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Billet de blog 8 mai 2024

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"La mère de tous les mensonges" : quand le cinéma rate la vérité

Asmae El Mounir essaye de faire dire à sa grand-mère la vérité. Mais ne l’a-t-elle pas déjà trop fabriquée pour pouvoir l’entendre?

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Roman familial
   La jeune réalisatrice veut connaître et comprendre son histoire familiale, et celle de son pays, le Maroc. Années de plomb : le silence a infiltré l’espace publique comme l’espace familial. Asmae El Mounir met en place un dispositif de reconstitution des lieux, à partir de maquettes, pour essayer de libérer la parole. Mais finalement, elle semblera n’avoir rien appris de plus que ce qu’elle savait déjà. 
   Il y a peut-être un moment de toute jeunesse où l’on cherche une vérité sur son histoire, avec le fantasme de trouver l’origine du trauma qui dénouera nos douleurs. Mais ici aucun miracle, aucune révélation. Nous aurons bien le récit (par le personnage dont la parole peut le plus être mise en doute) de la légende qui expliquerait l’interdiction des photos dans cette famille - mais pas de la bouche dont la réalisatrice souhaiterait l’entendre. 
   Le film glisse alors vers le procès latent de la grand-mère, sorte de sorcière jugée avant d’avoir parlé et pour ne pas avoir parlé, comme l’indique l’apparition du titre accolé à son visage. Il n’est pas sûr que la position du juge fasse de bons documentaires.

Raconter n’est pas soigner
   Une scène m’a particulièrement mise mal à l’aise, celle de la reconstitution de l’emprisonnement arbitraire d’Abdallah, lors des émeutes du pain de juin 1981. Elle ne passe pas par la médiation de sa propre figurine, puisqu’il se met lui-même à rejouer les positions dans lesquelles il s’est trouvé. Il semble entrer dans une sorte de transe - mais la caméra n’est pas une instance guérisseuse. Abdallah s’expose, sans que l’on sache si cela ne l’a pas plus abimé que restauré. L’emphase théâtrale de la scène donne à la reconstitution un caractère faussé. Il en fait trop, comme si ce qu’il avait vécu ne lui appartenait pas vraiment. Ce qui est peut-être (si l’on se souvient d’Imre Kertesz) le propre de l’expérience traumatique - mais la réalisatrice ne semble pas prendre la mesure de ce qu’elle met en jeu.
   Elle nous montre la seule photographie d’archives qui garde mémoire du massacre, sans parvenir à rien lui faire dire. On pense à l’inverse à ce qu’a fait la portugaise Susana de Sousa Dias dans 48 à partir d’images anthropométriques de prisonnier.es torturé.es sous le régime de Salazar.

Mère des mensonges / mère de vérité
   La première scène est presque un piège, une caméra cachée : il va s’agir de démontrer que la grand-mère est une fausse sourde. Le mensonge, c’est elle, la méchante, c’est elle, la vieille sorcière, le dictateur (dont elle idolâtre le portrait), c’est elle.
   Pourtant, ce qui semble échapper à la réalisatrice, ou ce qui peut-être la dérange, c’est que la vieille femme est la seule à dénoncer la fausseté du dispositif de représentation mis en place - sans cesse exhibé, mais jamais questionné.
   Lorsque la vieille femme, à laquelle on ne fait pas crédit d’avoir accepté de poser, détruit un portrait caricatural qui a été fait d’elle, on retient le bris du verre, sa violence, l’impact du geste sur les visages des autres membres de la famille. Mais il faut reconnaître que le portrait est à charge, et que l’artiste avait été prévenu en amont qu’il aurait à faire à une personne autoritaire. Aucune chance n’est laissée à cette vieille femme d’émerger pour ce qu’elle est. Elle est réduite à ce qu’elle est pour la réalisatrice, qui finalement se lance dans la confirmation de sa vérité plutôt que dans une quête véritable.

   L’insécurité dans laquelle sont mis les membres de la famille comme les voisins ne peut pas être le voie d’une révélation. (Voir sur ce point le dispositif totalement contraire de Smoke Sauna Sisterhood). La seule qui parlera vraiment le fera à distance, par vidéo interposée, filmée chez elle, hors du huis clos où a été reconstitué le quartier. 
   La grand-mère a détruit des images - ce qui ne signifie pas mentir - et elle refuse de parler. Elle refuse de transmettre. Quelque part elle refuse de jouer le rôle de la bonne figure maternelle. Révolte inaudible. Celle qui ment, c’est la mère de la réalisatrice : elle avait volé une photo à l’école de sa fille pour répondre au désir de celle-ci d’avoir des images de son enfance. La mère ici n’est pas jugée coupable car elle participe à la fabrication de la mémoire exigée par sa fille. Il y a une confusion sur ce qu’est un mensonge, dont le poids ne semble pas peser sur celle qui le commet. Dommage qu’Asmae El Mounir ne se soit pas plus intéressée à la peur qui sous-tend le silence - et probablement l’amnésie traumatique. 

Illustration 1
Et si la vieille sorcière disait sa vérité? © Arizona Distribution

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