Ils ne voient rien du paysage. Ils sont aveugles, ou presque. Il n'y a rien à espérer que la minute suivante. Plus de vingt, plus de cent, plus de cent cinquante sur un bateau pourri. Ils font silence, tous. Savent plus rien. L'horizon est ouvert sur l'immensité. Une ébauche de soleil est crayonnée, là-bas. La fatigue les tuent. On entend un grondement. Des cris. Une rumeur. Des ombres vives. Le bateau tangue. On ne peut rien. On ne doit pas regarder. Il vaut mieux rester en grappe. Il vaut mieux examiner le visage de l'autre, là, tout près. S'attacher à quelque chose de connu. S'efforcer au détail. Réfléchir profondément à la manière de s'organiser, ou autre chose. Ils chuchotent :
Tiens
Non
Tu n'as pas faim ?
Non. Mange, toi.
Bon. Je te laisse ça.
Non.
Tu verras dans un an ou deux
Oui
On est fort. On pourra rester, ils me l'ont dit. C'est tout ce qui compte.
Oui
On les reverra, ne t'en fais pas. Ils viendront eux aussi. Et alors…
Oui, on pourra.
Et si on ne les trouvait pas, là-bas ?
On se débrouillera. On ira voir les autres.
J'ai peur.
Mais non. C'est pas comme si on savait rien faire. On a toujours besoin de gens comme nous, partout. On fera la plonge, la cuisine, on videra les poubelles, on récurera les chiottes, n’importe quoi d’abord, et puis on étudiera. Ils ont tout, les belles avenues fleuries, des supermarchés qui regorgent de nourriture, des voitures, de la lumière partout et de si belles maisons... On pourra. On leur expliquera et on sera heureux. On est forts.
Toi, oui. Mais moi ?
T'en fais pas, petit frère, je suis là. Et puis on n'a pas le choix.
T'en aura vite marre.
Mais non.
Il y en a trop. On n'y arrivera jamais.
Tais-toi. C'est peut-être nous qui sommes de trop. Prie.
On n'y arrivera jamais. On s'est fait avoir. Je ne sais pas prier.
Bois un peu. On ne s'est pas fait avoir. Regarde le ciel. Pas de bombes, pas de kalachnikovs. Et fini l'esclavage. On va vers la paix. C'est pas mieux qu'avant?
Si.
Pleure pas, ça sert à rien.
Je pleure pas. Il pleut.
Merde.
Tu as vu Naël ?
Oui
Qu'est-ce qu'on peut faire ?
Rien. Tu sais bien. C'est pas le premier à qui ça arrive. ça nous arrivera à nous aussi, si ça dure.
Tiens, prends. Aide-moi. On peut au moins lui dire que… Et lui donner ça.
Oui, ça on peut.
Alors, il faut.
Tu crois que ? … On n’aurait pas dû s'éch ?...
J'en sais rien. On est là, maintenant. Arrête de poser toutes ces questions. Il ne faut pas penser plus loin. Il faut faire avec. Accroche-toi. Ça va se calmer. Et puis dis-toi qu'ils ont tout.
Ils ont tout mais...
On leur racontera. On ira frapper aux portes. Adam m'a dit qu'ils hébergeaient déjà des Ukrainiens. Ils comprendront pour nous aussi. Ça peut pas être pire.
Ils ont peur de nous, Mama me l’a dit.
C'est ça, ris. C'est toujours ça de pris.
J'ai mal au cœur.
Regarde pas. Regarde-moi.
Oui.
Et si on s'était trompés ?
Mais non. Tu vois, il ne pleut plus.
Ça me fait mal, cette barre, là.
Oui. Moi aussi. N'y pense pas. Pense à papa et maman. On les appellera, au port.
Tu crois qu'on en a encore pour longtemps ?
Ils ont dit une nuit encore tout à l'heure. Peut-être moins si on a de la chance.
Combien ?
Je ne sais pas. On ne peut pas répondre, tu sais bien. Ils mentent.
J'en peux plus, il faut que je bouge de là.
Tiens, bois encore un peu. Pas trop. Ne regarde rien. Regarde-moi. Parle-moi de ce qu'on fera après. Tu vas voir, on va y arriver. Il y en a des milliers qui passent par les routes. On est plus chanceux. Il n'y a pas de chiens ici, pas de murs, pas de flics. Juste la mer. Ne regarde pas.
Non.
Et si on nous obligeait à rester avec tous ceux qui … ?
Tais-toi. C'est pas là qu'on arrive. De toutes façons, on n'avait pas le choix. On leur expliquera. Ils ont un cœur comme nous. Et ils savent déjà.
Mais je ne veux pas m...
Qui te parle de ça ? C'est pas pour ça qu'on est là. Prie. Prions.
Je préfère chanter.
Chante, alors. Chantons. On va y arriver.