Conte de fées
La critique a beaucoup commenté ce qu’on ne voit pas - c’est que ce qu’on voit nous raconte autre chose qu’un évènement historique lointain. Hedwig est « la reine d’Auschwitz » et vit le conte de fées dont elle rêve depuis ses 17 ans : une maison moderne, des domestiques, des enfants élevés au grand air. Pour le couple Höss, le nazisme a signifié la possibilité d’une ascension sociale et l’accès à une bonne société qu’ils méprisent, rêvant, chacun à leur manière, de la détruire. Alors on peut lire paisiblement aux enfants le conte d’une sorcière mise au four, parce que le confort matériel est assuré. Nous n’avons pas sous les yeux de fervents nazis mais le rêve américain de la classe moyenne.
Les deux écrans noirs, le fondu au blanc et le fondu au rouge - sorte de clin d’oeil à Blanche Neige ou aux Cavaliers de l’Apocalypse de Minelli - participent de la déréalisation assumée du film, qui ne cherche pas à reconstituer une histoire passée. En témoignent les séquences en négatif - que j’ai d’abord prises pour le cauchemar d’une petite fille avant de comprendre qu’il s’agissait d’un acte de résistance. Résistance souterraine et dissimulée dans la maitrise de la forme.
Masquer les murs comme on lave les vitres
La propreté glaçante des lieux et des personnages est renforcée par le filmage distancié. Tout est conçu, pensé, tiré au cordeau… comme le film lui-même. Malaise. Tout est aseptisé : on ne verra ni sperme ni vomi. D’où l’intérêt des images des femmes de ménage du musée d’Auschwitz. En avons-nous fini de notre obsession de la propreté? Que crée-t-elle sinon une illusion de transparence, une invisibilisation du travail qui reste de l’autre côté du mur. Mur en cours de végétalisation (humour noir : green washing avant l'heure).
Glazer pointe le nazisme dans sa collusion avec le capitalisme : la course au profit et au confort domestique au mépris de toute humanité, parce qu’on s’en dissimule les conséquences pour d’autres. La zone d’intérêt circonscrit l’espace mental d’Hedwig, ce qu’elle accepte de prendre en compte dans sa vision du monde, ce à quoi elle dénie toute existence. Hedwig est libre : elle choisit ce qu’elle veut voir et entendre - et c’est là le fondement de son bonheur.
Le rôle de l’art
La zone d’intérêt tient finalement un discours exigent sur l’art et sa fonction. L’art doit nous aider à voir ce que nous ne voyons plus. La famille Höss décide de ne pas voir ce qu’il se passe de l’autre côté du mur - ce qui ne signifie pas ignorer ce qu’il s’y passe. Ils savent et s’en accommodent - à l’exception ponctuelle des enfants et de la grand-mère. C’est que tous ne semblent pas s’accoutumer aux sons, comme nous spectateur.ice le faisons également. Le son s’insinue, s’infiltre, et finalement son impact s’atténue, il devient l’un des paramètres de ce monde que nous regardons à distance. Ce n’est qu’au générique de fin que son horreur sera rendue à nos oreilles, du fait de la transposition musicale qui nous le rend à nouveau audible dans sa signification.
Comment ne pas y voir une charge contre notre propre indifférence aux tragédies du monde contemporain? Une dénonciation par le cinéma de nos cerveaux capitalistes qui délimitent leurs zones d’intérêt et leurs aveuglements à toutes les extinctions?

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