Posté sur la place du village, le collectif Cinemakhia enregistre les sons que l’on entend ici à Kleio. Quelques discussions par-ci par-là, parfois, un komboloï (chapelet) qui claque, des chats qui miaulent, des chiens qui aboient, mais surtout, les mouches qui volent. Il est deux heures de l’après-midi, le calme règne. Kleio est un village de quelques 300 habitants. Les murs de pierres grises, les rues souvent désertes, insufflent au village un calme teinté d’une certaine austérité. Tourné principalement vers l’agriculture et l’élevage, la population de Kleio est plutôt âgée, la jeune génération lui préférant désormais Mantamados, village un peu plus important à quelques kilomètres, ou Mytilène, la capitale de l’île.
Giorgos, le tenancier de la taverne principale du village, est là, assis sous l’ombre de l’immense platane qui trône sur la place du village. « Le platane a 765 ans », nous dit Giorgos avec fierté, « il a été planté par les Turcs pendant l’Occupation ottomane ».

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Au XVe siècle, les Turcs ottomans envahissent Lesbos qui ne sera libérée de la domination ottomane qu’en 1912. A Kleio, la présence turque est très forte : une partie du village appartient aux Grecs, l’autre aux Turcs. Mais malgré la fin de la Grèce ottomane, la communauté turque de Kleio reste implantée dans le village. Aujourd’hui encore, la population locale fait référence au « cimetière grec » et au « cimetière turc ». « A l’époque, les Grecs et les Turques vivaient en parfaite harmonie au village, jusqu’à ce que… ». Ici, la voix de Giorgos s’étouffe, ses yeux qui, jusque-là, fixaient la caméra, se perdent dans le vide.
De la même façon que les Turcs furent présents pendant des siècles sur le sol grec, on note la présence de Grecs en Asie Mineure à partir du XIe siècle. Au fil des siècles et des mariages mixtes, ces communautés orthodoxes s’enracinent dans ce territoire que la mer Egée sépare de la Grèce. Mais en 1919, éclate une guerre entre la Grèce et la Turquie où des millions de Grecs d’Asie Mineure sont exécutés et contraints à l’exil. Cet événement est connu en Grèce sous le nom de « Grande Catastrophe ». C’est dans ce contexte que débarquent par la mer les premiers réfugiés Grecs d’Asie Mineure à Kleio. Notre caméra reste fixée sur les yeux de Giorgos. Peu à peu, celui-ci reprend : « Ma grand-mère est venue de Smyrne avec ses frères, ses sœurs et sa mère. Son père, lui, avait été tué par les Turcs. Elle ne possédait plus rien, juste un bijou de sa mère qu’elle avait cousue dans le revers de sa robe avant de monter dans le bateau ».
Un an plus tard, en 1923, à l’issue de la guerre gréco-turque et de la signature du traité de Lausanne, un échange forcé de population est opéré entre les deux pays. Plus d’un million de Grecs d’Asie Mineure doivent quitter leurs foyers du jour au lendemain, et sont installés dans différentes régions de la Grèce. A Ayvelik ou Smyrne, les Turcs contraints de quitter la Grèce récupèrent les maisons abandonnées de force par les Grecs d’Asie Mineure. Du côté grec, l’échange de population est moins favorable aux prosfyges (réfugiés) qui affluent en nombre : à Kleio, il y a beaucoup plus d’arrivants que de partants. C’est à cette période que le village de Kleio connaît un pic démographique de 1350 habitants.
A leur arrivée, les exilés grecs perçus par la population locale comme un danger, sont rejetés, parfois exploités. Giorgos poursuit son récit : « Les premières années, les réfugiés d’en face souffraient de la pauvreté. Les habitants de Kleio ne voulaient pas d’eux, ils avaient peur que les réfugiés leur prennent leurs propriétés. Puis, au bout de deux ans, cinq ans, dix ans, les locaux se sont habitués et ont fini par les accepter parce qu’ils ont compris qu’ils pourraient tirer profit des réfugiés. Les propriétaires terriens payaient les travailleurs 1 drachme par jour, tandis que lui en gagnait 50. »
Aujourd’hui, à Kleio, la moitié des habitants sont des descendants de ces exilés d’Asie Mineure. Ces réfugiés d’hier ont développé une identité particulière, où le sentiment d’exil côtoie le souvenir nostalgique de la terre d’en face, la Turquie. L’arrivée des migrants aujourd’hui entre en résonance avec l’histoire de ces familles arrachées à leur terre. « Tous ces gens qui arrivent en bateau puis marchent sur les routes me ramènent à l’histoire de ma grand-mère, à sa souffrance. Comment ne pas leur tendre la main ? », conclut Giorgos.

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Les échanges que le collectif Cinemakhia a pu capter entre les habitants du village montrent à quel point cette page de l’histoire est encore présente pour chacun d’entre eux et comment elle se trouve ravivée chaque jour par l’arrivée des migrants. Ces histoires se font écho et transforment la langue elle-même. Pour la première fois depuis des années, en Grèce, les migrants d’aujourd’hui, auparavant désignés comme « clandestins », sont désormais appelés « prosfyges », terme jusqu'alors réservé aux réfugiés grecs d’Asie Mineure.
Mélissa et Cinemakhia