Rien ne justifie un crime de guerre. C’est d’ailleurs pour cela que c’en est un. Rien ne justifie un crime contre l’humanité ni un génocide. Et c’est précisément pour cette raison qu’ils sont condamnables et (pas assez souvent) condamnés.
Pour autant, existe-t-il des explications ? En toute logique, oui : sinon la discipline historique n’aurait aucune raison d’être.
Existe-t-il des explications au génocide en cours en Palestine ? À l’évidence oui. Elles sont multiples et puisent leurs sources dans des temporalités différentes, des profondeurs de temps différentes si l’on veut.
Entre le nettoyage ethnique entamé en 1948 et 2023, il y a 75 ans d’explications. En 2018, Eitan Bronstein Aparicio et Eleonore Merza Bronstrein les mentionnaient déjà : à la fin des années 1940, le nettoyage ethnique commis par les milices sionistes contre les palestiniens était assumé comme tel. Le droit au retour, exigé par la résolution 194 de l’Assemblée générale de l’ONU en 1948, le droit au retour, demandé en 1951 par la Cour suprême israélienne, ne sera jamais mis en œuvre. Déjà les colons s’y opposaient, à coup d’explosifs. Dès lors, s’invente et s’élabore dans la société israélienne un nouveau récit national visant à justifier la formation de l’État d’Israël. C’est avant le 7 octobre 2023.
En 2020, Ilan Pappe, Uri Davis et Tamar Yaron, revenant sur les échecs du « processus de paix » débuté « quelques années après la guerre de 1967 pour aboutir aux accords d’Oslo en 1993 » et se proposaient alors de reconsidérer « le sionisme et ses crimes », les relations entre colonialisme de peuplement et génocide, deux processus motivés par une logique de « l’élimination de l’indigène ». Déjà, les trois auteurs mentionnaient le terme de génocide pour désigner la Nakba de 1948. Déjà, ils signalaient une base légale pour mettre en œuvre le droit au retour et une justice réparatrice en Palestine. C’était avant le 7 octobre 2023.
En 2021, l’historien Jean-Pierre Filiu, expliquait comment Benyamin Nétanyahou a fabriqué la « guerre contre le terrorisme ». Il montrait comme cet individu a joué un rôle central pour imposer ce concept dès les années 1980, concept popularisé ensuite, comme chacun sait, par les néoconservateurs américains. Concept qui a servi à justifier des guerres sans l’aval de l’ONU, des guerres illégales jamais jugées.
En 2022, un journaliste bruxellois notait que l’effacement de la ligne verte de 1967 a commencé dès cette année-là. Et depuis, le processus ne s’est jamais arrêté. Dimension fort bien documentée par l’association israélienne défendant les droits humains B’Tselem, dans son support interactif Diviser pour mieux régner, réalisé en 2018. C’était avant le 7 octobre 2023.
Au mois de février de la même année, Amnesty International disséquait l’apartheid d’Israël.
En février 2023, Sylvain Cypel voyait derrière la réforme de la Cour suprême israélienne, l’engrenage d’une nouvelle Nakba.
Avant le 7 octobre déjà, la criminalisation des soutiens à la Palestine gagnait du terrain en Europe. Aux États-Unis, les lois anti-BDS s’étendaient pour protéger les causes les plus réactionnaires. C’était en juillet 2023.
Le 13 septembre 2023, Christian Jouret, diplomate constatait à l’occasion des 30 ans des accords d’Oslo que ceux-ci n’avaient été qu’un marché de dupes, n’ayant bénéficié qu’à une seule partie : Israël. C’était trois semaines avant le 7 octobre 2023.
Le 22 septembre 2023, Netanyahou promouvait la normalisation des relations entre Israël et l’Arabie saoudite à l’ONU avec une nouvelle carte effaçant la Palestine. C'était 2 semaines avant le 7 octobre.
Le jeudi 6 octobre 2023, des soldates de la division de Gaza de l'armée israélienne ont remarqué une activité suspecte de l’autre côté du mur. L’information était remontée dans la chaîne de commandement. Une décision avait été prise : « Les affaires continuent comme si de rien n'était. ». C’était un jour avant le 7 octobre 2023.
Et l’on peut même remonter plus loin, avant 1948.
Entre 1907 et 2023, il y a 116 ans d’explications : dès la deuxième génération du mouvement sioniste, le spectre du génocide pointait. Et puis, en cherchant bien, on pourrait encore remonter le temps, au moment où le mouvement sioniste naissant était discrètement soutenu par des acteurs européens ou des États européens coloniaux, trouver des racines dans le sionisme évangéliste chrétien qui s’exprimait dès le milieu du XIXe siècle en Grande-Bretagne puis aux États-Unis ou pointer les bonnes relations entre Theodor Hertzl, théoricien et fondateur du mouvement sioniste en 1896 et l’État allemand, dans un contexte où l’eugénisme était courant. Et ce alors que les populations juives étaient, elles, très majoritairement hostiles au sionisme (elles le resteront majoritairement jusqu’à la Seconde guerre mondiale). Il faudrait remonter dans un contexte où les pogroms en Europe de l’Est et en Russie se succédaient, dans celui de l’affaire Dreyfus en France. Et plus loin encore, dans le contexte millénaire de l’antisémitisme européen se manifestant notamment par des crimes et massacres réguliers contre les populations juives, dans celui, centenaire, de la colonisation européenne qui n’en était pas à son premier génocide.
Que pèse donc l'attaque des forces armées de la résistance palestinienne le 7 octobre - attaque accompagnée de crimes de guerre - dans cette explication par la longue durée ? Peu, très peu. Une nouvelle occasion pour l’État israélien d’aller plus loin dans un processus déjà largement entamé. L’occasion de mettre en œuvre une conquête déjà programmée. L'intensification d'une colonisation de peuplement portant en elle une dimension génocidaire.
Ensuite, une fois qu’on a dit « crimes de guerre » commis le 7 octobre, est-ce qu’on peut se demander s’ils sont le fait d’une des parties ou des deux ? Plusieurs journaux, notamment Haaretz, ont mentionné l’utilisation de la doctrine Hannibal ou de son équivalent ce jour-là : cette procédure vise à déjouer des enlèvements, même au prix de la vie des kidnappés. Tirer sur sa propre population en même temps que sur l’ennemi, qu’est-ce que c’est ? Une enquête à la CPI est en cours et si elle est un jour menée à bien, ces points seront tranchés.
Une fois qu’on a dit « crimes de guerre » commis le 7 octobre, est-ce qu’on peut rappeler la réalité du droit international ? Droit du peuple palestinien à l’autodétermination et droit au retour. Droit de résister à cette occupation comme elle l’entend, dans le cadre du droit international humanitaire (droit de la guerre), y compris par la lutte armée. Craig Mokhiber, avocat international spécialisé dans les droits de l’homme et un ancien haut fonctionnaire des Nations unies, vient juste de faire une synthèse sur cette question. Et en vertu du « principe Pintero » de l'ONU de 2005, on peut ajouter, droit à la restitution, à la réparation.
Décoloniser nos esprits, c’est dire ces mots-là.
Alors oui, dans ce droit à résister, la distinction des civils et militaires est incontournable, comme elle l’est dans tout conflit armé : ce principe s’impose à toutes les parties. D’où l'existence d'un crime de guerre quand il n’est pas respecté.
Mais allons-nous nous mettre à décompter les crimes de guerre de part et d’autre ? Qui en a commis le plus ? L’État israélien a-t-il intérêt à ce que l’on déroule toutes les fois où il n’a pas respecté les résolutions de l’ONU, le nettoyage ethnique et tous les crimes de guerre qu’il a commis avant le 7 octobre 2023 ?
Décoloniser nos esprits, ce serait en faire la liste depuis 1948.
Décoloniser nos esprits, ce serait, en somme, arrêter de penser selon la logique de la paille et la poutre.
Venons-en maintenant à l'explication politique.
Décoloniser nos esprits, c'est aussi admettre quelle partie a le pouvoir de créer les conditions de la paix.
En ne respectant aucune résolution de l'ONU, en commettant, en toute impunité pendant des décennies, un nettoyage ethnique et des crimes de guerre, en mettant en œuvre un apartheid, l'État israélien a créé les conditions d'une radicalisation de la résistance palestinienne. Car, c'est le colonisateur qui crée les conditions d'une situation coloniale.
Décoloniser nos esprits, c'est aussi admettre cela.
Et, en pratique, admettre le droit des peuples à l’autodétermination, c’est aussi admettre qu’ils se choisissent les forces politiques qu’ils estiment à même d’aboutir à ce résultat. Certes, la société palestinienne est plurielle dans ses choix politiques et cela se manifeste par un large spectre de partis. Personnellement, je sais où va ma préférence. Mais au sein de ces partis, qui se sont longtemps déchirés, les factions armées ont décidé de s’unir en une organisation de résistance. Cela devrait nous parler, à nous français, puisque, dans une certaine mesure, c’est aussi ce qui s’est passé ici pendant la Seconde Guerre mondiale. Le poème d’Aragon, La rose et le réséda, nous le rappelle. Beaucoup parmi nous l’ont appris à l’école. Est-il donc si étonnant que les groupes armés d’une résistance, dans le contexte d’une occupation menée par un gouvernement fasciste, fassent de même en Palestine ?
Décoloniser nos esprits, c'est aussi admettre cela. Au passage, cela nous permet aussi de nous rappeler comment s’est organisée concrètement une résistance au fascisme en France, il y a 80 ans.
Et enfin, qui garantit l'impunité de l'État israélien si ce ne sont pas nos États occidentaux ? Qui crée les conditions pour que le colonisateur puisse aller si loin dans son projet ? Qui lui livre des armes ? Qui le finance ? Cette responsabilité occidentale ne prolonge-t-elle pas le vieux projet européen de dominer le monde, un projet dont les États-Unis sont aujourd’hui l’acteur le plus puissant ?
Nous sommes face à l’histoire. On nous a appris qu’elle ne devrait jamais se répéter. Aujourd’hui, elle se répète et que faisons-nous ?