La crise que nous vivons, et ce sûrement à l’échelle globale, est une crise existentielle -une crise d’atomisation et d’émiettement des vécus. Des angoisses de fin du mois, à celles de fin du monde, balayées toutes deux par les suffisances confiantes de quelques élites soit lucides et hypocrites soit terriblement aveuglées et naïves, nous subissons un monde dont il nous paraît que nous n’avons pas eu la possibilité de choisir les contours. Il s’est imposé à nous dans sa brutalité aveugle, que nul discours si élégant et bien tourné soit-il ne parvient à rendre acceptable ni légitime. Une incompréhension généralisée de ce qu’il nous arrive actuellement en tant qu’humanité et en tant que société fait que, bien qu’ayant la même langue, nos mots ne se répondent pas s’en vont ricocher sur les murs d’une maison vide qui depuis un bout de temps n’est plus commune.
La « fin de l’histoire » et l’avènement partout de formes démocratiques libérales, la promesse que nous serions partout « unis dans la diversité », n’ont abouti qu’à une situation où nous sommes diversement désunis, diversement aliénés, diversement écrasés. Dans les discours, cette illusion et les belles formules qui l’accompagnent demeurent. La réalité, elle, se craquelle ; tout flambe.
A l’atomisation qui effiloche le tissu d’une société d’individus isolés se surimpose l’atomisation de la substance de nos existences elles-mêmes. La forme capitaliste et bureaucratique de l’Etat colonise le moindre espace et le moindre moment de nos vies en miettes. Pas un instant qui ne soit dévolu soit au travail -dans ses variations entre des formes éreintantes, abrutissantes, ou rendues artificiellement enthousiasmantes-, ou à la consommation. Nos rêves sont gangrenés par des utopies commerciales. Tout s’achète, le soleil, la joie, le plaisir, la beauté, le temps. Tant pis pour ceux qui ne peuvent acheter : pas de soleil. Nous sommes partout et à tout instant soit asservis, soit « divertis » du sens profond de ce que nous vivons -la diversion (faite de tous ces éléments que nous appelons « divertissements » ou « loisirs ») est d’ailleurs ce qui permet l’asservissement. Nos espaces sont moins publics que publicitaires, tout assaillis qu’ils sont d’écrans et d’images d’autres vies, des vies qu’il faudrait qu’on vive, des vies faites de dents colgatées, de bolides étincelants, de corps normés et d'impeccables encravatements parfumés.
Plus récemment, cet état du monde capitalisé et policé nous a atteint dans nos chairs : à coups de lacrymos et de matraques. Il n’y a pas qu’une complicité métaphorique entre la matraque du CRS et ce qu’on a coutume d’appeler « matraquage publicitaire » : les deux s’inscrivent en deux points distincts d’un même continuum de violence, cette violence qui aujourd’hui précarise et brutalise en même temps qu’elle sanctuarise autoritairement le business as usual et le grand commerce du monde globalisé et privatisé, nous impose de nous y adapter, et étouffe toute tentative d’imaginer ou de créer une alternative.
Toute brèche sera comblée, toute friche sera exploitée, tout pas de côté condamné.
Règne alors un monde qui en plus d’être laid de cette monotonie homogénéisante faite de plaines rases, de banlieues grises, le tout émaillé d’un faste abject d’images de couleurs et de sons composant la trame de nos imaginaires saturés, est profondément brutal et destructeur. Nous sommes dans une sixième extinction de masse en cours dont on parle bien peu, à la veille d’effondrements multiples et dramatiques qui se préparent et frapperont de plein fouet d’abord les fractions du monde déjà fragilisés. Nous sommes sur une trajectoire folle et mortifère qui mène le système-Terre tout droit à un état d’étuve chaotique rendue inhabitable par grands pans et donnant naissance à des peuples de sans-terre.
En pareille période, tout ce qui invente, tout ce qui fait écart, tout ce qui pense au-delà et à côté des modèles établis n’est pas seulement bienvenu mais absolument vital. A l’heure où il faut tout réinventer et profondément refaçonner nos rapports au monde, ne cherchons pas sur les sentiers battus ni dans les théories rebattues. Nous avons besoin de friches, de brèches, et d’imagination furieusement inventive et transgressive.
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Depuis un moment déjà les bâtisseurs du monde nouveau construisent : ils érigent dans les interstices de cette société colonisée des « tiers lieux » -de cafés associatifs en squats, d’écoles alternatives en jardins partagés, d’AMAP en composts construits en pied d’immeuble, de ZAD en fermes maraichères, un archipel se forme ; les liens se tissent et se resserrent. Graduellement, à mesure que l’archipel s’étend, les bâtisseurs ont pu commencer à déserter les rayons des supermarchés, ils ont créé leurs propres emplois, ils ont repris leur temps, leurs espaces et leurs destins. Sous les titanesques superstructures d’un capitalisme simultanément étatisé et globalisé, un vent nouveau souffle et circule des monnaies complémentaires, des paniers de légumes, des rires et des mots neufs de bienveillance et de sens
Cette gigantesque et belle entreprise qui est une reconquête d’un monde à la fois nouveau et très ancien, s’est faite sur le mode de la construction intentionnelle. Conscients de ce qu’ils souhaitaient donner à voir et à sentir au monde, les bâtisseurs du monde nouveau tentent par leurs mille projets d’incarner et de matérialiser cette possibilité d’un autre chose pour la vie commune sur Terre. Cet archipel dessine un projet de société, qui bien loin des grands plans et programmes élaborés par quelques-uns pour des millions, compte sur le fourmillement d’énergies inventives maillant la fabrique chaque fois unique des communautés locales qui se ré-ancrent dans leur sol et réintègrent leur environnement.
Une autre vague de reconquête a émergé tout récemment, cette fois-ci sous les auspices de la révolte : une « France en colère » a pris les ronds-points et a pris les samedi, occupant des espaces et des temps qu’elle réquisitionne pour y exprimer un refus. Poussés dans leurs retranchements, les gilets jaunes en sont sortis et ont eux aussi, commencé à bâtir et à tisser. Ils ont bâti des cabanes sur des ronds-points, ils ont tissé des liens, ils ont pensé et travaillé ensemble à des propositions un avenir meilleur. Leurs cabanes sont précaires ; elles ont été construites sur des coups de tête et des coups de sang, et sont régulièrement mis à terre par les forces de l’ordre. Mais elles constituent les points nodaux de tout une toile de relations nouvelles qui elles sont cimentées solidement par une indignation commune. Ces charpentes-là sont indestructibles.
Ces cabanes constituent des fronts nouveaux, où s’affrontent de la manière la plus claire les mondes et les avenirs possibles. Elles jouent une bataille qui est celle du sens que nous souhaitons donner au « vivre ensemble ». Elles forment la pointe la plus active et engagée de l’archipel, celle qui en construisant transgresse, celle qui en inventant conteste.
Il nous faut donc ensemble créer des cabanes par milliers, et des ponts, chemins et sentiers entre les cabanes. Étoffons et unifions l’archipel.
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Face à leur monde, nous pouvons opposer la gratuité et la beauté des échanges, partages et discussions ; nous pouvons opposer l’inventivité des bricolages et de la débrouille ; nous pouvons opposer la flamboyance festive de banquets ouverts et bruissant de mille conversations, et la convivialité d’instants soustraits à la routine écrasante du labeur généralisé consumant corps et esprits. Face à leur monde nous pouvons nous serrer les coudes et nous tendre les bras.
A leurs rêves d’une reconstruction preste et grandiloquente d’une Notre-Dame (elle aussi devenue en un instant une marque servie par son cortège de panneaux lumineux : « Parce que c’est Notre-Dame »…) qu’ils voudraient symbolique d’une unité nationale retapée à grands coups de dons de milliardaires, opposons la construction de mille cabanes, disséminées partout au bords des routes et sur les ronds-points, dans les interstices des villes et au cœur des villages. Ces cabanes seront autant de barricades contre l’ordre voulu, et seront autant des barrières contre ce que nous rejetons que les creusets des grandes et petites idées qui vont façonner notre histoire commune à venir. Qu’elles soient matérialisées concrètement, ou simplement symboliques et métaphoriques, les cabanes compteront : par « cabanes » nous entendons tous les espaces et moments que nous pouvons reconquérir ensemble et par lesquelles nous pouvons faire résistance constructivement.
A un « art d’être Français » qui ne dit rien d’autre que l’éloquence creuse d’un président en mal de philosophie, opposons celui que nous réinventons dans nos échanges, par nos tables et manifs partagées et nos combats communs. Ne posons pas trop vite des mots dessus ; il y a des chances que notre art soit bien plus un artisanat pluriel et protéiforme forgé graduellement par les millions de mains qui voudront bien se mettre à la pâte.
Alors, autour de nos tables et de nos feux de joie, nous nous remémorerons peut-être les pages profondes de l’histoire humaine, celles des bascules et des révolutions, celle des effondrements et des renaissances, qui nous enseignent l’immense fragilité de tout système créé par les humains. Ce sont ces mêmes pages qui nous apprennent aussi l’immense force dont nous disposons collectivement pour en changer.
L’appel a été lancé à un 4 mai fait de banquets et de reprise des ronds-points. Militants écolos, rebelles et gilets jaunes, répondons-y, sous la forme que nous souhaitons.