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Billet de blog 30 mars 2023

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Entretien avec James Benning, réalisateur de Allensworth

Le dernier film de James Benning présente ce qu’il reste de la première ville fondée par des Noirs Américains au début du XXe siècle, en 10 plans magistralement construits. Une « méditation » anti-raciste aux cadres minimalistes.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
© James Benning

James Benning grandit dans un quartier ouvrier blanc de Milwaukee, à la frontière du ghetto Noir. Très tôt, il prend conscience du racisme normalisé par la classe politique Blanche au pouvoir, et prend part au mouvement pour les droits civils initié dans sa ville par le prêtre James Groppi. Il apporte sa pierre à l’édifice du cinéma structurel en y incluant une dimension politique, son œuvre étant infusée de son expérience en tant qu’éducateur et activiste pour les droits des migrants et Noirs Américains.

Pourquoi faire un film sur Allensworth et pourquoi maintenant ?

J’ai eu de nombreuses raisons de faire ce film, mais la première est qu'Allensworth est une partie importante de l'histoire américaine que peu de gens connaissent. J'essaie d’attirer l’attention sur elle. 

Mais cela a aussi à voir avec ce que je suis et ce que j'ai fait au cours de ma vie. Je suis né dans un quartier ouvrier blanc et pauvre de Milwaukee, à la frontière du ghetto noir. Les gens craignaient que le ghetto ne déborde dans notre quartier. Dans les années 50, le racisme était très présent dans cette partie de la ville. J'ai donc grandi dans une société raciste, mais sans en avoir conscience. C'était simplement ce qui existait. 

Lorsque j'ai eu 15-16 ans, j'ai trouvé étrange que les gens de mon quartier n'aiment pas les Noirs alors qu'ils n'en connaissaient pas. Et nous supposions que les Noirs ne nous aimaient pas. Les gens au pouvoir, surtout les Blancs, se servaient de ce préjugé pour maintenir la classe ouvrière à un bas niveau. Milwaukee a eu une mairie socialiste pendant 70 ans et, dans les années 30, il y a eu plus de grèves ouvrières que dans n'importe quelle autre ville du pays. C'était donc progressiste et pourtant les syndicats avaient des clauses d'exclusion pour écarter les Noirs. 

J'ai donc grandi dans un endroit plein d’un racisme normalisé par les gens au pouvoir, qui avaient intérêt à ce que le coût de la main-d'œuvre soit moins élevé. Il y avait une tension entre les classes populaires noires et blanches parce qu'elles visaient les mêmes emplois. 

Quand j’avais 16-17 ans, un prêtre blanc de Milwaukee, James Groppi, officiait dans une église entièrement noire du ghetto. Il a aidé les Noirs à s’organiser pour lutter en faveur de meilleures écoles dans le ghetto et de lois sur l'accès au logement. À un moment donné, il a invité les Blancs des classes populaires à se joindre à ce combat, ce qui était inhabituel. À cet âge, je remettais en question les valeurs avec lesquelles j'avais grandi et j'ai commencé à assister à ces réunions. Je me suis politisé en découvrant à quel point les écoles étaient mauvaises dans les quartiers noirs. Il se trouve que j'étais dans l'un des meilleurs lycées de Milwaukee, mais si j'avais habité trois pâtés de maisons plus à l'est, je serais allé au lycée West, qui était à moitié blanc et à moitié noir. Et si j'avais habité encore plus près du ghetto, je serais allé au lycée North, qui était presque entièrement noir, et ces écoles devenaient de plus en plus mauvaises en fonction de la couleur de la peau des élèves. C'est une chose que j'ai apprise lorsque j'ai commencé à assister à ces réunions à l'église. J'ai également commencé à participer aux marches pour le logement libre. 

À l'âge de 17-18 ans, j'ai pris conscience des injustices commises à l'encontre des Noirs et de la manière dont la classe ouvrière blanche était en quelque sorte un pion dans ce « jeu ». C'est pourquoi, lorsque j’ai eu une vingtaine d'années, j'ai travaillé dans un ghetto noir très pauvre, où j'organisais le travail et où je me suis politisé davantage lorsque j'ai compris comment la structure politique fonctionnait dans cet endroit particulier. J'avais ça dans le sang.

À 25-26 ans, je travaillais depuis quelques années en tant qu'organisateur et je n'avais aucune idée de ce qu’était le sens de ma vie. À cette époque, je suis retourné à l'université et j'ai obtenu une maîtrise en mathématiques, puis j'ai étudié le cinéma. Je ne pensais pas faire de films politiques. Parce que je pensais que si je voulais travailler en politique, je devais retourner là où j'étais né et travailler à partir de la base. Mais au fur et à mesure que je faisais des films et que je devenais structuraliste, je me suis rendu compte que la plupart des films qui m'influençaient n'avaient rien de politique. J'ai donc pensé pouvoir apporter cette dimension aux films structuralistes. C'est à partir de là que mon travail s'est développé. 

Au cours des dernières années, j'ai découvert Allensworth. Elle a été fondée en 1908 par des Noirs. Mon film donne un aperçu de ce qui pourrait être et de ce qui pourrait arriver à la ville en montrant différentes choses qui se sont produites ailleurs.

Je vis à Valverde, en Californie, depuis 1987. Val Verde est une ville qui a été créée par des Noirs dans les années 1940, pour la plupart musiciens de jazz. Même s'ils étaient très connus et jouissaient de certains privilèges, ils ne pouvaient pas se rendre à Palm Springs. Ils voulaient leur propre endroit pour faire la fête. Ils ont donc fondé cette ville au nord de Los Angeles et j'y ai emménagé en 1987. A l’époque, elle était très pauvre. Il y avait aussi un tiers de Blancs et un tiers de Mexicains. C'est une ville où je me sentais chez moi car j'ai grandi dans ce type de culture. C'était donc un endroit passionnant où vivre, un véritable melting-pot. Nous nous entendions à peu près tous.

Il y a une vingtaine d'années, j'ai acheté une deuxième maison dans le comté de Tulare. C'est un comté long et étroit qui s'élève dans les montagnes et s'enfonce dans la vallée centrale. La partie inférieure est donc une terre agricole et la moitié supérieure est constituée des contreforts de la Sierra Nevada. La partie occidentale du comté est Allensworth et la partie orientale est l'endroit où je vis. J’y ai construit il y a quelques années une réplique de la cabane de Kaczynski et une réplique de la cabane de Thoreau. Cela s'appelle « The two Cabin Project » : à une extrémité du comté tandis qu’Allensworth se trouve à l’autre. Lorsque j'ai découvert la ville et que j'ai vu que les maisons étaient reproduites, j'ai pensé qu'à une extrémité du comté, il y avait ces répliques, et à l'autre extrémité, il y avait mon projet des deux cabanes : une sorte d'équilibre, avec des histoires très différentes d'un bout à l’autre.

Cette ville a été construite en 1908 par quatre hommes noirs de Los Angeles. Le principal d'entre eux était Allen Allensworth, né esclave pendant la guerre civile. Il s'est engagé dans la marine américaine et a gravi les échelons les plus élevés de l'armée. Il devint également pasteur et homme d'affaires prospère. Il put acheter ce terrain dans le comté de Tulare. À l'époque, personne ne voulait vendre aux Noirs. Il a acheté ces mauvaises terres pour trois fois plus cher que les bonnes. On a donc tiré avantage de sa condition dès le début. Sous l'apartheid de l'époque en Amérique - et qui existe peut-être même encore aujourd’hui - les Noirs n'avaient pas le droit d'acheter des terres. 

Les cinq ou six premières années, les habitants disposaient d'un puits et ont commencé à cultiver. Ils disposaient d'une ligne de chemin de fer avec laquelle ils pouvaient faire du commerce. Au fil du temps, la ligne de chemin de fer a été déplacée d'un demi-mile dans une autre ville, ce qui a eu pour effet de les priver de leur ligne de vie. Le service public d'électricité qui leur avait été promis n'est jamais arrivé, après quinze ou vingt ans. Cela leur a été préjudiciable. Ensuite, l'eau des montagnes a été endiguée et utilisée dans des systèmes d'irrigation, ce qui a entraîné l'assèchement du puits. Ils n'avaient donc plus d'eau et n'ont pas reçu celle promise par ces nouveaux systèmes d'irrigation. Pour toutes ces raisons, il est devenu difficile de continuer à travailler. Allen Allensworth a quant à lui été renversé et tué par une moto. Il y avait deux hommes sur la moto et cela n'a jamais fait l'objet d'une enquête, on a simplement parlé d'accident. Il aurait pu s'agir d'un assassinat. Cela a lentement amené la ville à succomber et à abandonner. Elle s'est lentement détériorée. 

Dans les années 1970, les gens qui étaient nés là ont demandé à l'État de Californie d'en faire un parc d'État. Il a accepté et quinze à seize structures des dix premières années de la vie d’Allensworth ont été reconstruites. Vous avez donc ces répliques, une ville fantôme, un parc que très peu de gens connaissent. Il produit très peu de revenus. Il n'est pas situé sur une route principale, et est plutôt caché. Mais c'est un monument contre le racisme qui a systématiquement détruit la ville, qui l'a fait échouer. C'est pourquoi je pense qu'il est très important qu'il soit connu.

Dans le film, on ne voit que les structures. Mais dans l'un des plans, on voit une jeune fille qui lit un poème devant la classe. J'ai fait une réplique de la réplique pour le décor de ce plan. J’ai en fait réussi à prendre des photos de l'intérieur de la classe lorsque j’étais dans le parc et je l'ai reconstruit. La robe portée par la jeune fille est une copie de la robe portée par une jeune fille noire en 1957 lors de l'intégration du lycée de Little Rock en Arkansas. Il s'agit donc d'une autre allusion à une période particulière de l'histoire américaine où les Blancs se battaient contre les Noirs qui voulaient aller au lycée. Ce type de racisme qui a détruit la ville s'est en fait produit selon différents scénarios.

Quel est votre sentiment sur le fait qu’Allensworth devienne un parc, soit institutionnalisée ?

C'est un endroit intéressant. Parce que j'ai filmé pendant un an, j'y suis allé au moins une fois par mois. C'est sur le chemin du retour quand je vais d'une maison à l'autre. Il y a peut-être quelques personnes à chaque fois. La semaine dernière, il y avait le Los Angeles Time, ils ont écrit un article en première page sur Allensworth, peut-être que cela aidera. Je pense que c'est un monument important. Mais même après que la ville ait été reproduite et soit devenue un parc d'État, deux laiteries industrielles ont voulu installer des structures de chaque côté de la ville : de grands parcs d'engraissement, ce qui aurait causé beaucoup de mouches et aurait rendu le parc d’Allensworth presque impossible à fréquenter. Il y a donc eu une lutte contre cela. Allensworth a gagné et les laiteries n'ont pas été autorisées à s’installer. Mais dans le cadre de la résolution du litige, les deux sociétés ont reçu quinze millions de dollars. Elles ont donc fait d'énormes profits alors que le parc se bat toujours pour avoir ses propres fonds. Un cimetière situé au sud n'a pas encore été restauré et le parc s'efforce de trouver de l'argent pour savoir qui y a été enterré. Il fait donc encore l’objet de décisions racistes. 

Pourquoi avoir tourné le film sur une année ? Pourquoi inclure cette chronologie dans la narration ?

Je travaille toujours d'un point de vue structuraliste. J'étais intéressé par la façon dont le paysage californien change avec le temps. Dont la nuit tombe dans la vallée, dont la vallée est verte en hiver et brune en été, l'opposé de la plupart des endroits. Concernant cette chronologie, il s'agissait simplement de construire une forme pour le film, un contenant qui retienne l’attention. Chaque plan ne dure que cinq minutes, c’est une méditation d'un an. Mais je ne considère pas que cinq minutes soient une longue prise de vue...

Étant donné que vous réalisez des films basés sur des prises de vue beaucoup plus longues…

Mon film tourné dans le désert dure 3 heures et 15 minutes et montre un train qui passe.

Pensez-vous que les gens perdent patience devant les images ? 

Oui, les gens vont dans les musées, restent devant un tableau pendant dix secondes et passent à autre chose. Ils ne peuvent pas vraiment comprendre le tableau en dix secondes mais ils le cochent. 

Dans les lieux où j'ai fait beaucoup de projections, j'ai maintenant un public qui a un contrat beaucoup plus important avec l'écran que lorsque j'ai commencé à faire des films. Lors de la première d'Allensworth à Berlin, six cent personnes sont venues et seulement trois sont parties. Et presque tout le monde est resté pour le questions-réponses qui a suivi. Le film a donc bien fonctionné, car les gens veulent vraiment savoir de quoi il s'agit. C'est génial si je peux être présent pendant la projection du film parce que les discussions et commentaires sur le film sont intéressants.

Comment représentez-vous au mieux un lieu en tant que réalisateur de films documentaires ?

Je pense que le film répond à cette question. Il faut travailler dur. Il faut avoir de la patience, attendre et ressentir le temps dans le lieu. Je suis très heureux de ce film parce que les réactions du public ont été merveilleuses. Ils ont donné au film et le film leur a donné en retour. Ils n'ont peut-être pas résolu le mystère du film, mais ils semblent vouloir en savoir plus sur l'endroit. L'objectif principal était de susciter la curiosité des gens. Lors d’une projection de festival, je peux imaginer que ce film soit quelque peu frustrant pour les gens, mais je pense que tenir le coup pendant une heure avec des plans qui durent cinq minutes, ce n'est pas si difficile ; je pense que l'on apprend beaucoup en étant attentif.

Comment procédez-vous pour sélectionner vos images ? Comment les construisez-vous et les composez-vous ? Dans ce film plus particulièrement ? Comment avez-vous utilisé ces compositions pour construire la narration ?

Je savais que j'aurais des changements de lumière tout au long de l'année, et quand j'arrivais sur place, je cherchais un endroit qui me permettrait de bénéficier de la lumière de ce jour-là. Ainsi, un bâtiment pourrait être plus beau en février qu'en juillet. J'avais également une idée de l'ordre dans lequel je voulais tourner les séquences, ainsi que de la lumière que ma caméra aime. Toutes ces choses étaient prises en compte lorsque je m’y rendais.

Dans les toutes premières prises de vue, je voulais montrer à quoi ressemblait le terrain.  J'ai pu tourner dans de nombreux endroits pour ne montrer que la terre et aucune structure. J'ai tourné ces plans en janvier, je voulais que ce soit un jour glacial et où il y avait du brouillard. J'ai donc attendu ce jour et ai trouvé un endroit particulier qui montrait à quel point la vallée pouvait être désolée. 

À chaque fois, ma recherche était différente. J'ai également tenu compte de la météo et de l'ordre des maisons que j'allais montrer, et de la manière dont j'allais révéler l'espace en montrant d'abord une seule chose puis en faisant lentement comprendre que vous voyez quelque chose que vous avez déjà vu à l'arrière-plan, de sorte que l'espace se développe lentement. 

Il y a donc beaucoup de considérations à prendre en compte pour le cadrage. C'est lié à la météo et à la stratégie élaborée pour montrer que ces plans deviennent une ville.

Il est difficile de décrire comment on trouve un cadre. Je n'ai jamais pensé que c'était intuitif. Les gens utilisent parfois ce mot pour décrire la façon dont ils trouvent les cadres. Mais les miens ont beaucoup d’exigences à la fois, que je ne verbalise pas dans ma tête avec des mots. Je ne dis pas « Ok, j'ai besoin de lumière de ce côté du bâtiment, j'ai besoin d'une voiture sur la route de l'arrière-plan...» Je sais tout cela. J'utilise mon œil et mon œil finit par trouver le cadre que je veux. Il tient compte de toutes les considérations que je sais vouloir dans cette prise de vue particulière. C'est donc assez complexe mais ce n'est pas ralenti par le langage parce que si je pensais en termes de langage, cela prendrait trop de temps pour dire toutes ces choses. 

Vous avez fait ce film seul ?

Oui. Même le plan sous la pluie battante, j'étais là avec une caméra parapluie, c'est très difficile à faire mais ça m'a aidé ce jour-là !

Il y a encore des gens qui vivent à Allensworth ?

Juste au sud du parc se trouve la petite ville d'Allensworth. Et des gens y vivent. Elle ne fait pas partie du parc, ces bâtiments ont peut-être été construits dans les années 1950 et ne font pas partie de la partie originale où la ville a été construite. Il y a un Allensworth qui existe aujourd'hui. Il y a une école et peut-être quinze maisons. Dans le parc, on peut croiser quelqu'un, ou bien parfois voir des réunions de cinquante personnes, mais la plupart du temps, il est vide.

Est-ce que quelqu'un a eu la curiosité de vous demander ce que vous faisiez ?

Il y avait toujours quelques employés du parc, et à ma grande surprise, ils étaient tous blancs, il n'y avait aucun noir qui travaillait là. Même si la petite ville d'Allensworth qui se trouve à côté est principalement composée de Mexicains et de Noirs. Il y a donc des gens de couleur dans la région, mais ils n'ont pas été embauchés. C'est une chose curieuse.

Propos recueillis par Charlotte Joanic

Film projeté Samedi 1er avril à 18h au Centre Pompidou (C1)

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