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Billet de blog 31 mars 2023

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Entretien avec Margaux Dauby, réalisatrice de Cinzas e nuvens

Entourées d’une campagne portugaise aride s’étendant à perte de vue, quelques femmes guettent du haut d’une tour de vigie les assauts du soleil et ses panaches de fumée. La réalisatrice belge Margaux Dauby témoigne de la contemplation solitaire de ces femmes. Entre plénitude muette et rumeurs inquiètes de l’incendie, la caméra Bolex s’approche au plus près de leurs souffles et gestes.

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Illustration 1
© KOKORO

Comment es-tu arrivée à ce projet ?

 J’ai commencé à étudier le cinéma après des études en sciences politiques à Bruxelles. J'ai fait un stage au festival de Gand, Courtisane, qui a été une révélation pour moi, puis un Erasmus à Lisbonne, avant de vivre entre les deux pays. En été 2018, j’ai fait un tour à vélo, seule, en remontant le long du Tage et je me suis fait harceler par des types dans un restaurant. Je me suis enfuie à vélo sans savoir où aller, et je suis arrivée à une tour de vigie. J’ai frappé à la porte, et une dame m’a ouvert. En passant l’après-midi avec elle, j’ai découvert sa profession. Face aux incendies dont souffre le Portugal, des vigies, hommes et femmes, se relaient dans des tours pour détecter les feux dans le paysage. Quelque chose m’a plu dans le calme et dans la solitude apaisée de la contemplation de cette vigie et je me suis dit qu’il y avait un film à faire.  

Comment s’est passé ton travail de terrain ?

Il n’a pas été facile d’obtenir une autorisation de tournage auprès de la gendarmerie portugaise (GNR). Lorsque je l’ai finalement obtenue, la GRN m’avait préparé le travail : ils avaient sélectionné pour moi les vingt plus belles tours du Portugal où des femmes travaillaient comme vigies ! Plutôt que d’arpenter le territoire entier, je me suis concentrée sur quelques tours, éparpillées autour de la Serra de Estrela, un massif montagneux dans le Portugal. La GNR nous avait octroyé deux semaines dans les tours. La première semaine, nous avons fait des repérages et des petites études en numérique, puis j’ai consacré la deuxième à filmer en pellicule à partir des quelques bobines que j’avais acquises ou récupérées, un peu périmées et découpées à la main. N’ayant pas obtenu d’argent pour le film, j’ai dû faire avec mes petits moyens.

Dans quelle optique utilises-tu la Bolex ? Est-ce pour intensifier la texture et la sensation ? 

Dans la mesure où j’avais envie de réaliser un film sur la sensation d’être dans une tour de vigie pendant ces incendies d’été, je n’avais finalement pas tant besoin de parole. Je souhaitais tourner en pellicule, inspirée par le cinéma expérimental, parce qu’elle coupe court à mes doutes. En numérique, je peux filmer à l’infini, alors qu’à la Bolex, comme il y a une pression économique forte, il faut prendre des décisions rapides et je dois y aller au feeling, contrainte par les prises de trente secondes qu’impose la caméra. Et puis j’ai l’impression de me faire une surprise, car je ne sais pas vraiment ce qu’il y aura sur ma pellicule. Je crois que j’ai finalement trouvé une écologie qui me convient : une caméra à ma taille, je ne tourne pas trop de matière et donc réduis les possibilités de me perdre au montage. On revient du terrain, on a quarante minutes de film, et puis on y va doucement pour construire le film.

On voit aussi que dans ton film, la Bolex pousse à un travail particulier au son, celui de faire exister des choses dans le champ filmique par la présence sonore. Comment s’est construit ce travail ?

 J’ai travaillé au montage image et montage son avec quelqu’un que je trouve très talentueux : Raúl Domingues. Il a mis beaucoup de lui-même dans la création de l’univers sonore. Ensemble, on ne communique pas de façon très intellectualisante, on est beaucoup plus dans le ressenti. On voulait donner à sentir l’ambiance, et que ce son fasse avancer le film narrativement dans la mesure où à l’image, c’est très contemplatif. Effectivement, j’aime la Bolex parce qu’elle force au son asynchrone, elle me laisse jouer. Il faut partir de zéro, tout est possible et à refaire. 

Finalement, l’incendie existe peut-être plus dans cet univers sonore, souvent inquiétant, qu’à l’image. Pourquoi ne pas avoir davantage filmé ces flammes ?

 Les professionnels que j’ai rencontrés ont tous beaucoup insisté sur le fait de ne pas montrer d’incendies, parce que selon eux, ces images ont quelque chose de fascinant qui peut inciter les gens à « passer à l’acte ». Beaucoup d’incendies au Portugal ont des causes criminelles. Cette règle m’a convenu dans la mesure où on sent la présence des incendies, sans avoir besoin de les montrer. Et puis je n’allais pas chercher l’incendie, j’allais chercher ces femmes.

Qu’allais-tu chercher chez ces femmes ?

Avec elles, je voulais apprendre à gérer la solitude. Elles m’ont expliqué tous leurs petits trucs pour échapper à l’ennui pendant ces longues surveillances, surtout quand la garde se répète d’année en année. Mais dans la mesure où ces femmes s’ennuient quand même un peu, elles étaient contentes d’avoir de la visite, d’autant plus que celles-ci ne sont d'habitude pas autorisées. C’était un léger problème pour moi qui voulais filmer leur solitude, car elles avaient très envie de me parler !

Tu passes de filmer des enfants dans tes autres réalisations à filmer ces femmes, qu’est-ce que ceci a changé dans ton geste cinématographique ?

 Je pense que j’ai commencé par filmer des enfants parce que je n’avais pas beaucoup confiance en moi et cela me semblait plus facile - venant d’une famille où il y a plein d’enfants, et puis parce que tout simplement je ne suis pas très grande ! Peut-être que par la suite, j’ai un peu mûri et me suis sentie à l’aise avec l’idée de filmer des adultes ? Je crois que sans me poser ces questions, tout est parti de cette rencontre avec Dina. Après elle, tout m’a semblé évident : je voulais filmer des femmes, parce que tout me semblait plus proche de moi. Surtout au Portugal où la société est fortement genrée... C’est aussi une contrainte thématique qui m’arrange, car j’avais moins envie d’aller passer du temps dans une tour seule avec un homme. Et puis, au cinéma, on voit rarement des femmes seules, juste comme ça, sans être en train d'attendre un homme ou quelque chose.

On sent dans le film une tension entre l’intérieur et l’extérieur, entre la plénitude et l’urgence ou le danger. Est-ce une porosité sur laquelle tu as voulu jouer ?

 Tout à fait. Il y a l’intérieur de la personne, celui de la tour et ce monde extérieur que l’on voit à travers les vitres, les télescopes, et la caméra bien sûr. Finalement, cette tension pousse à essayer de trouver une sérénité dans le monde malgré les catastrophes, en échappant au nihilisme. Je crois que c’est ce dont parle Maria Gabriela Llansol dans la citation avec laquelle j’ouvre mon film. L’écrivaine portugaise nous dit “Looking at the tree line, a question creeps into my mind and, simultaneously, I have a desire what if nothing existed?". Ce « à quoi bon ? », c’est quelque chose qui me touche et contre lequel j’essaie de lutter. Alors j’ai cherché des réponses auprès de ces femmes, qui elles-mêmes se posent beaucoup de questions tout en trouvant une façon de faire avec.

Y a t-il d’autres références qui t'inspirent dans ton travail ?

Le premier film qui m’a percutée, je l’ai vu à Courtisane et c’est Footnotes to a House of Love de Laida Lertxundi. La même année, j’ai aussi vu Sack Barrow de Ben Rivers, et j’ai compris ce que je cherchais et ce que j’avais envie de faire de ma vie. Ont suivi Wang Bing, Chantal Akerman, Anne Charlotte Robertson, et Jonathan Schwarz… entre autres. 

Je ne me sens pas à cent pour cent cinéma, alors je crois que je me nourris énormément des échanges et collaborations avec des gens qui ont une façon de faire des films avec laquelle je m’identifie, mais qui comprennent mieux le cinéma que moi. Je pense à Mieriën Coppens, à Bruxelles, et puis à Raul Domingues, au Portugal. 

Je voudrais ajouter que je crois que Doc’s Kingdom, Séminaire International de Documentaire (j’y ai travaillé, mais aussi les rencontres faites là-bas, les films et les discussions), a été très important pour m’aider à définir la façon dont j’ai envie de faire du cinéma documentaire.

Aurais-tu d’autres choses à ajouter ? 

 Le désir que j’avais avec ce film, c’était aussi celui d’aborder la question écologique, la grande thématique de l’environnement, et celles des professions liées au territoire. Des professions concrètes et physiques, où les gens ne sont pas derrière leurs ordinateurs comme c’est souvent le cas aujourd’hui. Ici, les femmes travaillent avec leurs yeux et leurs compas dans des tours assez recluses et vétustes. Elles sont un petit chaînon dans une chaîne de travail qui peut paraitre folle compte tenu des moyens d’aujourd’hui ! D’autant plus que nous ne sommes pas vraiment en train de prendre les mesures nécessaires afin que la planète ne brûle pas.

Propos recueillis par Thibaut Terdjanian et Emma Duquet

Projeté le Samedi 1er Avril à 14h au Centre Pompidou (C1)

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