Curieuse et triste polyphonie que cette journée d’hier, où des tonalités, des discours et des sens se sont entremêlés, sans néanmoins s’accorder. Loin de la complexité harmonieuse des sonates de Bach qui ont dû y résonner parfois, cette complexité ne s’est pas consumée ni résolue dans les flammes qui ont attaqué la flèche de Notre Dame.
Simultanément, la semaine internationale de rébellion contre l’extinction du vivant lancée par le mouvement Extinction Rebellion démarrait, avec sa série de blocages et d’arrestations à Londres ; un haut-lieu de l’histoire -parisienne, française, et même, en un certain sens, universelle - s’effondrait sous les flammes ; un président se préparait à tenter de répondre à une crise sociale tenace…Moment hugolien par excellence, où se concentrent les tensions contraires, et où, tout à coup, un drame, spectaculaire, « sublime » au sens kantien, fait irruption et cristallise une certaine émotion. Un brasier dévore le cœur de Paris ; du néant, du noir et des cendres surgissent là où il y avait un concentré dense et lumineux de sens et d’histoire. Notre Dame de Paris flambe. C’est un de ces moments de suspens, si rares. Le temps se fige, les yeux se fixent, les cœurs se serrent. Le drame crée une certaine forme de commun, à l’instant même où nous sommes le plus divisés -militants climatiques contre les forces de l’ordre et de l’inertie mortifère ; gilets jaunes désavouant d’avance des paroles présidentielles qui depuis longtemps ne leur parlent plus. Ce soir, trêve ; Notre Dame brûle.
En ce lendemain de choc, nous réémergeons lentement. Le monde reprend son cours.
Les promesses de « reconstruction » affluent, faisant habilement écho aux promesses européennes de « renaissance ». Les engagements de glorieux mécènes affluent, élans héroïques rendus suspects par les crédits d’impôts massifs dont nos chers chevaliers vont pouvoir bénéficier. En quelques heures 700 millions sont récoltés pour reconstruire Notre Dame, en grande partie grâce à ces quelques honorables « grands ». Tout cela déjà sent le calcul et l’intérêt mal dissimulé.
Les annonces du président tant attendues tombent, entrainant leurs vagues de réactions, indignations et justifications…
La rébellion, elle, se poursuit.
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Tentons de reprendre notre souffle, de clarifier le sens que nous pourrions accorder à cet épisode, au-delà de la sidération et de la tristesse (ou de l’indifférence relative, libre à vous). Un drame ou un choc peut agir comme un éclat de lumière, qui révèle pour un instant la nature profonde d’une société. Tentons d'en prendre acte.
L’incendie de Notre Dame de ce lundi nous en dit beaucoup sur notre rapport à l’histoire, à la fin, et somme toute à l’effondrement. Il nous fait faire, de manière assez vive, l’expérience de la sidération, du caractère brutal et soudain de l’irruption d’un gouffre, béant, au milieu du tissu de nos quotidiens et de nos histoires, de nos espaces. L’expérience du deuil également. Il donne à voir les énergies qu’un choc libère, cette formidable envie de reconstruire ensemble.
Notre Dame tenait lieu de repère -repère temporel structurant des récits et des romans, repère spatial structurant une île, une ville, et rayonnant bien au-delà- ; les flammes s’attaquent à cette incarnation pensions-nous si solide de la continuité et de la possibilité même d’une histoire. Les chocs nous enseignent brutalement le risque de la discontinuité.
Nous prenons soudainement conscience de l’immense fragilité des œuvres humaines. Le décor de nos vies, nos villes, nos cathédrales, nos centrales, nos infrastructures, nos architectures, nos routes, nos ponts, nos tours, tout cela nous l’avons bâti, au cours d’un « progrès » abreuvé d’exploitations et de colonisations, et nous comptons maintenant avec, comme s’ils étaient des invariants inaltérables, aussi solides que le sol sous nos pieds. L’incendie de Notre Dame nous dit ceci : n’oublions pas à quel point nous avons su monter « haut », n’oublions pas néanmoins à quel prix. Et surtout n’oublions pas à quel point néanmoins tout peut s’effondrer. Sachons aussi que plus haut nous sommes montés, plus vite nous nous élevons, plus brutale sera la chute.
Bloquant ces routes, ces ponts, paralysant ces infrastructures, la question que ces milliers de militants « rebelles » nous demandent de mettre sur la table n’est autre que celle-ci : celle de la fragilité, celle de la discontinuité, celle de l’histoire et de sa possible fin. En somme, celle de l’effondrement. Mains gluées, corps enchaînés, trainés en garde à vue, ce qu’ils nous demandent de comprendre, c’est que nous vivons un inédit périlleux. Ils interrompent nos voies de communication pour créer, dans une époque si saturée et hurlante, l’espace nécessaire pour nous crier ceci : nous sommes dans une décennie dangereuse, un moment de l’histoire de l’humanité qui n’a pas eu de précédent, où ce qui se joue est bien la possibilité de notre survie. Une décennie, oui : voilà la fenêtre de tir et de temps que nous avons pour « sauver le climat », sauver la vie, nous sauver nous. Drame tragique où l’hybris humaine l’empêche de reconnaître l’erreur et l’impasse, rechigne à voir le mur, et court tête fière et haute vers le précipice.
Sans rien ôter au drame de Notre Dame, sans rien retirer à la justesse et la légitimité des émotions qu’il a suscité, ce contexte fera que certains de nous le vivrons d’une manière particulière. Beaucoup d’entre nous, rebelles, collapsologues et autres compagnons de lucidité, le vivrons peut-être-de manière très subjective- comme un signe des temps, un présage, dans un monde qui s’effrite et se disloque.
Il ne s’agit pas d’opposer Notre Dame qui flambe et la planète qui brûle, ce serait intellectuellement bancal, moralement intenable. Il s’agit de dire que nous sommes dans un siècle d’incendies et de ruptures. Il s’agit de dire que cette continuité de l’histoire humaine que représentait Notre Dame aux yeux de beaucoup est en péril. Il s’agit de dire qu’il est temps de nous poser la question de ce à quoi nous tenons et de ce vers quoi nous allons.
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Sur un plan peut-être moins métaphysique, il s’agit aussi de rappeler que les réactions à ce drame nous parlent tout autant d’incendies et de ruptures. Les 700 millions levés en quelques heures, essentiellement grâce à quelques richissimes, nous donnent une indication claire sur qui, dans le monde actuel, a la possibilité et les moyens de sauver et de reconstruire. Les Arnault et autres Bettencourt, en s’engageant à financer la reconstruction, achètent en quelque sorte la continuité de l’histoire : ils bouchent la béance. Ils auront le même réflexe continuiste lorsque de plus grands incendies viendront ; néanmoins leurs millions ne suffiront pas à arrêter les vagues, à « reconstruire » nos écosystèmes, à rendre notre air respirable, notre eau buvable, et encore moins à sauver tous les misérables et damnés de la terre qui déjà se voient forcés à chercher asile dans des ailleurs incertains. Alors ils se contenteront, moins glorieusement, d’acheter la continuité de leur monde : leur bunker, leurs réserves d’air, leurs hélicoptères, leurs murs et leurs barrières.
Bien, Monsieur le Président, « reconstruisons Notre Dame » ; avançons, recouvrons, vite, mieux, plus haut encore peut-être…
Ou bien considérons qu’à un moment où l’humanité est au bord du gouffre, nous devrions peut-être plutôt, juste un moment, nous arrêter et contempler la béance, la méditer, comme une leçon sur la relativité de notre « grandeur », sur notre finitude et notre inévitable fragilité.