Traumacratie.
Ce mot je l’ai entendu dans le slam d’une jeune femme, lors d’une Mega-Boum de commémor’action « Ste Soline, 1 an après ». Entrecoupées de chants, de musique, de danse, ponctuée par la destruction d’une effigie de bassine, des prises de paroles : des manifestant·e·s à Sainte-Soline, des médics. Iels ont témoigné des blessures, des gestes de secours, de la solidarité improvisée au milieu du chaos. Et puis vers la fin, le slam d’une jeune militante, expérimentée déjà, une femme voulant rendre compte de ces blessures invisibles infligées par la violence des pouvoirs. Elle a osé dire ce que les gros durs ne disent pas : les traumatismes infligés par les pouvoirs ne sont pas uniquement physiques, ils hantent les têtes autant que les corps, ils reviennent, perturbent, paralysent, embrouillent, dissocient. Et c’est fait pour.
Engagée dans des luttes libertaires et en soutien aux populations congolaises du Kivu (qui subissent des viols systématiques pour que nous puissions surfer sur nos smartphones), elle a spontanément fait le lien : en filigrane des violences physiques, policières, économiques, politiques, sexuelles se dessine une violence psychique, consciemment utilisée pour asservir. Il n’est pas anodin qu’une jeune femme l’ait clamé publiquement. Deux jeunes manifestantes de Sainte-Soline ont aussi témoigné au micro de l’importance pour elles d’une place pour ce qui fait du bien, ce qui soigne, ce qui donne du courage dans les luttes face. Derrière moi, pendant les intermèdes musicaux, de jeunes hommes en noir, masqués, commentaient avec mépris ces formes d’expression solidaires : ce serait inutile, inefficace, « niais » somme toute. Machisme. Déni de la vulnérabilité humaine. Mais surtout stupidité, grande omission dans l’analyse du pouvoir. Car la slameuse a tapé dans le mille : la violence psychique est un mode d’action du pouvoir, donc un mode d’action du capitalisme, du colonialisme, du racisme et du patriarcat. L’objectif de cette violence là est de terrasser toute velléité de résistance, jusqu’au plus intime de l’être, jusqu’à la capacité de penser. Et c’est d’autant plus vrai à l’heure du capitalisme du désastre.
On doit cette expression à Naomi Klein, qui, dans La stratégie du choc : la montée d’un capitalisme du désastre, a montré dès 2007 que l’ultra-libéralisme a consciemment intégré dans sa doctrine le fait de traumatiser psychiquement ses opposants. Elle a documenté « la dépendance du libre marché à l’égard des chocs en tous genres » (Klein 2008, p. 12) : chaque guerre, attentat, catastrophe, choc politique ou économique est vu comme une occasion de faire table rase de l’existant, comme une opportunité pour développer des marchés. C’est la « destruction créatrice » de Schumpeter, érigée en politique du pire (et l’on connaît en France, le goût de Macron pour cette analyse économique).
En introduction de l’ouvrage, Naomi Klein relate sa rencontre avec Gail Kastner, alors la seule survivante d’expérimentations psychiatriques menées le Dr Ewen Cameron à l’Institut Allan Mémorial de l’université McGill de Montréal, dans les années 1950, grâce à un financement de la CIA : « Il les faisait dormir et les isolait pendant des semaines, puis il leur administrait des doses massives d’électrochocs et de médicaments expérimentaux » (Ibid., p. 29).
L’objectif assumé de ce psychiatre behavioriste prestigieux, un temps président de l’Association mondiale de Psychiatrie et fervent anti-communiste, était de « recréer » ses patient·e·s, en appliquant une méthode radicale : « déstructurer » leur esprit pour les ramener au stade préverbal infantile, faire table rase de leur passé et ainsi détruire les noyaux traumatiques. Peu importe l’amnésie et la confusion mentale durables qui en découlait, peu importe que la personnalité d’un individu ait été détruite dans le même temps, l’objectif de Cameron était de transformer l’esprit de ses patient·e·s en « page blanche [...] sur laquelle de nouveaux modèles de comportement pouvaient être inscrits » (Ibid., p. 32).
La Tabula Rasa du Dr Cameron, Gail Kastner en a fait les frais. Selon son dossier médical, avant « thérapie », elle était une jeune infirmière brillante, gaie, sociable, mais traversée par des crises d’angoisse, suite aux agressions que son père lui avait fait subir. Après « thérapie », la santé mentale de Gail s’était considérablement aggravée, elle était devenue quasi amnésique et ne pouvait plus compter que jusqu’à 6. Les féministes et LGBTQI+ se méfient de longue date des thérapies censées les guérir. En plus des classiques analyses de Foucault, il y a des raisons plus contemporaines à cela... Bref.
Au plus fort de la guerre froide, opposant frénésie maccarthyste et horreur stalinienne, la CIA a financé les recherches de Cameron en vue de « développer des méthodes spéciales d’interrogatoire des sujets récalcitrants » ensuite compilées dans un manuel secret de 1963, un manuel de torture (Ibid., p. 38). Et c’est en Amérique latine, lors de l’opération Condor, que celles-ci ont été massivement mises en œuvre, avec, déjà, la « guerre contre le terrorisme » comme alibi. Elles étaient le versant sécuritaire et militaire du « choc économique » imposé dans ces pays par « l’autre docteur choc » (Ibid., p. 47), Milton Friedman, secondé par les Chicago boys. Le choc toujours.
Puis dans le sillage de l’effondrement de l’URSS, s’est durablement implantée en Occident l’illusion d’un capitalisme à visage humain, celui que Macron dit incarner. On connaît maintenant les effets politiques de la « thérapie du choc » économique infligée à la Russie post-soviétique : la « destruction créatrice » a accouché d’un autoritarisme impérialiste, hybridation monstrueuse du KGB et du libre-marché. Les « communismes » d’Asie ont, eux, muté vers des capitalismes autoritaires, variants « créatifs » d’un ultralibéralisme à la main de fer. Dans les années 1990, l’Afrique du Sud a été le seul grand pays à contre-courant de ce mouvement mondial, parvenant in extremis à suivre le chemin de l’émancipation tracé par les luttes anticoloniales précédentes. Heureusement qu’elle est là, en ce moment, l’Afrique du Sud, d’ailleurs. Bref encore.
Suite au 11 septembre 2001, les « méthodes spéciales d’interrogatoire » ont été officiellement réactivées aux USA, avec l’alibi de la « guerre contre le terrorisme ». L’État d’Israël a massivement réutilisé l’argument pour son propre agenda. Et les pays occidentaux ont plus ou moins rapidement suivi le cap états-unien : du Patriot Act à l’État d’urgence ou loi sécurité globale en France, par exemple. Comme le résume Naomi Klein :
« Les travaux de Cameron, qui ont joué un rôle de premier plan dans la mise au point des méthodes de torture modernes utilisées par les États-Unis, offrent aussi un point de vue unique sur la logique qui sous-tend le capitalisme du désastre. À l’instar des économistes partisans de la libre économie, persuadés que seule une catastrophe de grande envergure — une grande « déconstruction » — peut préparer le terrain à leurs « réformes », Cameron était d’avis qu’il suffisait de faire subir une série de chocs aux patients pour déstabiliser et effacer leur esprit défaillant, puis, en « écrivant » sur ces pages blanches à jamais indéfinissables, reconstruire leur personnalité. » (Ibid., p. 29).
À la liste des chocs dressée en 2007 dans l’ouvrage, il faudrait en ajouter bien d’autres mais j’ai peur d’en oublier tant ils sont nombreux. En ce moment, le pire est le génocide des palestiniens par l’État israélien. Là aussi, la « guerre contre le terrorisme » sert d’alibi pour piétiner les droits humains élémentaires, étendre encore la colonisation et l’exploitation, ou développer de nouveaux marchés (armement en Israël ou ailleurs, surveillance, informatique, immobilier,...) sur fond de « table rase ». Cette fois au sens le plus strict du terme. Et tant pis s’il faut pour cela mettre à bas le droit international. Là aussi, la stratégie visant à traumatiser des populations, à les déshumaniser pour leur ôter toute velléité de résistance, est manifeste. L'armée israélienne utilise des méthodes de torture proches de celles utilisées à Guantanamo, les violences sexistes et sexuelles faisant partie des moyens admis. Là aussi, il y a quelques chose de sidérant, « qui rend fou », qui hante même certain·e·s occidentales/aux n’en subissant pas les conséquences directes. Et là aussi, Naomi Klein a souligné une « étonnante unité des élites mondiales » poursuivant ainsi les réflexions entamées dans son dernier ouvrage.
Traumacraties donc.
Épidémie de traumacraties dont la politique de Macron est un avatar parmi d’autres. Car c’est bien dans les traumas qu’il cherche à nous enfermer pour mener à bien la contre-révolution ultralibérale, dont il se pense à l’avant-garde. Chaque conflit social est l’occasion de réprimer, cliver, déstructurer, pour faire table rase et offrir aux investisseurs « de nouvelles opportunités ». Chaque grand choc (terrorisme, Covid, montée des fascismes,...) est l’occasion d’un nouveau coup de poker, avec la même tactique : profiter de notre état de sidération pour aller plus loin dans la stratégie du pire. Et les victimes de VSS savent ce qu’il est possible d’infliger à quelqu’un en état de sidération. C’est d’ailleurs un apport impensé de #MeeToo à la théorie politique : clamer haut et fort qu’un pouvoir doit sidérer pour s’exercer, analyser politiquement les effets concrets de la sidération et donc permettre de penser la traumacratie du quotidien.
Le cap de Macron ne tangue pas, il a sa propre logique : profiter des crises, alimenter les perturbations pour en profiter, pour les alimenter, pour en profiter, etc. L’analyse de son deuxième mandat ne laisse plus aucun doute : il ose toujours plus que ce qu’on imaginait « raisonnablement », il mise systématiquement sur notre sidération pour aller encore plus loin. En toute logique, il ne pouvait que miser sur une dissolution au pire moment pour la gauche. J’aurais dû y penser. Nous aurions dû le voir venir. Il est vrai qu’à certains moments, on n’arrive plus à envisager le pire, on aspire à respirer. Il nous faut pourtant anticiper les stratégies tordues pour justement qu’elles ne nous sidèrent plus, pour pouvoir réagir et se défendre, pour repasser à l'offensive.
Ce qui n’empêche pas de cultiver ce qui nous fait du bien, ce qui nous soigne, ni de montrer la force des mobilisations, justement pour tenir et garder le courage de faire face.
Pour une synthèse de l'ouvrage La stratégie du choc, voir la courte vidéo ci-dessous, simple et pédagogique. Et pour les fervents de lecture, ceux qui veulent approfondir, ne manquez pas le lien en description de la vidéo sur Youtube.