Dans l’arc « humaniste », la notion d’archipel revient régulièrement dans les discours, les références à Edouard Glissant se multiplient, le plus récent exemple étant l’utilisation heureuse de la notion de « créolisation » par Jean Luc Mélenchon. C’est une perspective partagée largement par les écologistes, et la pratique archipélique émerge en beaucoup d’endroits pour contrer les logiques sclérosantes de la politique « à l’ancienne » propres à la Cinquième République. Cette notion, ainsi que la vision de la société et de ce que devrait être la politique qu’elle implique, sont clé dans la construction commune d’une solution face aux enjeux de cette décennie critique et face à la déshérence démocratique du moment présent. Nous avons volontairement mêlé ici des considérations sur les formes sociales au sens large, et les formes politiques et militantes ; c’est qu’il doit y avoir une correspondance et une cohérence entre les deux si réellement nos formes politiques aspirent à être transformatrices.
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Notre période se caractérise par un enchevêtrement de crises et une multiplication des risques majeurs. Jamais n’aura-t-il existé plus de sources d’autodestruction de l’humain par l’humain : risque d’un hiver nucléaire accidentel, risque pandémique, risque climatique, gigantisme industriel aux allures de colosse aux pieds d’argile, effondrement massif de la biodiversité…
Ces problématiques se nouent à l’échelle du Monde et se répercutent de manière ciblée, locale : sur des territoires particuliers certes mais aussi sur des populations particulières. Une canicule en région parisienne n’a pas un effet uniforme sur tous : les abyssales inégalités territoriales et sociales font qu’il y a un écart de vécu considérable entre le cadre travaillant dans un bureau climatisé ou pouvant télétravailler depuis son chez soi parisien, et la femme de ménage vivant au bout du RER D dans une barre d’immeuble mal isolée et devant tous les jours se déplacer vers la capitale pour exercer son travail. La Covid 19 a brutalement mis en lumière ces disparités de vécu par rapport à un même risque.
Cette liaison entre des enjeux d’ordres globaux et leur impact local, et inversement l’impact global de nos actions locales, dit très bien ce qu’est « l’universel » dans la pensée écologiste : penser global, agir local ; concevoir un retour au local sans pour autant ériger de murs ; concevoir une « mondialité » au sens d’Edouard Glissant, c’est-à-dire s’opposant au mondialisme libéral et concurrentiel, en articulant les entités en coopérations différentielles ; concevoir une République qui ne soit pas un « bloc » identitaire mais une orchestration de diversités reliées entre elles par un destin et un socle de valeurs communs.
Notre époque est simultanément celle de l’exacerbation de la conflictualité et de la mise en concurrence généralisée des territoires entre eux, des valeurs, des cultures, des identités…le tout dans une hystérisation du débat public et politique, et une accélération des interactions provoquées par l’intermédiation numérique des réseaux sociaux qui rends de plus en plus marginaux les échanges « pleins », c’est-à-dire pleinement humains (une discussion, face à face, de vive voix, où l’on peut voir le visage de l’autre et percevoir ses émotions)
La pente sur laquelle l’actuel gouvernement nous entraine, suivant une tendance mondiale, est celle d’un libéralisme autoritaire, qui simultanément détruit nos bases de vie et sape à leurs bases les forces qui voudraient s’opposer à cette fuite en avant. Nous ne sommes plus en véritablement en démocratie si ce terme signifie que nous avons réellement le choix concernant la forme que prennent nos sociétés. L’éventail des possibles présentés par la classe au pouvoir se réduit à des manières différentes de s’adapter au désastre tout en maintenant un statu quo libéral-capitaliste.
La question centrale est donc la suivante : comment agir politiquement dans cette décennie critique ? comment se redonner le pouvoir de choisir dans quel monde nous voulons vivre ?
Les formes politiques que nous avons à notre disposition pour agir sont inadaptées à cette situation critique : ce sont essentiellement des formes concurrentielles, qui nous mènent à exacerber les différences qui nous séparent et à les traduire en rapports de force au lieu de nous inciter à construire du commun. C’est aussi une culture politique qui favorise les rapports de force au profit de logiques personnelles et autocentrées, les logiques de « carrière » où l’on perd bien souvent et malgré nous de vue les raisons premières de notre engagement. La Cinquième République exacerbe cette tendance à une conflictualité stérile et à une logique duale entre une majorité (souvent écrasante) et une opposition toujours minoritaire. Ce qui se perd en route, c’est l’expression de la voix du « demos ».
La Politique aujourd’hui face à cette décennie critique ne peut être exclusivement une question de transformation des structures matérielles (redistributions, systèmes alimentaires, énergétiques etc.) mais doit être aussi et de manière conjointe une question de transformation profonde de notre culture, de nos imaginaires, de notre rapport au monde et aux autres, et cela doit s’appliquer aussi à nos manières de militer et aux structures dans lesquelles nous choisissons de nous investir.
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Face à ces enjeux, les formes Politiques doivent se transformer, nous devons changer d’outils. L’apport de la notion d’archipel et des pratiques archipéliques répondent au moins en partie à cette exigence.
Notons d’abord qu’il y a une affinité entre écologie politique et pensée archipélique. L’écologie pense et agit contre l‘anthropologie libérale individualiste, s’applique à concevoir les interdépendances, les liens, les solidarités non seulement des humains entre eux mais aussi des humains avec les êtres non vivants. Cela même suppose une transformation de la notion de pouvoir : nous ne détenons pas un pouvoir sur mais un pouvoir avec, notre puissance est structurellement collective, elle ne s’exerce pas verticalement depuis un centre de pouvoir mais émerge horizontalement à partir des individualités connectées. La Cinquième République est à l’opposé de ce modèle, organisant une descente verticale du pouvoir d’un centre vers des périphériques, censurant les initiatives émergentes et bloquant les collaborations transversales, validant une conception unilatéralement assimilationniste et uniforme de l’identité.
L’archipel dans ce cadre est la forme politique qui régule ces interdépendances et permet d’en faire ressortir au mieux la richesse potentielle.
L’archipel peut être conçu comme un ensemble qui est une orchestration de parties plus qu’un bloc, composantes distinctes mais reliées entre elles, avec un cadre régulateur pour organiser ce réseau relationnel. L’acception que nous décrivons ici est bien davantage celle d’un Edouard Glissant que d’un Jérôme Fourquet, qui dans L’Archipel français décrit davantage un émiettement d’entités qui justement n’ont plus de lien entre elles, là où au contraire l’archipel de Glissant désigne un tout connecté, articulé et détenant de fait une capacité à agir de concert. L’archipel de Fourquet décrit une société éclatée, fracturée, qui ne parvient plus à « intégrer » et dans lequel la différence est un danger; l’archipel chez Glissant conçoit l’hybridation comme positive et pointe vers quoi nous pouvons tendre pour prévenir l’éclatement sans revenir à une conception du tout social comme bloc uniforme et replié mais en imaginant un peuple ouvert et divers, que le pape a d’ailleurs décrit dans récente encyclique, Fratelli Tutti. Les formes archipéliques permettent de penser d’autres formes d’intégration, permettant la coexistence des diversités : elles permettent d’articuler nos identités racines (là d’où on vient) et nos identités relations (ce à quoi on peut ce relier, ce avec quoi on peut se tisser sans se perdre). « Toute identité s’étend dans un rapport à l’autre », écrivait Glissant dans sa Poétique de la relation. Nos histoires, nos identités, sont tissées entre elles. Elles s’imbriquent se nourrissent. Elles fluctuent au gré de nos parcours et des influences qui les déterminent. Le peuple français est le résultat de ce creuset, il est de fait un tout mouvant et pluriel. Les institutions (au sens très large de ce terme) permettent d’assurer le liant et l’articulation de ce pluriel, d’assurer que perdure l’horizon commun : non comme un « ciment » qui lierait des blocs ou briques uniformes et imperméables, mais comme un liant qui harmonise des parties qui par ailleurs se recoupent, s’imbriquent s’intercalent, dialoguent, se confrontent parfois… « J’appelle créolisation la rencontre, l’interférence, le choc, les harmonies et les disharmonies entre les cultures, dans la totalité réalisée du monde-terre. (…) Ma proposition est qu’aujourd’hui le monde entier s’archipélise et se créolise », écrit en ce sens Glissant.
Cela est vrai à l’échelle d’une société et permet de sortir d’une conception uniforme et exclusive de l’identité, selon laquelle, par exemple, être pleinement Français exclurait d’être pleinement musulman. Ceci amène à resignifier la République, qui ne peut plus être exclusivement uniformisatrice et assimilatrice mais doit composer avec et accueillir une pluralité de cultures et d’identités, toutes mêlées et unies non en bloc mais en unisson.
Cela est vrai aussi à l’échelle d’un collectif politique : concevoir ce collectif comme archipel permet d’articuler les formes politiques partisanes et non partisanes (associatif et « société civique » plus largement), elle permet d’articuler aussi les diverses tendances partisanes puisque ce qui se joue n’est plus un rapport de force mais un rapport de collaboration.
Nous en avons vu des exemples concrets durant les municipales : avec l’Archipel Citoyen à Toulouse bien sûr, mais aussi Poitiers collectif, le Printemps Marseillais… et les multiples listes « participatives », « citoyennes » recensées par Action Commune. Toutes ces initiatives proposaient de régénérer nos formes politiques en prenant au sérieux la démocratie, en créant un cadre et des règles du jeu permettant une parole à même niveau pour les participant.e.s quel que soit leur parcours, leurs identités. Ce cadre ne gommait pas les rapports de force et désaccords mais en permet une régulation sur la base d’orientations décidées collectivement, démocratiquement. La constitution des listes par jugement majoritaire, le principe de parité dans les prises de parole en réunion, la transparence des négociations, l’élaboration collective des axes programmatiques…toutes ces pratiques permettent la coexistence au sein d’un collectif et créent la possibilité de la montée en puissance de voix qui ne sont pas celles que favorisent les pratiques politiques traditionnelles (concurrentielles, compétitives, individualistes) qui au contraire invisibilisent les minorités et les diversités. L’espace politique étant, comme l’est la société, structurellement patriarcal, très « blanc » et très marqué par les codes des classes moyennes-supérieures, la voix des femmes, la voix des personnes racisées, la voix des personnes des classes populaires, ne peuvent être entendues que si on restructure le cadre des discussions pour leur faire expressément une place. Ces formes politiques permettent également de maintenir l’attention sur le fond et sur l’horizon : le cadre régulateur archipélique permet une mise en mouvement collective sur un projet qui se constitue comme un commun qui nous relie. De ces nouvelles formes politiques dont l’émergence s’accélère actuellement, il est possible de faire correspondre de nouvelles normes éthiques et politiques, qui en se sédimentant peuvent donner lieu à des orientations neuves de politiques publiques et de réformes institutionnelles.
A terme cela permet de structurer une culture politique commune et d’ancrer une façon de faire de la politique qui organise la complémentarité entre l’action quotidienne constante de transformation des pratiques, des imaginaires, des territoires, et les dimensions électorales et institutionnelles de la politique.
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Par rapport à l’échéance électorale de 2022, la forme de l’archipel peut être intéressante à étudier : nous sommes en effet face à un camp progressiste fragmenté, en pleine recomposition, avec une reconfiguration des luttes de la gauche par les enjeux écologiques, des blocs qui se reconstituent et déjà commencent à se positionner les uns contre les autres, certains plus solidement ancrés et déjà en ordre de bataille. En parallèle, et parfois (souvent ?) en rejet des partis, des mouvements puissants se constituent autour de causes -luttes sociales, écologistes, antiracistes, féministes- et parfois parviennent à se coaliser, comme ce jour où les activistes climat et les militant.e.s antiracistes marchèrent ensemble à Beaumont, réclamant un même « droit à respirer », ou encore dans le cadre de collectif comme Plus Jamais Ca qui regroupe une diversité de syndicats, ONG et associations. Le terreau est là, la colère est grande face aux violences présentes et pressenties. Le mouvement des gilets jaunes est emblématique de ce condensé de défiance, d’indignation, de souffrance. Tout cela n’a pas disparu malgré « l’essoufflement » des formes visibles de ce mouvement qui est probablement le plus important et symptomatique de notre époque. L’impératif de structurer un débouché électoral cohérent, clair, et en mesure de gagner est plus que jamais présent. Il y a donc un chantier important à mener pour articuler ces luttes et mouvements aux dynamiques des partis et aux échéances électorales, et à créer un cadre commun pour ces dynamiques partisanes. La désunion des gauches et des écologistes au premier tour est celui d’un boulevard laissé aux libéraux et à l’extrême droite, et exacerbera le phénomène d’abstention. Le caractère inédit et inespéré d’une démarche commune et responsable est en mesure de faire renaître un espoir et de faire revenir au vote celles et ceux qui désertent les urnes.
Concevoir cette forme politique neuve, permettant l’articulation des attentes, des espérances et des colères, l’articulation des militantismes dans leur diversité, sous forme d’ « archipel » n’est pas sans intérêt. Cela permettrait à chacun.e de se retrouver dans un cadre commun sans sentir qu’il a « gagné » ou « perdu » le rapport de force. Cela permettrait de couper court au cycle mortifère des hégémonies suivies de descentes aux enfers des grands partis de gauche. Cela permettrait enfin aux citoyen.ne.s de reprendre place dans le jeu démocratique en amont de la configuration des scrutins (au lieu que celle-ci ne soit dessinée que par des partis peu représentatifs de l’électorat dans son ensemble, et en proie à des défaillances démocratiques majeures) et ainsi de n’être mis face au mur du « moins mauvais choix », voire à l’impératif de faire bloc face à l’extrême droite. Ces enjeux de reconfiguration des processus démocratiques sont travaillés avec justesse par Julia Cagé dans son récent ouvrage Libres et égaux en voix qui fait le constat drastique d’une capture de la démocratie par les hommes et les riches, et pour qui la clé consiste à refonder « une démocratie représentative, participative, élective et “descriptive” » au sens où les composantes diverses de notre société y seraient rendues pleinement audibles et visibles. Cela permettrait enfin que les règles du jeu soient posées démocratiquement et de manière transparente (y compris sur les enjeux financiers). L’intermédiation et la régulation que permet cette forme archipélique, le respect et la préservation des identités racines qu’il autorise (sans pour autant les figer), en fait un cadre pertinent pour construire le front populaire et écologique appelé à faire mouvement pour prendre le pouvoir en 2022.
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L’apport de cette notion d’archipel n’a pas besoin d’être explicite. Nul besoin d’employer tout le vocable propre à l’archipel (« lagon », « pirogues », « identités racines » etc.), nul besoin de citer Glissant. A chaque situation son vocable, sa texture, son ambiance. Les ronds-points des gilets jaunes avaient les leurs, les listes aux municipales également, les collectifs associatifs ou politiques de même. L’archipelisation est avant tout une pratique et une philosophie, elle est une manière de concevoir la société (ou « le peuple ») et d’ajuster ses pratiques politiques en fonction. Elle permet de penser une refondation de la démocratie à l’heure où la société se « créolise » et se métisse, voire de concevoir une renouvellement de la pensée républicaine à partir de ces pluralités articulées. Elle est une manière de mettre en cohérence notre lutte contre un système de dominations et d’oppressions caractéristiques du capitalisme libéral, du patriarcat, du productivisme prédateur et nos pratiques militantes quotidiennes qui se doivent d’être réellement démocratiques, féministes, collaboratives sans pour rien perdre de leur efficace et de leur caractère stratégique. L’archipel pointe vers une manière neuve de faire politique, pour refaire démocratie et refaire Monde, à l’aube d’une décennie critique.