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Billet de blog 8 novembre 2023

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Deux idées troubles derrière la "Transidentification des mineurs"

Ce texte est le fac-similé d'une intervention prévue le 7 novembre 2023 au Sénat, suite à l'invitation de Mme la Sénatrice Jacqueline Eustache-Brinio à un groupe de travail du groupe Les Républicains portant sur la "Transidentification des mineurs".

Claire Vandendriessche

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Bonjour à toutes et tous,

Madame la Sénatrice, je vous remercie beaucoup pour cette invitation afin d’aborder cette conversation que j’espère profonde et sincère, sur la “transidentification des mineurs” - ou plus simplement sur l’identification transgenre des mineurs.

Cet intitulé, d’identification transgenre des mineurs, fait référence à un phénomène largement discuté dans le débat public mais faiblement documenté dans le domaine scientifique, par lequel des mineurs, pris à priori comme non-transgenres, s’identifieraient comme transgenres, à la suite d’un évènement qui reste lui aussi amplement débattu mais faiblement prouvé : celui d’une “contagion sociale”, particulièrement véhiculée par les réseaux sociaux, qui émanerait de personnes trans - souvent amalgamées à des militants dits “transactivistes” - pour “contaminer” des personnes en questionnement de genre. Ayant fait de ce sujet-même un de mes sujets de recherche, vous permettrez je l’espère que je m'appesantisse dessus.

Le thème de la contagion sociale au sujet des minorités LGBT n’est en lui-même pas nouveau : l’homosexualité a elle-même été considérée pendant des décennies par les psychiatres comme une maladie mentale, dont certains s’empressaient de rajouter qu’elle était contagieuse, et menaçait la jeunesse. La loi de 1942, reproduite jusqu’à son abrogation en 1982, instruisit un âge de majorité sexuelle discriminatoire entre les relations hétérosexuelles et homosexuelles, ce qui entraîna la condamnation de dix milles à cinquante milles homosexuels en France, et l’incarcération de 93% d’entre eux jusqu’en 1978, d’après les sociologues Jérémie Gauthier et Régis Schlagdenhauffen. 

Le retour de ce thème de la contagion sociale, à l’endroit aujourd'hui des jeunes trans, est chargé historiquement. Deux idées s’y mêlent. La première idée est cissexiste : elle crée le sentiment que la transidentité est un résultat développemental inférieur, non-souhaitable. Si c’est contagieux, c’est donc que c’est nocif, dangereux. La deuxième idée est relative à la transmissibilité : selon elle, la transidentité se transmet, d’une personne trans à une personne non-trans, et donc se répand dans la population. La conjonction des deux idées fait craindre certains analystes, comme Elisabeth Roudinesco, de l’émergence d’une “épidémie” de jeunes transgenres, sans toutefois soupeser la réalité de la nocivité de la transidentité et la concrétude épidémiologique du fait rapporté. Je vais revenir sur ces idées.

I - De la nocivité des transidentités à la nocivité des soins

En quoi la transidentité d’un individu lui serait-elle néfaste ? Cette idée a été longuement portée par les classifications de maladies, au premier rang desquelles le DSM (manuel diagnostique et statistique des maladies mentales de l’association américaine de psychiatrie) et la CIM (classification internationale des maladies de l’organisation mondiale de la santé). La pathologisation de la transidentité porte en elle le ferment de l’infériorisation des personnes trans : être malade, en  soi, est un résultat développemental non-souhaitable, qu’il faut prévenir voire guérir. Plusieurs classes de traitement ont été proposées historiquement aux personnes trans, en fonction de critères diagnostiques reposant, encore aujourd’hui, sur des critères hétérosexistes de ce que doivent être des femmes ou des hommes, et donc des femmes trans, ou des hommes trans. 

La première classe de traitements renvoie aux thérapies d’affirmation. Il s’agit de reconnaître l’identité de genre d’un individu trans, et de lui proposer des soins visant à modifier son corps de sorte qu’il soit lu par son environnement social et lui-même en correspondance avec son identité de genre. Il ne s’agit pas alors de guérir de la transidentité, conceptualisée comme une variation normale du développement humain, mais, au choix, de réduire la dysphorie de genre (définie dans le DSM-5), c’est-à-dire la souffrance souvent associée à l’incongruence de genre (définie dans la CIM-11) ; ou de favoriser sa réalisation en tant qu’homme, femme, ou personne non-binaire, afin d’améliorer son bien-être physique, mental, ou social, et tenter d’atteindre le plein état de santé, selon sa définition par l’OMS de 1948.

La deuxième classe de traitements considère que la transidentité est un résultat développemental non-souhaitable, et plutôt que de réduire la souffrance associée au fait d’être trans dans une société encore violemment transphobe, elle vise à prévenir ou guérir le développement d’une identité transgenre. En France, c’est cette classe de traitements qui s’est imposée sur les enfants en exploration de genre. Comme le rapporte Colette Chiland, pédopsychiatre, aujourd’hui décédée, dans un article de 2004, le “plan de traitement intensif” - ce sont ses mots - réservé à ces enfants, et plus encore à leurs parents, vise à alerter sur le fait que l’enfant, est en “danger” - je cite - et “court le risque de devenir transsexuel, transvesti, ou homosexuel à l’âge adulte”. Il s’agit d’inculquer dans l’esprit des parents la perspective cissexiste et hétérosexiste selon laquelle la transidentité est, en soi, un résultat développemental non souhaitable, inférieur à celui de l’identité cisgenre et hétérosexuelle. Aucune élaboration théorique ou empirique ne vient justifier, dans les écrits de Chiland sur les enfants en exploration de genre, que ces enfants encourent quelconque danger, sinon celui de se développer en tant que personne trans dans une société transphobe. Les efforts psychiatriques et psychanalytiques ont caressé dans le sens du poil la transphobie structurelle de la société : puisqu’il est mal vu d’être trans, alors tentons de supprimer ce trait.

Aujourd’hui, ce qu’on pourrait appeler des thérapies de conversion, n’est plus légal en France, comme vous le savez bien. L’avènement des droits des personnes trans, y compris des mineurs trans, dans la décennie 2010, s’est corrélé d’une évolution des paradigmes de soins. La perspective cissexiste de la nocivité de la transidentité s’est donc substituée par une autre perspective : celle selon laquelle la transidentité n’est pas en soi nocive, mais les soins qui sont proposés aux personnes trans eux, le sont, en particulier pour les mineurs. 

Cette perspective, que j’appellerais “sceptique”, par analogie au climato-scepticisme, est en contradiction brutale avec le consensus établi par les professionnels de la santé trans réunis autour de la WPATH depuis 1979, dont la 8e version des recommandations a été publiée en 2022, bientôt traduite en français. Ces différentes itérations des recommandations de la WPATH reflètent l’évolution du consensus scientifique à travers des décennies : d’abord très restrictif sur l’accès aux transitions médicales pour les adultes, et interdisant formellement toute forme de transition aux mineurs, y compris sociale, les recommandations ont évolué, à mesure que le stock de connaissances scientifiques convergeait pour indiquer un bienfait de ses soins, contrebalançant les risques, notamment le risque de regret futur. Aujourd’hui les connaissances médicales s’accumulent - elles sont près de 1500 références étudiées dans les dernières recommandations de la WPATH - démontrant systématiquement l’amélioration en santé mentale et la réduction des risques suicidaires liées aux approches affirmatives, y compris chez les jeunes trans en demande de soins.

Durwood et collègues, en 2016, trouvent par exemple que les enfants trans effectuant une transition sociale ont une santé mentale similaire aux enfants non-trans, en fort contraste avec les enfants trans à qui on refuse cette transition sociale. de Vries et collègues, en 2011, ont constaté les effets bénéfiques sur la santé mentale des adolescents trans ayant recours aux bloqueurs de puberté. Turban et collègues, en 2020, ont démontré, sur un échantillon de 20000 personnes trans, que les adultes trans ayant reçu dans leur adolescence des bloqueurs de puberté avaient développé moins de risques suicidaires que les adultes trans n’ayant pas reçu ces traitements mais qui les avaient souhaité. Turban et d’autres collègues, en 2022, ont démontré, sur un échantillon de taille similaire, que les adultes trans qui ont bénéficié depuis l’adolescence d’hormones sexuelles, avaient moins de risques suicidaires que ceux qui n’en ont jamais bénéficié mais qui les auraient souhaité. Diana Tordoff, en 2022, dans un suivi rétrospectif d’un an de 104 adolescents trans et non-binaires, a décelé que les traitements d’affirmation de genre, qu’il s’agisse de bloqueurs de puberté ou d’hormones sexuelles, étaient liés à des risques dépressifs 60% moins importants, et à des risques suicidaires 73% moins importants. Tan et collègues, en 2022, analysant les besoins de soins de 608 jeunes trans, trouvent que les besoins de soins trans-spécifiques non adressés étaient liés à une moindre santé mentale ; les jeunes qui ne reçoivent pas d’hormones en dépit d’en avoir besoin avaient des risques de tentatives de suicides deux fois plus importants que les même jeunes qui reçoivent des hormones. Green et collègues, en 2022, dans une étude de près de 12000 jeunes trans, démontrent que les traitements d’affirmation de genre étaient associés significativement à de moindres risques dépressifs et de moindres risques de tentatives de suicide, par rapport à l’absence de ces traitements chez les mineurs trans qui en expriment le besoin. Costa et collègues, en 2015, ont analysé longitudinalement les effets séparés du soutien psychosocial et des bloqueurs de puberté sur 201 adolescents trans, et ont démontré une amélioration du fonctionnement global lié au soutien psychosocial, ainsi que lié aux bloqueurs de puberté en comparaison au soutien psychosocial seul. Allen et collègues, en 2019, en analysant longitudinalement 47 adolescents sur plusieurs mois, ont observé l’effet positif des traitements hormonaux sur l’amélioration du bien être global et la réduction des risques suicidaires. Achille et collègues, en 2020, ont démontré longitudinalement sur 50 adolescents trans, la réduction des risques dépressifs et suicidaires liée à l’intervention endocrinologique - des bloqueurs de puberté ou des hormones sexuelles - en contrôlant l’effet d’éventuelles médications psychiatriques et de soutien psychosocial. Ce ne sont que quelques études parmi d’autres. Il en existe des quantités, presque toutes analysées par la WPATH pour élaborer ses recommandations médicales. Chaque mois, sur le site de Trajectoires Jeunes Trans, on recense plusieurs dizaines d’études démontrant, l’une après l’autre, l’appui scientifique, toutes disciplines confondues, dont jouissent les approches affirmatives de genre, chez l’adulte comme chez le mineur. Se positionner contre ces approches, c’est se positionner contre un consensus scientifique et médical profondément ancré dans une expertise clinique longue de décennies de recherche. 

Pourtant, dans tout consensus, il existe des sceptiques. Un consensus scientifique établi par une société savante n’a certes pas besoin de réunir l’approbation de 100% de ses membres. À la WPATH, le taux d’approbation doit être de 75% des experts, qui sont plus d’une centaine. C’est autant que le taux d’approbation de l’Académie Nationale de Médecine sur son appel à la prudence entourant les transitions médicales des mineurs, en 2022. J’y reviendrai. Donc il existe des personnes qui sont sceptiques sur ce consensus. L’Observatoire Petite Sirène me semble-t-il en fait partie. J’alerte sur le fait qu’être sceptique n’exonère pas de l’obligation, pour un médecin, de rendre compte avec sincérité de l’état de la science, des consensus existants, particulièrement sur des sujets à controverses. Nous avons rappelé à l’Observatoire que nul médecin n’est au-dessus du code de déontologie médicale obligeant ses actions d’information du public à ne faire état que des données confirmées, faire preuve de prudence, et avoir le souci des répercussions auprès du public. Nous le rappellerons autant de fois que nécessaire.

Les sceptiques se présentent parfois en lanceurs d’alerte et s'arc-boutent sur ce qu’ils présentent comme un arrêt des transitions chez les mineurs ordonné pour motifs sanitaires dans trois pays présentés comme “pionniers” de l’accompagnement des mineurs trans : la Suède, la Finlande, et la Grande-Bretagne. Balayons le fait que ces pays ne sont en rien pionniers du sujet, à la différence des Pays-Bas et du Canada, qui ont formé plusieurs équipes françaises. Ces trois pays ont-ils arrêté les transitions, comme on l’entend partout ? En rien. Dans les recommandations suédoises de 2022, on peut lire en suédois que “la procédure documentée et progressive du protocole néerlandais - dans laquelle un traitement antipubertique, des hormones d'affirmation sexuelle et une intervention chirurgicale ont été proposés aux jeunes selon des critères clairement décrits et où un suivi dans le temps est documenté - représente la meilleure connaissance disponible et devrait donc être utilisé.” Dans le résumé en anglais des recommandations finlandaises de 2020, on peut lire : “D'après ces évaluations, un traitement de suppression de la puberté peut être initié au cas par cas après une réflexion attentive et des examens diagnostiques appropriés si les indications médicales pour le traitement sont présentes et s'il n'y a pas de contre-indications. [...] En se basant sur une réflexion approfondie au cas par cas, l'initiation d'interventions hormonales qui modifient les caractéristiques sexuelles peut être envisagée avant l'âge de 18 ans uniquement s'il est possible de déterminer que leur identité en tant que l'autre sexe est permanente et provoque une dysphorie sévère.” En Grande-Bretagne, je cite les recommandations du rapport intérimaire d’Hilary Cass de 2022, souvent présenté comme mettant un coup d’arrêt aux transitions : “Tout enfant ou jeune envisagé pour un traitement hormonal devrait avoir un diagnostic formel et une formulation qui aborde l'ensemble des facteurs affectant leur bien-être physique, mental, développemental et psychosocial. Cette formulation devrait ensuite orienter les options de soutien et d'intervention qui pourraient être bénéfiques pour cet enfant ou jeune. [...] Le but déclaré des bloqueurs de la puberté tel qu'expliqué à l'enfant ou au jeune et à leurs parents doit être clairement indiqué. Il doit y avoir une documentation précise de quelles informations ont été fournies à chaque enfant ou jeune concernant les résultats probables et les effets secondaires de tous les traitements hormonaux, ainsi que les incertitudes concernant les résultats à long terme.” Rien n’indique, en GB, en Suède, en Finlande, que les autorités médicales compétentes aient fait barrage aux transitions hormonales pour les mineurs, bien que des critères plus restrictifs qu’auparavant aient été formulés. Il existe une manœuvre politique pour faire fermer la consultation spécialisée de la clinique Tavistock à Londres, de la part du gouvernement conservateur. C’est en ligne politique avec l’interdiction des transitions chez les mineurs trans et la criminalisation de leurs soignants venant de 22 États conservateurs américains, ainsi que de la Russie, et bien sûr de quantités de pays du Sud qui pénalisent les transidentités tout comme l’homosexualité.

En Europe, pas d’interdit. J’ignore si votre projet serait d’interdire les transitions médicales aux mineurs, mais je vous met en garde contre un projet puissamment décorrélé du consensus médical. Même l’Académie Nationale de Médecine, pourtant peu considérée comme une alliée des luttes LGBT, elle qui mettait en garde la “PMA pour toutes” comme une “rupture anthropologique majeure”, n’a en rien recommandé l’interdiction des transitions médicales des mineurs, sinon appelé à la prudence, et insisté sur le rôle premier du soutien psychologique. 

Le rôle de la psychologie et de la pédopsychiatrie en première intention ne va pas de soi : les transidentités, pour les adultes comme les mineurs, ayant été retirées des listes de maladies mentales, en France dès 2010, et dans le monde par l’OMS en 2019. Mais c’est bel et bien l’évaluation et le soutien psychologique que les enfants et adolescents trans ou en exploration de genre bénéficient en première intention dans toutes les unités de soins de l’AP-HP (il faut lire à ce sujet l’article de Condat & Cohen, 2022). Il résulte de cette large place laissée à la parole, dénuée de tout contexte psychopathologique mais au contraire d’une affirmation des variations de genre exprimées, un moindre besoin exprimé en bloqueurs de puberté : à la Pitié-Salpêtrière, seuls 11% des adolescents en âge de les considérer ont effectivement choisi d’accéder aux bloqueurs de puberté (je vous réfère ici à l’étude rétrospective de Lagrange et collègues, 2023).

Enfin, s’agissant des faibles preuves médicales en support des bloqueurs de puberté chez les mineurs, je ne les conteste pas. Les preuves sont existantes, mais gradées faiblement, du fait des designs des études cliniques qui ne permettent éthiquement pas de groupe contrôle dans la population trans mineure ayant besoin de ces médicaments. Les preuves qui bénéficient de la meilleure gradation sont les essais randomisés contrôlés, mais ils ne peuvent pas être mis en place du fait de l’impossibilité de mise en place d’une procédure à l’aveugle (les effets de la puberté ou de son absence se voyant) ; du fait de la non-adhésion au protocole des patients se retrouvant en groupe contrôle (ce qui a déjà été éprouvé dans un essai randomisé contrôlé des bloqueurs de puberté sur l’indication de puberté précoce centrale) ; de la généralisabilité impossible : les seuls qui accepteraient le protocole sont ceux qui n’ont pas d’autres accès aux soins (en France ou à l’étranger) ou ceux dont les parents sont les moins soutenants, affectant les variables dépendantes de l’expérimentation ; et du groupe traitement lui-même, traité de façon homogène alors qu’il y a un fort besoin d’individualisation du traitement. Du reste, ce problème de design expérimental se retrouve pour beaucoup d’interventions : l’avortement n’a pas d’appui d’ERC, uniquement d’études observationnelles ; en France, de très nombreux médicaments en pédiatrie sont pris en charge hors AMM donc sans essai clinique (50% des enfants en prennent) ; sur 608 revues systématiques effectuées, seulement 13.5% des interventions cliniques sont soutenues par des ERC. L’absence de preuves fortes ne signifie pas que les recommandations sont faibles : plus de la moitié des recommandations fortes de l’OMS ne sont pas soutenues par des ERC.

En dépit de l’absence de preuves fortes, les recommandations de la WPATH peuvent être fortes. Elles le sont, fondées sur l’agglomération des études observationnelles et l’expertise clinique collectivement accumulée. Et du fait que les alternatives thérapeutiques, dont les “thérapies exploratoires du genre”, qui contrairement à ce que leur nom indique, ne visent pas une libre exploration du genre, mais cherchent à explorer et identifier une cause à la transidentité et à la traiter, n’ont pas apporté la moindre preuve clinique de leur bien-fondé. 

II - Transmissibilité des transidentités : où est l’épidémie ?

La deuxième idée derrière la contagion sociale est celle de la transmissibilité supposée de la transitude, d’une personne trans, souvent dépeinte comme un militant “transactiviste” prosélyte, à une personne non-trans mais peut-être en questionnement de genre. Pour côtoyer les fameux transactivistes de près depuis des années, dans les groupes d’auto-support des associations, je tiens à être formelle : nul part, jamais, on a vu des animateurs de ces groupes venir imposer une transidentité à des personnes en questionnement, ni pour des mineurs, ni pour des adultes. La subjectivité est importante, le “je” est partout : dans ces groupes, on témoigne de ces expériences personnelles dans la navigation du genre, on ne vient jamais projeter son expérience personnelle sur une autre personne, fut-elle trans elle-même. Libre à chacun de s’y retrouver ou non, la découverte de sa propre transidentité est une expérience intime et personnelle. Personne n’a le droit de dire à notre place si on est trans ou non : ni un psychiatre, ni un juge, ni un prêtre, ni même une personne trans. Ce n’est pas une religion : la transidentité ne se transmet pas de parents à enfants, il n’y a pas non plus de conversion, il n’y a pas d’exclusivité des croyances, pas même sur l’épineuse question du genre. La construction éventuelle du “nous” vient de la communisation des expériences de vie, souvent discriminatoires, mais souvent aussi heureuses et libératoires. 

Ceci étant dit, certains chiffres montrent un phénomène croissant : celui des prises en soins chez les mineurs. On parle même parfois d’une croissance exponentielle à 3000% ! Qu’en est-il ? Une étude de l’assurance maladie permet de repérer l’évolution des obtentions d’ALD (prises en charge pour “affection longue durée”) chez les mineurs trans, et permet une estimation basse des prises en soins. En 2013, 9 mineurs étaient pris en charge par l’assurance maladie au titre de la transidentité. En 2020, ils étaient 295. Il s’agit effectivement d’une croissance importante, mais de deux choses l’une : 2013 est l’année de fondation des équipes médicales spécialisées sur Paris, il est donc normal que la prise en soins fut minime l’année de démarrage de ces services, ce qui implique une forte croissance. Asymptotiquement, quand on part de 0, le taux de croissance est infini. Ces taux de croissance à 3000% n’ont donc pas beaucoup de sens. L’autre chose, c’est que la croissance est surtout marquée à partir de 2017, où les prises en soins bondissent de 27 mineurs à 75 d’une année sur l’autre. S’ensuit un tassement de la croissance, en 2019-2020, peut-être en lien avec le Covid - on manque encore de recul des données - ou peut-être en lien avec l’atteinte de la taille finie des demandes de prises en soins chez les mineurs. Auquel cas, on est loin d’une “épidémie” : 300 demandes de transition annuelles sur tout le territoire, c’est gérable. En Suède et en Belgique, un phénomène similaire à la France a été trouvé, respectivement en 2013 et 2018 : une élévation brusque des diagnostics ou des obtentions de changement d’état civil, respectivement, au moment du passage de la loi facilitant les changements d’état civil, suivi d’une décélération brusque. En France, cette loi est arrivée en 2016-2017, soit exactement au moment de l’inflexion de la courbe des ALD de mineurs. Il y a peut-être là un phénomène à étudier de plus près, qui expliquerait une croissance exponentielle localisée, mais globalement sigmoïde (une croissance forte puis une décélération).

L’étude de l’assurance maladie témoigne aussi d’un autre phénomène, relatif aux ratios de genre chez les mineurs, avec une prédominance de 72% d’adolescents transmasculins (c’est-à-dire assignés fille à la naissance), en 2020. C’est cohérent avec l’ensemble des retours d’expériences des cliniques d’identité de genre dans le monde, y compris de la Pitié-Salpêtrière. Pour autant, sur l’ensemble des classes d’âge, le ratio de genre s’équilibre : il y a 46% de personnes transmasculines en France sous ALD. S’agit-il d’un effet générationnel, y aurait-il de plus en plus de transitions masculinisantes précoces? C’est l’argument sous-jacent à l’hypothèse de Lisa Littman du Rapid-Onset Gender Dysphoria, ou ROGD, pour dysphorie de genre d’apparition rapide.

Lisa Littman est la principale artisane de l’hypothèse de la contagion sociale chez les mineurs trans. Dans son étude descriptive de 2018, elle interrogeait des parents, recrutés sur des plateformes pour l’essentiel hostiles aux transitions, sur les conditions de vie de leur adolescent trans, dont l’un des critères de sélection était que les parents pensaient qu’il avait une dysphorie de genre d’apparition rapide. L’un des résultats construits à partir de cet échantillon de convenance était que les parents considéraient que leur adolescent avait été particulièrement influencé dans son identification transgenre, par des réseaux de pairs, et que cette identification transgenre soudaine s’associait d’une dégradation de leur santé mentale. Si l’on peut s’inquiéter en effet de la santé mentale d’adolescents trans dont les parents sont hostiles à leur transition, on peut aussi s’interroger sur la validité et l’inférabilité causale de cette étude, largement critiquée (ici ou ), et corrigée en 2019. La correction fait état de l’absence de validité de l’étude du fait qu’elle repose uniquement sur des perspectives de parents, et non croisée avec les expériences des adolescents et les constats des cliniciens. Par ailleurs, la correction de l’étude rappelle que celle-ci ne permet aucune association causale, faute de design le permettant. L’hypothèse du ROGD sera testée dans un échantillon clinique d’adolescents trans, en 2022, par Bauer et collègues, et ne trouvera aucun soutien en faveur de l’hypothèse. Ce n’est pas une preuve forte, donc, mais cela n’a pas empêché l’Académie Nationale de Médecine de se reposer entièrement dessus et de lui trouver une validité et une valeur causale inexistantes, et dans les faits contredite par les résultats d’études cliniques.

Il reste à expliquer pourquoi tant d’adolescents transmasculins par rapport aux ados transféminines (c’est-à-dire assignées garçon à la naissance), y compris dans l’échantillon de Littman.  C’est l’un des objets de l’étude que je mène avec David Cohen sur les données de l’Agence Européenne des Droits Fondamentaux, portant sur près de 20.000 personnes transgenres et 100.000 personnes LGB (lesbiennes, gays, bis) cisgenres, dans 30 pays européens. La conclusion la plus importante de notre étude, à mon avis, concerne la question du ratio des genres chez les adolescents trans. La plupart des ratios retrouvés dans les cliniques d’identité de genre s'expliquerait en fait par une moindre probabilité que les adolescentes transféminines révèlent leur identité trans à leur entourage et, par conséquent, une moindre probabilité pour elles de fréquenter une clinique d'identité de genre, en comparaison avec les adolescents transmasculins, lorsque nous contrôlons les données de manière à ce que les adolescents transféminines et transmasculins aient le même âge de révélation intime. Les personnes transféminines révèlent aux autres leur identité plus tard que les personnes transmasculines, principalement à l'âge adulte, où nous observons des ratios de genre inversés, de sorte que globalement, à travers les âges, le nombre des personnes transmasculines et transféminines est proche de l’équilibre.

La "pénalité transmisogyne" qui affecte la capacité des adolescentes transféminines à s'exprimer en tant que trans ne se limite pas à la communauté trans, car elle fait partie d'un phénomène plus vaste qui affecte également les adolescents cis LGB. Nous avons en effet constaté que les jeunes hommes cis gays et bisexuels ont moins de chances de révéler leur orientation sexuelle à l'adolescence que les jeunes femmes cis lesbiennes et bisexuelles, en maintenant l'âge de révélation intime égal. Les personnes LGBT assignées garçon à la naissance, dans leur ensemble, ont moins de chances de révéler leur identité aux autres que les personnes LGBT assignées fille à la naissance, et une explication possible à cela est le coût social plus élevé de la transgression de la masculinité par rapport à la transgression de la féminité. Cette "pénalité de la transgression de la masculinité" pourrait être liée aux normes nationales en ce qui concerne les personnes LGBT : lorsque nous examinons les 30 pays enquêtés en Europe, dans chacun d'entre eux, les personnes LGBT assignées garçon à la naissance révèlent leur identité en moyenne plus tard que les personnes LGBT assignées fille à la naissance ; mais nous observons une corrélation significative entre l'ampleur du retard de révélation et l'indice national de l'ILGA-Europe sur les droits et libertés des LGBT, ce qui nous amène à croire que si les personnes LGBT assignées garçon à la naissance révèlent leur identité en moyenne plus tard, cela est davantage dû aux politiques nationales et aux réglementations impactant la vie des LGBT qu'à un effet de l'utilisation différenciée des médias sociaux entre personnes assignées garçon et personnes assignées fille à la naissance.

Un autre point de fixation des sceptiques est relatif aux regrets de transition et détransitions. Pour ces critiques, ils seraient massifs chez les enfants et adolescents trans. Chez les adultes en effet, les regrets sont rares : une étude néerlandaise les établissent, pour les chirurgies d’affirmation de genre, à 0.6% chez les femmes trans ; et 0.3% chez les hommes trans. Mais pour les mineurs, les cohortes néerlandaises longues de 20 ans n’indiquent pas les taux de détransition, indiquant juste que celle-ci était “très rare”. Les sceptiques s’appuient eux sur des taux de désistance de l’identification transgenre, autour de 80% chez les jeunes. Ce taux de 80% est ancien. On le retrouve également chez Colette Chiland, qui, citant des études américaines, affirme que “les trois quarts des garçons féminins deviennent homosexuels ou bisexuels à l’âge adulte, l’autre quart devient hétérosexuel”. On le retrouve également dans les anciennes données du CAMH de Toronto au Canada. Le problème qu’ont ces données, c’est qu’elles n’indiquent en rien une “désistance naturelle”, comme l’affirment pourtant à leur sujet les critiques des approches affirmatives. Les enfants et adolescents suivis dans les cliniques qui ont produit ces chiffres avaient un biais clinique considérant qu’être trans est un résultat développemental non souhaitable qu’il fallait prévenir ou guérir. En somme, ils pratiquaient systématiquement des thérapies de conversion sur les enfants trans, pratique qui n’est plus légale aujourd’hui au Canada et qui a justifié la dissolution de la consultation dédiée du CAMH de Toronto. Il n’y a rien de “naturel” là-dedans : face à des docteurs qui leur faisaient bien comprendre que devenir trans était un problème dangereux, ces jeunes trans sont tout simplement retournés dans le placard, laissant à leur clinicien le soin d'interpréter cela comme une désistance. Les thérapies de conversion sur les enfants trans sont responsables d’une multiplication par quatre du risque suicidaire. Chez les personnes trans, les détransitions elles-mêmes sont pour 82.5% d’entre elles dues à des facteurs externes, principalement la pression familiale et le stigmate social. Quand un enfant trans fait sa transition sociale, pour peu qu’il soit soutenu par son entourage, il conservera à l’adolescence son identité trans, pour près de 97.5% d’entre eux. La détransition est un phénomène rare, et massivement lié à la transphobie structurelle de la société qui réprime les transitions. Si vous souhaitez prévenir le risque de détransition, le premier effort à faire est de soutenir les transitions.

Ma conclusion sur l’ensemble de ces points est que la transidentité n’est pas nocive en soi. Que les soins eux-mêmes, s’ils sont pris en compte dans une démarche globale d’acceptation de la transidentité d’une personne, sont non-seulement non-nocifs pour la personne, mais peuvent être puissamment bienfaiteurs pour son équilibre, son bien-être, et sa santé, à court comme à long terme. Les données épidémiologiques font état d’une croissance de la prise en soins des mineurs trans, pourtant cette croissance n’est pas explosive, et le nombre de mineurs trans en transition médicale reste limité à quelques centaines sur tout le territoire. Aucune preuve d’une influence des réseaux sociaux sur les parcours de transition n’a été rapportée par les recherches sur le sujet. Les jeunes assignés fille à la naissance ne sont pas plus enclins à faire des transitions que les jeunes assignés garçon, mais ils ont des possibilités de les faire plus précocement. Les détransitions sont rares, et principalement expliquées par la force de la transphobie s’exerçant sur les parcours de transition. Les jeunes trans existent, ils ont toujours existé, ce qui est nouveau aujourd’hui c’est que la société considère qu’ils méritent mieux que la négation de leurs existence.

Je vous remercie beaucoup pour votre attention soutenue.

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