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Pourquoi avoir choisi cette forme, qui se rapproche davantage, au premier abord, d’une fiction, d’un conte, que d’un documentaire ?
Je crois que j’ai toujours été attirée par le potentiel qu’à le réel de provoquer l’étrange. Ce sentiment d'étrangeté surgit clairement pour moi dans des moments de grands changements, où tout est tellement bouleversé que les choses familières commencent à devenir méconnaissables. Durant les quelques dernières années, la vie à Beyrouth a beaucoup changé. Ce film est une manière de documenter les transformations que j’ai vécues, des transformations à la fois personnelles et collectives. Le film ne parle pas d’événements en particulier mais plutôt essaie de capter les mutations provoquées par ces événements. C’est dans ce sens que le film a un rapport fort avec le réel. Il est né d’une période où le familier est devenu étrange et où l’étrange est devenu familier. Ce décalage ouvre pour moi une brèche vers le monde du mystère et de la magie. C’est une période qui a énormément nourri mon désir de fiction et surtout mon envie de plonger dans le territoire des contes, des mythes et des légendes. C’est un terrain de jeu qui m’amuse beaucoup. Il fait intervenir des temporalités et des tons de récit qui permettent au surnaturel de surgir.
Pourquoi avez-vous choisi de vous concentrer sur les plantes - aucun personnage n'apparaît à l'écran...
L’image qui fut à l’origine du film est celle d’une plante dans l’obscurité illuminée par une lampe de poche (flashlight). Je crois qu’il y avait quelque chose dans l’apparition et la disparition de la plante sous le mouvement de la lampe qui me captivait. C’est aussi une image qui me fait sentir qu’un événement mystérieux va avoir lieu. J’ai donc commencé à faire des images de plantes durant la nuit, de plantes que je retrouvais dans les rues de Beyrouth. Je faisais ces images avec mon téléphone portable. Petit à petit, je me suis retrouvée à collectionner des images de plantes que je rencontrais ici mais aussi ailleurs, nuit et jour. C’est devenu une obsession. Je remarquais leurs manières d’occuper les lieux. J’avais un peu l’impression qu’elles venaient d’ailleurs, qu’elles ne faisaient pas partie du tissu urbain de la ville mais qu'elles y faisaient intrusion. J’ai grandi avec l’image de Beyrouth comme une ville de béton sans arbres ni plantes. Chose qui est vraie, dans le sens où il n’y a pas d’espaces verts tels que des parcs, des jardins et des bois. C’est vrai que le béton prend beaucoup de place, mais la flore existe, c’est juste qu’elle est sauvage et pas vraiment organisée. Moi, je ne voyais plus que ça dans la ville : les arbres, les plantes, les fleurs. Cette obstination a dessiné dans mon imaginaire l’histoire d’un jardin caché qui serait à l’origine de la présence des plantes dans cette ville de béton. Filmer à l’intérieur même de Beyrouth était une règle que je m’étais fixée, presque pour prouver que tout ça existe bien ici.
Quant aux personnages de Camélia et Nahla, elles nous accompagnent depuis plusieurs projets. J’ai écrit The Secret Garden avec Carine Doumit, qui a aussi monté le film. On avait développé ces deux personnages à travers d’autres films et textes. On savait qu’elles allaient être les protagonistes mais c’était assez clair pour nous qu’il ne s’agissait pas que des actrices interprètent leurs rôles et que Camélia et Nahla n’existeraient qu’à travers la voix qui les racontent. Le désir était vraiment d’expérimenter ce qui peut advenir de cette obsession pour les plantes. Je pense que lorsqu’on regarde quelque chose avec insistance, un effet de loupe se produit et souvent, quelque chose d’inattendu surgit. Cette obstination à filmer un seul motif est une chose que j’ai déjà expérimentée dans deux films précédents, Vers le Soleil (2019) et One Sea, Ten Seas (2019). Ces trois films forment pour moi une trilogie : d’abord la pierre, suivie par la mer et enfin les plantes.
Il m'a été difficile de ne pas associer métaphoriquement votre travail à l'histoire de l’occupation du Liban sous le mandat Français. Avez-vous envisagé un tel parallèle ?
Il existe à Beyrouth un bois de pins qu’on appelle Horsh Beyrouth. C’est un espace vert dont la constitution date du 13e siècle et qui a subi des abus fréquents au cours de son histoire par différentes forces d’occupation (Croisés, Ottomans, Alliés de la Seconde Guerre Mondiale) qui récupéraient le bois des arbres pour construire des navires et des armes. L’agression la plus récente a eu lieu en 1982, lorsque l’armée israélienne a bombardé le Horsh, et détruit par le feu tout son couvert végétal. Au début des années 1990, à la sortie de la guerre civile, un plan de réaménagement du bois est lancé grâce à un don de la France. Le bois de pins fut alors fermé au public pendant plus de vingt ans sous prétexte de fermeture pour travaux. Les citoyens libanais âgés de plus de trente-cinq ans pouvaient soumettre une demande d’accès qui était très difficile à obtenir. Des témoignages indiquent qu’alors que les Libanais étaient refusés d’accès, les Occidentaux arrivaient à obtenir la permission. Cette politique d’entrée restrictive a effacé le bois des pins de la mémoire collective des habitants de la ville. Le Horsh était devenu un souvenir pour certains et une fiction pour d’autres. Le bois a rouvert en 2015 sous pression des habitants de la ville qui protestaient contre cette fermeture. Je me rappelle avoir pénétré le Horsh pour la première fois en 2015. Je me souviens clairement du sentiment que j’ai eu, celui d’être hors des limites du possible. Je sentais que ma présence dans ce lieu ne pouvait pas relever du réel. Ce lieu et son histoire ont beaucoup marqué mon imaginaire. Il est l’un des éléments principaux qui a formé la fiction du film. C’est dans cette perspective que le film porte en lui l’histoire des occupations de la ville (françaises et autres) et les politiques d'exclusion qu’elles engendrent.
L’autre élément qui pourrait nourrir ce parallèle est l’herbier qui apparaît dans le film. La classification scientifique des plantes est une pratique coloniale qui permet de bien définir et comprendre le territoire colonisé. C’est bien entendu une manière de contrôler et d’user les ressources du territoire. Dans le film, Camélia et Nahla produisent un herbier des plantes apparues dans la ville pour enquêter sur leurs origines. Mais leur herbier fait l’inverse de ce qu’une classification devrait idéalement faire : au lieu de contribuer à la compréhension et au contrôle des plantes, le catalogue de Camélia et Nahla les révèlent comme créatures dangereuses, impossible à saisir.
Les images filmées s’apparentent à des images d’archives, on pourrait se poser la question de leur âge. Pourquoi avoir choisi la pellicule ?
J’ai tourné les images du film en 16mm et en Super 8. Je trouve qu’une image tournée en pellicule a cette qualité de sembler appartenir à un autre temps. Son grain et sa texture ne ressemblent pas du tout aux images qu’on rencontre dans notre quotidien, ces images lisses, en haute définition. J’ai l’impression que la quantité de détails contenue dans une telle image essaye constamment de nous convaincre de sa fidélité au réel qu’elle capte. En contraste, l’image tournée en pellicule, qui contient les traces de sa médiation matérielle, crée une distance temporelle. Ce ne sont pas des images immédiates, elles proviennent d’un autre temps. Elles viennent d’ailleurs et peuvent alors très bien porter le conte et amplifier ce sentiment d'étrangeté qu’on voulait que le film contienne.
En ce qui concerne les sons, la voix off, comment s’est opéré le processus créatif ?
En écrivant le film, Carine et moi, on voulait une narration à plusieurs voix. On a fait des tests avec les voix de quelques amies qui se sont généreusement prêtées au jeu. Pour la narration principale du film, l’enrouement naturel dans la voix de Liwaa Yaziji fait qu’on a l’impression que le récit est chuchoté, matérialisant le secret du jardin dans le timbre de sa voix. L’écriture du récit se faisait en parallèle au montage. Les images ont été tournées sans son. Ça ne m’intéressait pas de les bruiter et donc la synchronicité n’a pas été un souci lors du travail sur la bande sonore. En fait, tous les sons utilisés dans le film, hormis les voix off, sont des sons recyclés. Tatiana el Dahdah (ingénieure son) et Ghassan Salhab (cinéaste) nous ont donné accès à leurs banques sonores qui contenaient principalement des ambiances sonores ainsi que quelques sons plus précis, faciles à isoler. Le montage n'a vraiment pris forme que lorsque nous avons identifié deux ou trois sons assez particuliers qui ont ancré les images. C’est le cas du son des oiseaux et de la brouette qui ont été centraux à la construction des deux premiers chapitres du film. Ces sons stridents étaient inspirants et nourrissaient l’étrangeté que portait le récit. Concernant le choix des ambiances, on cherchait à avoir une multitude de paysages sonores pour marquer le déplacement des personnages dans la ville. La musicienne électroacoustique, Kinda Hassan, a créé la bande sonore du film. Elle a elle aussi puisé dans sa propre bibliothèque, travaillant surtout sur la transformation d’enregistrements acoustiques en bruits électroniques. Cette mutation sonore qu’elle a effectuée fait écho au geste global du film : celui de la transformation progressive d’une ville et de ses habitants suite à l’apparition soudaine de plantes mystérieuses dans les rues. Kinda a aussi beaucoup travaillé sur l’ajout de couches sonores, presque imperceptibles à certains moments, qui ont créé un flux continu qui croissait en étrangeté au fur et à mesure qu’on avançait dans le film. Par ailleurs, c’est la bande son qui amène principalement le ton ludique du film. Il est porté à la fois par les voix, la musique ainsi que les multiples sons électroniques qui rappellent les bandes sonores de films de science-fiction. Je trouve que ce ludisme nourrit le potentiel de magie et d’étrangeté contenu dans les différents éléments du film. Et puis c’est bien aussi de ne pas trop se prendre au sérieux !
Propos recueillis par Victoire Lancelin
Film projeté le Samedi 1er Avril à 14h au Centre Pompidou (C1)