes d’une chambre d’hôtel. Avec Souvenir d’Athènes, c’est cette fois-ci le peintre de paysages qui est sélectionné : le film est d’abord un plan fixe avec au premier plan un homme qui médite sur un rocher, et plus loin au centre l’Acropole surmontant un rideau d’arbres (sans compter les détails ou petits événements qui rythment le plan). Comment se décide chez vous une telle « vue » ? Est-ce qu’il s’agit là du même type de saisissement ?

Vous parlez de « vue », et cela me fait penser à mon film Veduta, qui est aussi une vue d’extérieur, prise d’un jardin public sur le versant d’une colline qui domine Florence. Athènes, Florence… Il y a d’autres « vedute » dans mes films, au sens de ces paysages urbains qu’on connaît en peinture. Le peintre saisi par ces paysages dont il fait image…
Oui, il n’y a pas de raison de faire la prise, où que l’on soit, s’il n’y a pas ce saisissement. Donc quand il y a cette vision par l’effet de la justesse du cadre qu’on n’a pas prévu et qu’on n’a donc pas construit (je ne connaissais pas ce garçon, je ne lui ai pas demandé de se positionner là), si on a le matériel, on en garde une trace. Les lignes se ressentent plus souvent dans des lieux clos, dans des chambres par exemple, et surtout des chambres d’hôtel, où il n’y a rien qui interfère, comme cela pourrait être le cas dans une habitation familière où il y a les meubles et les objets choisis qui occultent la vision. Peut-être avec moins d’évidence, cette vision se produit aussi à l’extérieur.
Si on est vraiment saisi par l’image, dans cet état de vision, on ne peut pas la décrire. On ne peut pas décrire l’image, la détailler sans la perdre. Elle ne se raisonne pas. Cette apparition de l’image, c’est un aveuglement. Quand l’image se voit, on ne voit rien. Ce « rien » me met à l’esprit l’idéogramme gravé sur la tombe d’Ozu, qui justement signifie « rien ». Dans ses films, un même saisissement se produit, à chaque plan, par la justesse du cadre. Et cela se ressent autant dans les films de Straub et Huillet, ou dans ceux de Godard. 
Au cinéma, il y a cette ambiguïté, et même ce risque : considérer le film comme une écriture, en réduisant l’image à un signe d’écriture. C’est ainsi qu’opère le montage, en raccordant l’image à celle qui précède, à celle qui suit, pour lui faire dire ce qu’on veut exprimer. Mais l’image ne supporte pas ce traitement, elle se rétracte et ce qu’on voit n’est plus une image.  Quand l’image subsiste, elle n’est pas un signe d’écriture. C’est en cela qu’elle subsiste dans les films de Godard. Et les spectateurs de quitter la salle après la projection en se demandant : Quelle était l’histoire ? J’ai rien compris. Qu’est-ce que ça veut dire ? Pourtant ils ont vu un film. Ils l’ont éprouvé… sans comprendre.
La prise que j’ai réalisée au Pnyx (qui est l’un des plus beaux endroits pour avoir une vue sur l’Acropole), s’est faite simplement parce que je percevais la justesse du cadre. Je l’éprouvais sans aucune idée de film. Sans rien imaginer j’ai vu l’image… Tous mes films se sont faits comme cela, sans aucun projet qui les ait initiés. 

Par la suite vous avez ajouté cette chanson grecque qui nous parle de carte postale, ces moments d’écran noir…

Longtemps après les avoir filmés, j’ai retrouvé ces deux plans faits à Athènes. Je les avais oubliés et cependant ils m’ont paru aussi fort qu’au moment où la prise s’est faite. J’ai de nouveau vu l’image. Elle était la promesse d’un film. Il se trouve que j’avais par ailleurs enregistré de la musique grecque, à partir d’un disque 78 tours. C’était un matériau sonore qui me plaisait bien. Je l’ai réécouté en voyant les plans retrouvés et j’ai vu que le son et l’image s’accordaient. Puis sur le logiciel de montage j’ai ajusté parfaitement le synchronisme, et le film s’est révélé dans cette exactitude. Pour moi il y a synchronisme lorsque le son touche l’image, et ce n’est pas simplement le fait qu’on voit le mouvement des lèvres telles qu’elles ont exprimé la parole qu’on entend.
Toucher l’image avec le son, c’est provoquer une étincelle, comme une fulgurance où disparaissent image et son. C’est l’opposé d’une illustration sonore qui fait redondance, et à l’inverse c’est un effacement. S’il devait y avoir une recherche (mais je ne crois pas à la recherche), c’est cela qui devrait être cherché : la disparition… Une traversée du motif. C’est là qu’on retrouve l’idée de saisissement quand se voit l’image, un abandon, dans le sens où il n’y a plus de maîtrise intellectuelle. Je peux relier cela à l’idée de risque telle que l’exprime Cézanne (cité dans les Notes sur le cinématographe de Bresson) quand il dit : « À chaque touche, je risque ma vie ».

Il y a une forme de mélancolie dans votre manière de filmer les paysages (urbains), ou de « spiritualisation ». Dans Senza mostra (2011) vous filmiez une Venise envahie par la brume, presque spectrale. Cela peut aussi passer par une figure, éventuellement de dos, dans une attitude contemplative… Comment tout cela résonne t-il avec la citation de Constantin Cavafy que vous proposez comme synopsis du film ? 

Oui certainement, mélancolie… Il y a de la mélancolie aussi chez Cavafy. Dans un de ses poèmes on trouve ce passage, qui fait synopsis au film, à propos d’un garçon qui est seul dans une chambre, qui prend des livres mais qui n’arrive pas à se concentrer sur la lecture – il est plutôt emporté par ses sens. Là il y aurait en effet quelque chose qui rejoindrait mes films. Des lieux habités par un sujet mélancolique. La poésie de Cavafy n’est pas désincarnée et il y a même dans son œuvre une sensualité qu’on peut aussi reconnaître dans mes films.
Disant cela, ce qui me vient à l’esprit c’est le mot désir. Je me rappelle avoir eu à répondre à une question posée à des cinéastes par la revue La Lettre du cinéma : Quel film rêvez-vous de faire ? C’était répondre que le film ne vient pas du rêve, et d’ajouter : « le film s’invente dans le désir ». Si ce n’était cela, pour moi il n’y aurait pas de film.

Oui, plutôt que de poser un horizon ou des intentions très claires, on part d’une tension…

Tension, c’est tout à fait ça. Mais on ne sait pas vers quoi cela tend et il y a cette incertitude, cet inconfort et (je redis le mot) ce risque. Il n’y aura pas de répit tant que cette tension n’aboutira pas, tant que le désir ne sera pas assouvi. Et ce qui l’assouvit c’est le film. Ou pour le peintre ce sera le tableau fini. Je ne crois pas qu’une œuvre d’art se fasse sans qu’il y ait cette tension qu’on ne peut pas réfréner. Et puis une fois que c’est évacué, on est libéré… La délivrance, c’est ce qu’on dit pour l’accouchement. Ça vous travaille, il y a une gestation, qui se fait sans que l’on ait à y travailler. Et puis ça sort. Et après cette libération, il y a autre chose qui va surgir et constituer l’obsession suivante.

Pour ce qui est du deuxième et dernier plan du film, on sent bien que sa raison d’être c’est ce chien qui entre dans le cadre pour contempler lui aussi le Parthénon, d’un autre point de vue.

Oui, sans la venue du chien ce plan n’aurait pas fait film. Il faut que le plan fasse film, par son accord avec d’autres. Le passage des chiens dans le premier plan, c’est tout aussi juste pour moi. Là, dans le deuxième plan, qui est en quelque sorte hors-film, il y a ce vieux chien : il en a vu d’autres, comme on dit, et il voit une fois de plus l’Acropole… Il commence par lever la tête vers le ciel, et il reprend sa marche jusqu’au haut du rocher avec la vue. Les chiens dans Athènes, c’est surprenant. Ils sont là, ils ne font aucun problème aux passants. Ils vivent leur vie, comme les chats à Rome.

Est-ce qu’il y a des cinéastes ou des écrivain(e)s, contemporains ou non, qui vous intéressent plus particulièrement en ce moment ?

Ce que je lis régulièrement, que j’emporte toujours avec moi en voyage, c’est un recueil des haïkus de Shiki. Ça me fait du bien. J’ai aussi envie de lire les écrits de Jean-Henri Fabre : un naturaliste mais aussi un poète. J’ai commencé un de ses livres et c’est un bonheur de lire sa description des insectes…

Propos recueillis par Benoît Lanthelme

Film projeté le Vendredi 31 Mars à 20h45 au Centre Pompidou (C1)

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