Le divertissement était un de ses problèmes.
Lorsqu’il était visible et parfaitement identifiable c’était le moindre mal.
C’était un top dix des insectes les plus vifs, des meilleures ventes de CD, des plus belles galères en bobsleigh, des sacs à main les plus spectaculaires. C’était prendre des lettres en vrac, les mettre en ordre plus rapidement que d'autres avant de s'écrier PAIN AUX RAISINS ou MONT RUSHMORE. C’était du vinaigre pour faire pousser les cheveux, du caramel pour s’épiler, et le bicarbonate de soude servait à tout, à détartrer le tartre, à déjointer les joints, à digérer ce qu’il y avait dans le frigo qu’il venait justement de nettoyer – mise en abime.
C’était des discussions franches et spontanées autour d’une table, intimes, retransmises en direct sur plusieurs chaines avant d’être rediffusées. C’était des sujets bien ciblés, comme l’évasion d’une pieuvre depuis un aquarium, ou la déclaration d’un entraineur (« Manger une pizza en regardant un match de foot, c'est le paradis »), relayée, partagée, commentée, ou le défilé d’un styliste brutalement interrompu par une panne de sono.
C’était une somme considérable d’artéfacts, de champs d’activités variés, disposés en épines, en plans fluides et mousseux, en dépliements, mais ça pouvait toujours se contredire, se détourner. On pouvait toujours contracter sa pensée pour faire obstacle ou viser l'étanchéité. Même si c’était difficile, on pouvait toujours tenter de s’en dégager.
C’était lorsqu'il se muait en une sorte de substance floue, investissant les couches les plus basses et les moins visibles du système, qu’il devenait le plus dangereux. Il surnageait, plongeait, présent partout, à la surface comme dans les eaux profondes, et plus rien n’était stable, il pouvait partout s’infiltrer et toucher toutes les occurrences – Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés. Les frontières entre ce qu'il touchait et ce qu'il ne touchait pas étaient si approximatives, si incertaines, poreuses, qu'on ne trouvait pas vraiment d'exemples frappants.
C'était de l'ordre du sentiment, de l'émotion, de la prémonition : elle lisait un article de journal, un essai, un compte-rendu d'exposition, un éditorial, un dossier et, à l'agencement des phrases plus qu'au contenu, à la distance entre qui écrivait et ce qui était écrit, elle sentait le serpent affluer, se soustraire puis réapparaître, par saccades, ou faire la planche, lentement, un peu goguenard.
C'était peut-être dû au consensus du plus grand nombre, acquis au grand divertissement, et il avait peut-être (ce plus grand nombre) raison, rions un peu en attendant la mort. D'ailleurs, ce n'était pas qu'elle ne désirait pas, elle aussi, rire un peu en attendant la mort, c'était qu'elle préférait rire de la mort d'abord, avant toute chose. Et selon elle, rire de la mort consistait à ne pas se laisser attraper par la narcolepsie, ni infecter par le temps mou, le temps inoffensif – compter des perles, jouer des coudes, enchainer des constatations, etc.
De plus, elle désirait aussi rire d'elle-même et de sa propre volonté, vaine ou naïve, d'échapper au temps mou. Là, ça devenait acrobatique. Il fallait ouvrir son ego comme une pêche bien mûre, faire sauter le noyau avec le pouce, en prévoyant de déguster la chair sucrée, calmement, joyeusement mais aussi un peu solitaire. Et la seule pensée de cette solitude, avec son je-ne-suis-pas-comme-tout-le-monde, gonflait d'ardeur le noyau de l'ego qui, en sautant hors de la poubelle, retournait se ficher dans la chair, en plein centre, solidement, ce qui la ramenait à son point de départ – Rien n'est jamais acquis, disait-elle, imitant l'accent supposé d'un prunus persica, parfois riant et parfois non.
projet « Sans nom » commencé sur mon site christinejeanney.net
- -« Elle était elle-même une pièce rapportée »
- -« Elle voulait fabriquer des machines » (en vidéo-lecture ici)
- -« Elle faisait des recherches »
- -« Elle suivait un homme borgne »
- -« Les ficelles s’emmêlaient »
- -« Elle voulait s’affranchir »
- -« Hitchcock construisait ses images »
- -« Je veux la meilleure défense »
- (et ici sur médiapart) « Elle voulait écrire, faire, penser »