Cinéma du réel (avatar)

Cinéma du réel

Festival international du film documentaire

Abonné·e de Mediapart

145 Billets

0 Édition

Billet de blog 31 mars 2023

Cinéma du réel (avatar)

Cinéma du réel

Festival international du film documentaire

Abonné·e de Mediapart

Entretien avec Bani Khoshnoudi, réalisatrice de El Chinero : Un Cerro Fantasma

El Chinero, colline à 140 km au sud de Mexicali, fut le décor d’un ou plusieurs épisodes tragiques de l’histoire mexicaine lors de l’exode de populations asiatiques dans les années 1910. Bani Khoshnoudi s’interroge sur le manque d’archive et le vide mémoriel qui entoure cet événement, poursuivant ainsi son exploration de la mémoire, de l’invisibilité et du déracinement.

Cinéma du réel (avatar)

Cinéma du réel

Festival international du film documentaire

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
© Pensée Sauvage Films

Peux-tu nous parler de la genèse du projet et ton choix de ce sujet aujourd’hui ? 

J’ai découvert ce site dans le désert mexicain de la Basse-Californie lors de mes recherches pour un long-métrage de fiction que je suis en train d’écrire. Comme dans ma fiction il est question de migrations internes mexicaines et chinoises, j’ai découvert l’existence de ce site où il y avait eu – une fois ou plusieurs fois, on ne sait pas – des morts. Des morts non documentés, mais avec ce site dont le nom fait référence à une présence chinoise. Localement, c’est de l’ordre de la légende, mais ce qui m’intéressait c’était justement comment parler des disparus et des personnes invisibles quand il y a un manque de documentation et d’archive, et toute la question de la création de ces archives. Cela me vient sûrement de mes préoccupations par rapport à l’Iran et ses fosses communes, ces endroits non marqués où l’on trouve les restes des personnes rayées de l’histoire. Et cela dépasse aussi l’Iran et le Mexique, c’est une question mondiale, posée par les migrations et les répressions politiques.

Je m’interroge aussi sur l’idée de paysage : lui qui est consommé comme un lieu de contemplation, de beauté, et qui porte en même temps toute cette violence. Toutes ces choses m’ont poussées vers une recherche esthétique portant sur le matériel filmique : comment les traces impactent la pellicule, comment écrire sur cette matière impactée par les gestes de chacun. J’ai filmé avec un Bolex dans le désert, ce qui était déjà un défi avec la chaleur. J’ai ensuite tout développé à la main dans le laboratoire de l’Etna, et tous les accidents et les essais que j’avais fait avec les plantes et la terre recueillies sur place ont laissé leur marque sur le film lui-même. 

Tu as aussi fait une exposition du même nom au Mexique. Quels sont les liens entre le film et cette exposition ? 

Ce que je vais montrer aujourd’hui en première mondiale est la suite d’une exposition comportant des photographies, des portraits, des objets, des archives, et l’installation en boucle du film en 16mm – monument éphémère dans cette salle d’exposition. C’est donc tout un ensemble d’éléments formant une réflexion entière. Ce film est la suite de tout ce travail plastique car je voulais lui donner la possibilité d’être visionné en salle. Venant du cinéma, il était important pour moi qu’il ne soit pas qu’éphémère. 

Tu conçois ici une archive à partir de rien, d’un silence. Comment as-tu choisi les images, les langues, les textes, la musique qui composent ce film et qui viennent combler ce silence ?

Il y avait deux gestes dans les textes : les dactylographiés en anglais qui viennent souligner cette idée de vérité venant de la documentation officielle, et le manuscrit en espagnol. Ces deux textes reflètent quelque part le multilinguisme que j’ai toujours intégré à mes films, en persan, en anglais ou en espagnol. Je pense que le monde actuel est multilingue. Ce geste était donc pour différencier un langage informationnel en anglais et un langage des sentiments, de cette personne qui cherche.
Pour la musique, je travaille avec Andy Moor, guitariste du groupe The Ex. C’était très intéressant de dialoguer avec lui sur cette musique, qui compose la moitié du film. Il y a deux écritures musicales différentes qui permettent de vivre ces images autrement. Ça parle de cinéma, de western, de plein d’autres choses. Ce n’est donc vraiment pas une musique de fond mais une manière de vivre le film comme un certain voyage, une subjectivation. 

Est-ce qu’il y avait une volonté de maintenir l’équilibre entre la création d’un objet artistique et le silence de l’histoire ? 

Le silence est aussi un son pour moi. J’utilise beaucoup de silence dans mon travail, cela donne lieu à des moments où on regarde autrement. C’est autant réfléchi qu’intuitif, même si je n’aime pas ce mot. Il y a cette musique en deux parties, sur deux registres très différents, et c’est la grande différence avec l’installation qui est sans son. Pour l’installation, le son qui résonne dans la salle est celui du projecteur et du temps qui passe. Dans le film, le silence va avec la musique, il dialogue avec les moments d’écriture musicale. 

Le titre de ton film indique déjà une part d’imaginaire, de mythe inévitable lorsque l’histoire est trouée. Comment définirais-tu une archive et sa fabrication ? 

Je pense que l’archive est une chose qu’on prend pour la vérité pure, alors que l’archive en soi est toujours écrite, construite par quelqu’un ou quelques-uns. Il y a toujours quelque chose d’omis, éliminé. Mon idée était que tout peut générer un moment de réflexion ou d’interrogation. Cet endroit qui porte ce nom, je voulais lui ouvrir la possibilité d’y revenir. Je me suis aussi rapprochée de l’Institut d’Anthropologie du Mexique pour faire des fouilles qu’eux n’ont pas faites en raison d’un manque d’informations qui puissent les légitimer. C’est justement ça qui m’a donné envie de mettre en images un endroit invisible. Ça ne fait pas partie d’un geste de mémoire mais d’autre chose. Toute ma recherche était pour mettre ce site sur la carte et dans les imaginaires. 

Justement il y a cette phrase en espagnol dans le film : « des images pour ne pas oublier cet endroit ». Est-ce que pour toi une histoire qui n’est pas montrée, qui n’est pas mise en images, n’existe pas ?

C’est difficile à dire. Ce n’est pas parce qu’il y a des images qu’on ne va pas oublier et pourtant on a tendance à penser qu’il faut des images de tout et que c’est ainsi qu’on va faire exister des choses. Ma conclusion en ce moment, qui n’est pas conclusive justement, c’est qu’il vaut mieux avoir des images que l’inverse puisque cela peut permettre de parler de certaines choses là où un manque d’images ou de mots peut permettre l’oubli. Par exemple, avec la révolution actuelle en Iran, on voit la force des images : ce n’est pas qu’un spectacle à consommer, la force de ces images communique et permet une réflexion. Donc cette phrase c’est mon constat mais aussi ma question, qui invite le spectateur à se la poser. Je n’ai pas la réponse mais tout me pousse à dire que oui, il faut des images pour ne pas oublier. 
Est-ce que cela implique pour le travail du cinéaste une forme d’engagement ou d’envie d’éduquer le spectateur à ces images, lui qui ne voit souvent pas les multiples significations d’un lieu ? 

Je pense que mon rôle, par exemple avec ce film, n’est pas d’éduquer mais de faire voir différemment. Un paysage qu’on peut apprécier pour sa beauté, je ne le remets pas en cause mais j’indique qu’il peut aussi cacher des atrocités. Ce sont des petits gestes visuels pour que le spectateur voie différemment. Le cinéma a toujours été ça pour moi. Il y a beaucoup de cinémas différents – celui pour oublier le temps, s’en rappeler, celui pour rire, pour générer certains sentiments. Moi ce qui m’a toujours intéressé, c’est impacter des perceptions. Pas dire au spectateur ce qui se passe mais le forcer d’une manière ou d’une autre subtilement à voir différemment les choses du quotidien. C’était ce qu’il y avait au fond de mon geste. 

Tu parlais aussi des violences. Il y a une forte pensée de la trace dans ton œuvre. Les seules traces humaines dans ce film sont éphémères ou ordurières : c’est la nature décharnée et anxieuse qui porte toute la violence. Comment est-ce que tu te confrontes à cette violence passée et contemporaine et la représentes-tu par un médium esthétique ?

C’est une énorme question. C’est justement par le geste esthétique que j’arrive à confronter cette violence. J’écris aussi, j’organise des choses tournant autour d’un certain activisme. Mais le cinéma me permet peut-être de me confronter à des choses tout à fait insoutenables. C’est un geste de survie. On ne peut pas résoudre beaucoup de violences mais je ne peux pas non plus ne pas y penser ou ne pas exprimer ce que je ressens là-dessus. C’est un geste vital face à cette violence omniprésente. 

Le regard du promeneur à travers la caméra est très vite chargé de sens, presque suspect. Y a-t-il pour toi une volonté de responsabiliser le spectateur face à l’image ? 

Je ne l’ai pas pensé comme ça mais c’est vrai que la caméra est une extension de mon corps et que dans ma propre exploration elle prend un point de vue. Forcément, le spectateur doit entrer dans ce corps et dans ce geste : soit il se laisse emporter, soit il ferme les yeux. Je ne l’ai pas pensé en termes de responsabilité mais c’est vrai que cela peut générer cet effet. 

« Dans ce lieu rien n’est arrivé. » Quel est le rapport du Mexique avec cet épisode de son histoire ? 

Le Mexique est un pays très énigmatique où j’ai vécu douze ans et où je garde un pied. On n’y nie pas son passé mais il y a toujours une limite à la manière dont on s’y sent responsable de tout ce qui est venu avec la modernisation du pays. Dans les pays qui ont été colonisés tardivement, tout ce qui est postcolonial fait partie de la construction de l’identité nationale. Il y a un rapport de gêne, de mal-être et de questionnement, mais pas de remise en cause en tant que fondation qui permet cette répétition de la violence. On parle aujourd’hui de commémoration de certains massacres mais pas de réparation, ou de geste réel pour parler du racisme et de la construction d’une identité mexicaine inventée à partir d’une idée de nation. C’est normal, la plupart des États sont passés par là, mais le travail n’a pas encore été entamé et c’est aussi pour cela que ça m’intéresse, comme quelqu’un qui fait partie de cette société mexicaine, mais qui sera toujours un étranger là-bas. 
Quelle a été la réception de ton exposition au Mexique ? 

La réception a été très bonne à Mexico City. Les spectateurs étaient surpris que toutes ces histoires existent. Il y avait beaucoup de documents, de lettres, d’informations sur les comités antichinois et pro-nation. Je me suis rendue compte de la grande ignorance même dans les milieux intellectuels d’un événement qui a moins de cent ans. L’exposition s’est aussi ouverte à Mexicali qui est la ville où la communauté chinoise est la plus importante au Mexique. Il y a donc une autre connaissance de cette histoire là-bas. Il y a la possibilité d’ouvrir le sujet à d’autres discussions. 

Mets-tu cet événement en lien avec d’autres tragédies migratoires contemporaines ou d’autres situation d’oppression, telle que celle de l’Iran actuelle ? 

Je pense que ce sont les mêmes gestes de traversée et de survie. On ne peut que penser aux autres migrations. Elle est toujours un geste de survie car personne ne part de chez soi si tout va bien. Dans mon film, c’est le geste primitif de marche dans le désert. Mais ce geste se répète et on en finit toujours là, ce que j’incarne dans le film. 

Tu parlais de la technicité aussi du film, de la pellicule : comment as-tu fais ces choix formels ? 

Oui, j’ai filmé et j’ai fait une nouvelle écriture sur la pellicule au moment du développement. Beaucoup de choses sont de l’ordre de l’expérimentation et de la tentative. Il y a beaucoup de surprises vu que c’est une pellicule. J’ai utilisé différents matériaux – plantes, poussière, café… Et puis travailler dans le noir, debout, pendant des heures, c’est aussi une autre manière de travailler un film. Maintenant on est souvent assis, avec des images à l’infini, en vidéo. C’était important pour moi de ne pas faire un film numérique ou en couleurs. Ce geste parle aussi des origines du cinéma et de la photographie. Je montre des daguerréotypes dans l’exposition par exemple, c’était aussi une manière de faire référence à la période historique où se sont passés ces événements. 

Ce travail est différent d’autres travaux documentaires que tu as pu faire. Comment est-ce que tu définirais celui-ci ? 

Je pense que le documentaire nous fait penser au réel alors qu’on peut l’interpréter de tellement de différentes manières, à travers tant de différents regards. Pour moi le geste de documenter s’adapte au sujet, je n’ai pas de format donc chaque film est très différent. Les outils s’adaptent à ce que j’ai envie de regarder et la caméra est l’extension de mon regard. Il y a tellement de manières d’aborder le réel, et qu’est-ce que le réel, c’est la grande question. C’est pour ça que pour moi, dans le documentaire, peut-être encore plus qu’en fiction, il y a de l’espace pour l’expérimentation. 

Tu utilises justement beaucoup de médiums différents. Comment choisis-tu chaque sujet ? 

De manière très organique. Les sujets me viennent à partir de lectures ou d’idées qui me travaillent depuis longtemps. Ça peut prendre des années. Parfois c’est par hasard que je tombe sur un récit comme celui de El Chinero. Ça a beaucoup à voir avec mon propre état, de ma capacité à m’y mettre : tous les sujets n’impliquent pas la même chose. Le cinéma fait partie de ma vie, donc ça sera toujours en fonction aussi de ma vie personnelle. 

Quels sont tes projets actuels et futurs ? 

J’ai cette fiction sur Mexicali, La Chinesca – un quartier chinois très ancien de la ville – que j’élabore en ce moment. J’ai aussi une fiction en France sur deux Iraniens qui se rencontrent, avec un passé assez traumatique en Iran. J’ai un film d’essai à partir de beaucoup d’images filmées en Iran, d’images familiales, pour parler du silence justement, de la mémoire et de la transmission autour de notre histoire récente là-bas. Je ne peux plus y retourner depuis mon documentaire The Silent Majority Speaks, ce projet me vient aussi de cette impossibilité.  

Tu as beaucoup voyagé, vécu dans d’autres endroits, parlé d’autres langues. Est-ce qu’à travers ton cinéma tu as une volonté de dépasser l’ancrage identitaire ? 

Oui, je pense que les thèmes qui m’intéressent sont universels. Les questions identitaires ne m’ont jamais intéressé car je pense que l’expérience humaine est assez similaire. Les contextes et les histoires sont différentes ainsi que les cultures qui en résultent, c’est là où je m’intéresse aux questions identitaires : les manières différentes de faire face à des questions universelles. La migration, le déracinement, le nomadisme sont des choses qui ont toujours existées donc je tente de revenir à des expériences partagées. Je ne parle pas forcément d’un humanisme mais peut-être que si l’on voit qu’on a vécu les mêmes choses et qu’on pourrait vivre les mêmes choses à un moment donné de l’histoire, on aura plus de patience et de tolérance envers l’autre. Mon constat est noir, la haine est très forte, mais on continuera de propager l’amour. Il ne faut jamais arrêter. 

Propos recueillis par Roxane Becharat 

Film projeté Samedi 1er Avril à 14h au Centre Pompidou (C1)

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.