A quelques avenues d’écart hier à Paris, il y avait une foule en liesse baignée de soleil et bariolée de banderoles et drapeaux colorés, et, un peu plus loin, une autre foule, battant le pavé, en lançant quelques-uns, foule faite de colères et de désespoirs, arrivée des quatre coins de la France, actant son dix-huitième jour de combat. Et quelque part, en weekend au ski, un président.
Mais passons ce détail honteux.
Hier fut une « victoire », certes, pour les militants de longue date, qui voient ce nouveau peuple vert qui se lève et qui clame avec un enthousiasme rafraichissant les mots d’ordre qui furent leurs raisons d’agir des décennies durant. Il faut voir une victoire, clairement, dans le fait que ce peuple écologiste désigne quasi unanimement les mêmes coupables -en bref, le capitalisme, un modèle économique prédateur, les intérêts privés de quelques privilégiés, une incapacité structurelle du pouvoir tel qu’il est organisé actuellement à prendre la mesure des enjeux et réagir en conséquence.
Mais il faut s’interroger sincèrement sur les raisons pour lesquelles nous ne parvenons pas encore tout à fait à donner corps à notre conviction profonde selon laquelle les questions sociales ne se détachent pas des questions écologiques. Des convergences enthousiasmantes ont été constatées à Lyon, Grenoble, Montpellier, et ailleurs, mais le quotidien des mouvements sont encore largement cloisonnés. Il faut en pointer les raisons, et chercher les voies possibles pour approfondir ces liens encore trop ponctuels.
Il faut peut-être chercher quelques réponses dans la sociologie présente dans les différents cortèges, dans les trajectoires de vie qui ont mené telle ou telle personnes à se sentir appartenir plutôt à l’un ou l’autre cortège.
En schématisant, nous avons d’un côté des trajectoires de vie assez lisses, sans heurts trop violents, avec assez de temps et d’énergie pour se faire du souci pour l’avenir et s’indigner des injustices que d’autres subissent, assez de livre lus pour se construire une vision claire de l’état du monde, assez d’estime de soi et de reconnaissance sociale pour se sentir légitime à exprimer cette vision. De ce côté-ci il n’y a pas ou peu de « galères » véritables, tout va plus ou moins bien -mise à part cette angoisse grandissante que fait émerger la perspective d’un effondrement de notre civilisation. De ce côté-ci on parle de « climat », de Terre, d’oiseaux et de poésie perdue dans l’enfer consumériste.
De l’autre côté, nous avons des trajectoires où les choix ont été vite restreints, où le temps a vite manqué, où l’énergie a été mangée par la machine, avec pas mal de chutes et de cicatrices en chemin. De ce côté-là, la « galère » est une condition existentielle qui connaît des degrés d’intensité plus ou moins grands, variant avec la lourdeur des taxes, ou en fonction des prix du carburant ou des loyers. De ce côté-là on parle des découverts, des colères, des difficultés du quotidien, et des haines du « système » qui les crée.
Entre les deux bords, l’accord de fond existe -tous les cœurs s’échaudent et s’animent aux mots de justice, d’égalité, de convivialité- mais l’incompréhension persiste. Elle a des sources culturelles et existentielles : nous, depuis nos vies tranquilles, dans nos villes où nous glissons de métro en réunions en terrasses chauffées, ce n’est que par empathie que nous pouvons tenter de comprendre les « galères », et -si tant est déjà que nous fassions cet effort d’empathie- ce n’est que de manière superficielle que nous pouvons en comprendre leurs effets profonds et le processus par lequel on en vient à ce « ras le bol » tenace. On peut concevoir tout ça, on ne le comprend pas vraiment pour autant, et malgré nous, nous garde cette froideur rigide, ce mépris de classe inconscient et muet, que nous nous gardons bien d’exprimer mais qui s’exprime tout de même, chaque fois que nous réduisons les gilets jaunes à la violence et la violence à un surgissement incompréhensible d’inexplicable et intolérable sauvagerie.
Il faut donc interroger les histoires sociales qui font que les modalités d’action et d’occupation de la rue sont si différentes : marche aux airs de fête d’un côté, marche émaillée de violence et de casse de l’autre. En gardant bien en tête que les manifestations de violence ne sont autres que des points de cristallation de longs processus de souffrance et de brutalisation qui sont le fait de ce même système mortifère qu’en tant qu’écologistes, nous combattons. En gardant en tête qu’il ne faut pas se laisser distraire -en premier lieu car ce serait faire exactement ce que l’éxécutif souhaiterait que nous fassions- par la minorité violente. La majorité silencieuse condamne largement les « débordements », et la goutte d’eau qui fait déborder le verre ne fait déborder le verre que parce que le verre est plein. Ce qu’il faut retenir de l’image de ce verre, néanmoins, n’est pas la goutte qui déborde mais le fait que le verre est plein.
Ce sur quoi il faut se concentrer, ce sont ces ronds-points ranimés et devenus place des fêtes, loin des places publiques désertées ; ce sont ces dialogues renoués et ces langues déliés dans une société où l’on ne se parlait plus -et encore moins de « politique », cette chose confisquée par quelques-uns qui en ont fait leur métier. Ce sur quoi il faut se concentrer c’est justement cette réinvention de la politique « par le bas », cette façon de réapprendre à faire cause commune et cette volonté de reprendre son destin en main, cette politique « populaire » tellement plus en prise avec la réalité matérielle du monde que celle que nous vendent nos technocrates. Ce qu’il faut retenir c’est la renaissance de l’entraide et de la solidarité, ce sont les mille solitudes brisées par la naissance de « familles » de gilets jaunes partout dans les ville et villages de cette France.
Ce sur quoi il faut se concentrer, ce sont les nombreux points et thèmes de recoupement des combats, les cibles que nous avons en commun : banques, multinationales, actionnariat et finance, les incarnations du patriarcat et son cortège de violences, et la classe politique dominante qui sert de barrière protectrice au business as usual, qui nous fait parfois l’honneur de se verdir un peu à l’occasion d’un sommet de la Terre, COP, ou autre célébration de notre décision collective de ne pas trop décider quoi que ce soit.
Ce sur quoi il faut se concentrer ce sont les valeurs et les rêves que nous avons en commun : la possibilité pour tou.te.s de bien vivre, la fin des privilèges indécents et des discours hypocrites qui nous obligent à choisir entre l’essentiel et l’indispensable au nom du sacro-saint équilibre budgétaire, et une démocratie refondée où tout le monde a la possibilité de se prononcer sur ce qui l’affecte au quotidien.
Il nous faut inventer des modalités d’action communes sur ces thématiques partagées : loin des casses et des vandalismes, la désobéissance civile non-violente est un chemin d’action où le respect et la bienveillance peuvent se conjuguer avec la résistance. Elle a permis à l’Inde d’acquérir son indépendance, au mouvement des droits civils dans l’Amérique des années 1960 d’obtenir des victoires, aux zadistes de vaincre le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Elle aurait permis aussi aux défenseur.se.s des terres de Gonesse de gagner, si le tribunal n’avait pas vu juste avant qu'une ZAD n'ait pu voir le jour. Avant la désobéissance, nous sommes de sympathiques marcheurs du samedi. Avec la violence, nous sommes des casseurs coupables. Il faut que nous choisissions ensemble la voie de l’intransigeance, mais d’une intransigeance pacifique qui fasse de nous des interlocuteurs sérieux, audibles, disposant du soutien vaste de l’opinion et sachant précisément ce que nous voulons.
Nous avons en commun de vouloir refuser et résister. Nous avons en commun des ennemis qu’il faut nous faut nommer et combattre. Nous avons en commun des utopies, faisons donc route ensemble.