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Deux ans après le retour de la démocratie, sont jugés les principaux organisateurs de la dictature militaire en Argentine (1976-1983) : Jorge Rafael Videla, Emilio Eduardo Massera, Roberto Eduardo Viola, Armando Lambruschini, Orlando Ramón Agosti, Omar Graffigna, Leopoldo Galtieri, Jorge Anaya et Basilio Lami Dozo pour des crimes qui comprennent l’enlèvement, la torture et le meurtre d’environ 8 000 à 9 000 personnes au cours de ce que l’on a appelé la « guerre sale » contre les dissidents politiques. Le procès de la junte argentine est le premier grand procès pour crimes de guerre depuis le procès de Nüremberg en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale, et le premier à être mené par un tribunal civil. Ulises de la Orden est un réalisateur, scénariste et producteur argentin. Il a notamment réalisé Desierto verde (2013), Chaco (2017), Amanecer en mi tierra (2019) et Nueva Mente (2019).
Qu’est-ce qui vous a poussé à réaliser ce film aujourd’hui ?
J’ai commencé à travailler l’idée de faire un film sur le procès de la junte argentine en 2013. Cela a commencé par une enquête chaotique et désorganisée qui a progressivement pris de l’ampleur. La première chose qui est apparue, c’est qu’il existait 530 heures de d’archives de film U-matic sur le procès qui étaient presque entièrement inédites. Si ma motivation était d’abord de travailler sur ce procès que je considérais et considère toujours comme un tournant de l’histoire de mon pays, dès que j’ai eu connaissance de ces archives audiovisuelles, ma curiosité de cinéaste s’est réveillée.
Comment avez-vous trouvé le courage nécessaire pour vous plonger au plus près du témoignage des horreurs commises ?
Nous avons visionné ces 530 heures de vidéos d’archives entre 2019 et 2020. À ce moment de l'histoire, on savait déjà tout ou presque de ce qui s'était passé pendant la dernière dictature en Argentine. Cependant, s'immerger méthodologiquement dans ces archives, en les visionnant entre quatre et six heures par jour, du lundi au vendredi, pendant sept mois, a été une expérience terrifiante, une rencontre directe avec l'horreur. Ces témoignages, racontés par des survivants ou des proches, si peu d'années après que les crimes ont été commis, dans une démocratie qui n'avait que deux ans, fragile et délicate… Avec des commandants qui avaient encore le contrôle des troupes et des armes… Le courage qu’a impliqué le témoignage des témoins, qui ont témoigné presque sans aucune garantie – avec les seules garanties symboliques que pouvait offrir la République – se voit, se sent, s'entend, est en permanence dans l'air de la salle d'audience. Et cela donne à ces témoignages, prononcés pour la première fois devant un tribunal, une force unique.
Quel a été le principe qui a guidé vos choix, avec Alberto Ponce, de montage et de structuration du film en chapitres ?
Nous savions que ce que nous voulions raconter était l'histoire du procès. La première décision que nous avons prise a donc été de ne pas travailler sur chaque cas de manière isolée. Bien que les histoires individuelles dont il est question dans le procès sont très fortes et qu’il serait souhaitable qu’un film soit fait sur chacune d’entre elles, notre choix a été de travailler plutôt sur le déroulement du procès, en suivant les thèmes plutôt que les cas. Une autre décision initiale a concerné le choix de la mise en scène. Bien que le procès ait sa propre mise en scène, nous avons vite compris que le déroulement chronologique des questions judiciaires ne nous permettrait pas de faire un récit qui narrerait l’histoire de ce procès. C’est pourquoi nous avons fait le choix de travailler la temporalité sans respecter la temporalité propre du procès.
Est-ce que d’autres films documentaires vous ont inspiré pour réaliser ce travail ?
Nous avions plusieurs films comme références pour ce projet. Personnellement, il y a deux films qui ont été une source d'inspiration et qui, comme nous, travaillent exclusivement avec des archives : Mourir à Madrid, de Frédéric Rossif, et La Guerre d’un seul homme, d'Edgardo Cozarinsky. Il y a aussi un autre film : Un spécialiste, portrait d'un criminel moderne d’Eyal Sivan et de Rony Brauman, sur le procès Eichmann à Jérusalem, et qui est comme un cousin germain d’El Juicio.
Où en est aujourd’hui en Argentine le travail de justice et de mémoire face aux crimes commis par la junte militaire ?
Les droits de l'Homme sont actuellement une politique d'État en Argentine. Aujourd'hui encore, l’on continue de juger chaque membre des forces répressives ayant une responsabilité pénale dans les crimes contre l'humanité commis pendant la dernière dictature. Ce processus bénéficie aujourd'hui du soutien massif de la société civile et, bien entendu, comme toujours, des organisations de défense des droits de l'Homme, au premier rang desquelles les Madres de la Plaza de Mayo.
Quelle a été la réaction en Argentine à la sortie de votre film ?
Le film n'est pas encore sorti en Argentine. La première aura lieu à la fin de la première semaine d'avril. Mais d'après les avant-premières et les personnes à qui nous l'avons montré, nous pensons que l'accueil sera très enthousiaste. Nous l'avons déjà projeté à Berlin, New York, Trondheim et Oslo : les salles étaient pleines et le public très engagé, qui a participé avec beaucoup d'intérêt aux conversations qui se sont déroulées à la fin de la projection.
Quelle leçon et quel sentiment tirez-vous de la vision des 530 heures de ce procès ?
La leçon que les Madres de la Plaza de Mayo nous ont donnée il y a de nombreuses années, à savoir qu'en termes de mémoire, de vérité et de justice, il ne faut faire aucun pas en arrière.
Propos recueillis par Edgard Darrobers et Caroline Payen