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« Réfugié », « migrant », « exilé », « clandestin », « sans papier », « étranger »... La liste des mots possibles pour nommer celles et ceux qui quittent leur pays de naissance pour s'installer ailleurs, est longue. Chacun de ces mots renvoient en effet à des réalités différentes, différence qui se construit essentiellement à partir des motifs de départ : qu'ils partent par exemple dans l'espoir de se construire une vie meilleure et on les appellera des « migrants économiques» ; qu'ils partent contraints de fuir une zone de guerre et on les appellera des « réfugiés », ou des « demandeurs d'asile ».
De par les imaginaires qu'ils évoquent et les personnes qui les utilisent, les mots constituent des instruments puissants pour diffuser une vision du monde particulière, pour générer des sentiments de rejet ou d'empathie, et ils débordent largement leur rôle, en théorie objectif, de décodage et de caractérisation du réel.
Au-delà de notre seule expérience, convaincus que les mots sont importants, la question que nous voudrions nous poser ici est de savoir ce que l'on a à perdre ou à gagner, sur le terrain politique et idéologique, à utiliser tel mot plutôt que tel autre. Quels sont les enjeux de ces choix sémantiques dans l'espace public ? Car, sans mise à distance critique, le mot pense pour nous, il nourrit et construit des imaginaires, il fait résonner et s'installer des représentations que nous ne maîtrisons pas toujours, que nous souhaitons combattre parfois.
Il n'est pas anodin que, depuis quelque temps seulement, en Grèce et dans le village de Kleio à Lesbos notamment, ceux venus d'en face par la mer, autrefois désignés comme « lathrometanastes », qui signifie « immigrés clandestins » en grec, soient désormais appelés par certains « prosfyges », « réfugiés ». Ce terme était jusqu'à récemment exclusivement réservé aux quelques 1 200 000 Grecs d'Asie Mineure qui, à partir de la signature en 1923 du Traité de Lausanne mettant fin à la guerre greco-turque, ont dû quitter leurs foyers du jour au lendemain et venir s'installer en Grèce, dans le cadre d'un immense échange forcé de populations. Cet événement, connu en Grèce sous le nom de « Grande catastrophe », a chargé d'histoire le mot « réfugié » et lui a donné une connotation bienveillante. Malgré le rejet et l'exploitation dont ils ont été victimes à leur arrivée, les réfugiés grecs d'hier ont peu à peu développé une identité particulière, où le souvenir de l'exil côtoie le sentiment nostalgique de la terre d'en face, et leur histoire collective a coloré positivement ce mot de « réfugié ». Aujourd'hui, quand il est utilisé pour désigner les migrants présents en Grèce, alors même qu'il ranime cette mémoire collective et fait revivre l'histoire de ce déracinement, il rapproche et associe symboliquement des populations et des trajectoires diverses, il confère à la présence de ces hommes et de ces femmes une bien plus forte légitimité.
Et l'on peut espérer qu'en se diffusant, en devenant de plus en plus fréquent, l'usage de ce mot transforme petit à petit le regard que les Grecs portent sur eux.
Loin de cette évolution localisée mais non moins symbolique, a eu lieu dans la sphère médiatique française, un débat en fin de compte assez stérile sur le choix des mots. Pendant deux mois environ, en août-septembre 2015, journalistes et politiques ont tourné en rond pour savoir quel mot utiliser pour parler de ces familles entières que l'on voyait mourir dans la Méditerranée sur nos écrans télévisés. Il fallait trouver un mot, le bon mot, qui puisse être à la hauteur du drame qui se déroulait sous nos yeux.
A la différence des milieux associatifs et militants qui ont tendance à utiliser une plus grande variété d'expressions pour nommer et caractériser des réalités humaines diversifiées liées aux phénomènes migratoiresi, les acteurs du champ médiatico-politique se sont enfermés dans une alternative unique entre « migrant » et « réfugié ». Alors que le terme « réfugié » renvoie à un statut juridique clairement défini par les conventions de Genève de 1951, celui de migrant est beaucoup plus flou. Il a donc été de plus en plus fréquemment associé à l'adjectif « économique » pour en préciser les contours et a pris une connotation péjorative depuis peuii.
Ainsi, des journalistes se sont distingués par leur injonction à ne plus utiliser que le mot « réfugié » pour parler des personnes qui empruntent la voie turco-grecque pour venir s'installer en Europe. Le premier fut Barry Malone d'Al Jazeera, pour lequel le terme « migrant » était devenu un « outil qui déshumanise et distancie, un euphémisme péjoratif »iii. Jean Quatremer y est allé de son cri du cœur en concluant ainsi son article du 6 septembre 2015iv : « Aylan était un réfugié », brandissant par la même occasion la menace de la « lepénisation rampante des esprits » à tous ceux qui hésiteraient quant au choix des mots.
Considérant nous aussi que le traitement politique d'une question dépend grandement de la manière dont elle est formulée, et d'autre part que les mots ont un pouvoir performatif, accordons-leur le bénéfice du doute : les appeler « réfugiés » plutôt que « migrants », ce serait revendiquer haut et fort leur légitimité à déposer une demande d'asile une fois arrivés en Europe et défendre le droit qu'ils ont à être protégés.
Mais, ces prises de position médiatiques constituent malheureusement aussi et surtout un acte idéologique : celui de l'indignation sélectivev, de la mise en concurrence entre migrants et réfugiés, de l'opposition entre « réfugiés méritants », dont le droit est fondé, et « migrants indésirables ». Dès lors, il n'y a plus de doute qui vaille. Les invectives de ces journalistes, présentées comme des actes de compassion et d'empathie nécessaires, constituent en réalité un acte politique excluant et discriminant.
La distinction entre migrant et réfugié est fondée sur une différenciation plus que discutable, souvent artificielle, toujours arbitraire. Il n’en demeure pas moins qu’elle constitue un outil très efficace en matière de contrôle et d'accueil.De nombreux pays, comme la Tunisie ou le Pakistan, sont à l'origine de flux migratoires tant politiques qu'économiques. Les raisons qui poussent des individus ou des familles à quitter leur maison, leurs proches, leur quartier ou leur village sont souvent inextricables. De plus, ceux qui ne fuient pas des persécutions individuelles ou une zone de guerre fuient tout de même des conditions de vie le plus souvent intenables obstruant tout horizon d'avenir décent. Ainsi, comme l'affirme l'anthropologue Emmanuel Terray : « il n'y a que des migrants politiques » car « c'est toujours une situation politique qui crée la migration »vi. Enfin, rares, voire inexistants, pour ne pas dire impossibles, sont les parcours migratoires qui ne sont pas source de déracinement, de profonde vulnérabilité et de souffrance.
Il semble donc que cette différenciation soit en réalité le symptôme d'un monde qui distribue la valeur de la vie de manière différentielle. Il y a des vies dont on juge qu'elles ne sont pas dignes d'être soutenues et protégées, des vies qui ne méritent pas qu'on en porte le deuilvii. Et pour cela, on ne cesse de classer, de trier, de sélectionner celles qui comptent et celles qui ne comptent pas.
Nous sommes déterminés à combattre cet agencement du monde et de ses hiérarchies.
Dans le cadre de notre projet documentaire, dès nos premières discussions, et lors de la rédaction du dossier de production, il nous a fallu nommer ceux qui étaient au centre de notre film et refuser d'emblée certains termes. Puis, au-delà des questions stylistiques qui se sont inévitablement imposées à nous, avec le recul, nous avons constaté que l'utilisation de tel terme plutôt que tel autre n'était jamais fortuite : chacun de ces mots, chargés de son imaginaire et de sa structure de sens propres, fut inconsciemment choisi en fonction du registre du passage au sein duquel il était employé. « Réfugié » n'est employé que pour désigner les Grecs d'Asie Mineure et le reste du temps, il conserve son sens distancé de statut légal. A l'inverse, nous utilisons davantage le mot « exilé » lorsque nous voulons faire ressortir la dimension individuelle des flux migratoires en tant qu'infinité de trajectoires, d'expériences individuelles et de traces multiples laissées dans l'espace et le paysage. Enfin, la récurrence du terme « migrant » est plus forte lorsque l'on appréhende l'actuel contexte de la Grèce ou de l'Europe, et il retrouve son aspect neutre, général et englobant.
Dans le processus d'écriture, au fil des pages et des thèmes abordés, forts de leur pouvoir suggestif et chargés de leurs représentations respectives, ces mots se sont proposés à nous, presque d'eux-mêmes.
C'est là que réside le risque. Il ne faut pas se laisser piéger par le langage au risque de se laisser enfermer dans des visions du monde régressives et discriminantes ; il faut refuser d'entériner toute forme de hiérarchisation des individus et pour cela, bien choisir nos mots.

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Clémence et Cinemakhia.
i Voir l'article très complet de la Coordination sans-papier 75, "Qui dit quoi?", janvier 2016 : https://csp75.wordpress.com/qui-dit-quoi/
ii https://resistanceinventerre.wordpress.com/2015/08/29/le-migrant-nouveau-visage-de-limaginaire-francais-ne-les-appelez-plus-migrants/
iii http://www.aljazeera.com/blogs/editors-blog/2015/08/al-jazeera-mediterranean-migrants-150820082226309.html
iv http://bruxelles.blogs.liberation.fr/2015/09/06/ne-plus-dire-migrants-mais-refugies/
v https://blogs.mediapart.fr/mikael/blog/200915/migrants-ou-refugies-lindignation-est-mauvaise-conseillere
vi http://www.humanite.fr/il-ny-pas-de-bons-refugies-ou-de-mauvais-migrants-il-ny-que-des-migrants-politiques-584282
vii Judith BUTLER, Qu'est-ce qu'une vie bonne ?, éditions Payot, 2014.