La démocratie est-elle soluble dans le libéralisme ?
Quelque chose doit remplacer les gouvernements et le pouvoir privé me semble l'entité adequate pour le faire : C'est une déclaration de David Rockfeller, le 1er février 1999. Un peu plus tôt, Fin 1997, Ignacio Ramonet écrivait dans un édito du « monde Diplomatique » intitulé « Désarmer les marchés » : la mondialisation financière a d’ailleurs créé son propre État. Un État supranational, disposant de ses appareils, de ses réseaux d’influence et de ses moyens d’action propres. (Cet édito devenu référence fut à l'origine de la création du mouvement altermondialiste ATTAC).
Dix sept ans après, l'analyse n'a pas pris une ride mais le système qu'elle annonçait se heurte à la réalité d'un monde fini.
Le sociologue allemand Wolfgang Streeck cité récemment1 par Mediapart met en évidence le changement de paradigme permettant « que l’économie capitaliste soit sans cesse, et de plus en plus, délivrée de l’intervention démocratique [ ] »
Mais comment font-ils ?
Pour organiser la contre-offensive, il faut bien comprendre la façon dont le petit 1% de « happy fews », malgré toutes les évidences du danger mortel de leur prédation peuvent dominer les 99% de gens qui en sont devenus dépendants».
80 000 entreprises transnationales (estimation) contrôlent les 2/3 du commerce mondial avec près de 900 000 filiales et certaines ont des capitalisations boursières supérieures au budget de bien des états. Ces entreprises omniprésentes mondialement et reliées entre elles par un réseau tissé d'intérêts communs, ne constituent pas pour autant un « empire » doté d'un pouvoir central, chacun de ses membres se réclamant de la compétition individuelle basée sur « la concurrence libre et non faussée ».
De leur côté, les pouvoirs politiques sont territoriaux et les organismes supra nationaux publics comme l'ONU, l'UNESCO ou le BIT ont bien du mal à exister et à résister au travail de sape des entreprises et des milieux financiers.
L'économie et par extension le social et l'anthroposphère qui en dépendent sont contrôlés par des lobbies industriels et financiers même lorsque le pouvoir y est officiellement détenu ou sous contrôle d'administrations inter-gouvernementales : FMI, OMC, OCDE, BRI (comité de Bâle), ou dans les rendez-vous réguliers internationaux (G7, G20 …) etc. ..
Mais que sont ces lobbies qui en sous-main dirigent la planète ? Qui ou quoi représentent-ils ? comment sont-ils organisés et quelle est la source de leur puissance ? Ce sont des question importante auxquelles il faut apporter des réponses claires : si nous voulons peser démocratiquement sur les choix il nous faut identifier clairement les cibles de nos actions, sinon, sans personne à mordre, nous ne serons jamais que « le chien qui aboie quand la caravane passe ».
Les lobbies d'entreprises et corporatifs sont identifiables à l'entreprise ou au holding lui-même : Shell, Monsanto, Unilevers … ou aux syndicats professionnels/interprofessionnels, à différents niveaux : Medef , BusinessEurope, Interbev2 , etc ... Leur action d'influence s'exerce dans le sens direct de leurs intérêts d'entreprise ou de corporation. Cette action peut parfois être contrariée par des actions lobbyistes concurrentes (sur certains marchés) et peut avoir un effet considérable sur la société mais ne représente pas un acte politique global en soi.
La situation change quand des décisions politiques affectent le milieu industriel ou financier et non plus tel ou tel intérêt corporatif, ou quand le monde financier et industriel estime de son intérêt de peser directement sur l'organisation politique. Dans ces cas là, au delà de leur concurrence, les entreprises créent des structures communes pour intervenir directement dans les décisions. Ces regroupements horizontaux se font désormais en coopération avec les responsables politiques dans le cadre convenu d'une coopération réglementaire qu'on trouve mentionnée dans la plupart des accords dits « de libre échange ».
Sitôt créés, ces structures deviennent pérennes, aussi longtemps que s'appliquent les décisions dont ils accompagnent l'évolution et élargissent leur champ d'activité politique ou territorial. C'est le cas par exemple de Amcham créé en 1912 à l'initiative du président US Taft, aujourd'hui centenaire, transnationale et plus puissante que jamais, ou encore de l'ERT qui accompagne la CEE puis l'UE depuis 1983 et la préparation de l'acte unique européen : C'est devenu une façon de gouverner avec les vrai dépositaires du pouvoir : les entreprises. On ne parle d'ailleurs plus guère de gouvernement mais de gouvernance, conformément aux nouveaux credo de la gestion d'entreprise. Ces lobbies acteurs politiques illégitimes voient leur anonymat préservé par la présence des politiques en première ligne, responsables d'une démocratie qu'ils ne contrôlent plus guère.
Connaitre l'adversaires
La connaissance de l'adversaire de ses méthodes et de façon générale de sa psychologie sont une partie de l'entraînement au combat : les guerres napoléoniennes comme l'histoire du débarquement en Normandie sont là pour en rappeler l'utilité.
Pourtant, dans la plupart des conflits sociaux la cible identifiée et donc combattue est soit la direction locale, dans un conflit d'entreprise, ou l'entité politique la plus accessible devant officialiser la décision qu'ellr en soit ou non l'initiatrice.
Il arrive,c'est vrai que l'on dénonce l'entité qui se trouve derrière : Le lobby des banques, le conseil d'administration du holding , « les lobbies », mais à part quelques manifestations symboliques auxquelles le grand public est rarement associé, il est plutôt rare que l'on s'intéresse et combatte directement l'organisation lobbyiste dans sa réalité opérationnelle et ses techniques de corruption, faute de les connaître.
Le public en manque d'informations sait plus ou moins confusément (car il n'est pas idiot) que Hollande subit les mêmes pressions que Sarkozy et que Barroso et Junker sont interchangeables au style près : il se sent impuissant. Du sentiment de désapropriation qui en résulte découle une démobilisation à l'égard de la démocratie, largement exploitée par les populistes de tous poils.
La mondialisation financière est le support, en fait sinon en droit, d'une classe sociale dominante qui tient le citoyen lambda en dépendance d'une oligarchie bien organisée. Son réseau informel s'étend sur toute la planète, avec des nœuds de communication et de rencontre dont certains sont devenus célèbres, sans qu'on sache bien de quoi il s'agit :
Les lieux de rencontre
La commission Trilatérale, le club Bilderberg, en France le Cercle ou le Club de l'Horloge, sont des points de rendez-vous où les acteurs économiques et faiseurs d'opinion les plus divers se rencontrent. Ainsi, lors de la 37ème réunion régionale européenne de la commission trilatérale, en 2013, on notait parmi les invités M Jean-Claude Trichet, Président de la BCE, Elizabeth Guigou, députée PS, Leon Brittan, député conservateur anglais, ou encore David Rockfeller et Mario Monti et également André Sapir, économiste Belge (à ne pas confondre avec Jacques Sapir, l'économiste français hétérodoxe et souverainiste)... entre autres.
Ces points de rencontre sont certes importants car ils sont des occasions d'échanges se traduisant parfois par des recommandations qui feront le tour de la planète (voir le site de la trilatérale www.trilateral.org ) mais ce ne sont pas de vrai centres de pouvoir opérationnels.
Les centres de pouvoir de la gouvernance
L'oligarchie et le prolétariat cohabitent sur les mêmes territoires. Les sociétés humaines sont organisées politiquement et – bon gré mal gré – les entreprises et les conglomérats financiers sont au moins nominalement sous l'autorité des états, situation peu satisfaisante dans un libéralisme économique précisément construit dans la liberté d'entreprendre sans contrainte sinon de ses pairs mais surtout pas des pouvoirs publics.
De son côté, l'état a toujours dû et su composer avec la puissance financière et les marchands, même au temps du mercantilisme ou son pouvoir était bien plus grand qu'aujourd'hui. Soumis à une compétition soigneusement orchestrées, les états ne sont plus maîtres du jeu économique ni des moyens nécessaires pour animer les politiques sociales dont leurs citoyens expriment le besoin : les relations de dépendance de la force publique sur les intérêts privés se sont inversées...
Les lobbies se positionnent naturellement partout ou il y a du pouvoir : les responsables politiques oublient rarement de consulter l'industrie et la finance à titre « d'expertise » même dans des actes de législation courante, mais il y a des cas ou l'acte politique en cause c'est l'organisation de la société, au niveau mondial ou régional. Dans ce type d'occurrence, comme nous l'avons dit plus haut, le lobbying individuel n'est pas la meilleure façon de contrôler la situation : de trop nombreux conflits d'intérêt mettraient en péril sa cohérence.
Les entreprises créent alors des structures communes pour y traiter de problèmes débordant leur horizon professionnel. Elles y délèguent de leurs représentants et leur donnent des moyens spécifiques. Ces structures ont essentiellement deux fonctions : l'une en toute discrétion est de négocier et apaiser les conflits d'intérêts internes aux parties privées suscités par le projet en question. C'est ainsi que le TABD, forum permanent d'entreprises européennes et américaines depuis 1995 a travaillé à lever les obstacles entre compagnies aériennes et participé à la signature de l'accord « open skies » entre les US et l'UE en 2008, année ou la British Airway était co-présidente pour l'Europe de cette association.
L'autre rôle de ces structures inter-lobbies est de participer directement aux négociations avec les négociateurs officiels et de présenter les demandes communes et exigences des transnationales aux deux parties.
En complément du rôle de forum, réceptacle des demandes privées, ces structures installent des ateliers dédiés a la construction de propositions sur les principaux thèmes politiques ou sociaux que les entreprises veulent investir politiquement : Les responsabilités de ces ateliers se partagent généralement en fonction des entreprises participantes : Dans l'atelier « énergie & environnement », la présidence sera assurée par des pétroliers, ou encore des cimentiers, bien au fait des problèmes traités.
Les négociateurs officiels sont naturellement associés aux travaux. Ils participent à des réunions communes mais il y a une différence par rapport à des structures semi-publiques comme l'OMC en théorie sous l'autorité étatique garante de l'accord . Cette fois il s'agit d'organismes privés dans lesquelles les responsables politiques officiels sont invités et viennent chercher des recommandations, des conseils, parfois de véritables directives et des textes qu'on trouvera copié-collé dans le traité final qu'ils n'auront qu'à signer.
S'agit-il encore de négociations inter-états ? En partie oui, dans la mesure ou, dans TAFTA ou CETA par exemple, l'UE devra défendre les spécificités de ses états membres, le Brie de Meaux ou le vin de Rhénanie, mais par ailleurs les éléments politiques fondamentaux, comme la coopération réglementaire ou les tribunaux d'arbitrage type ISDS sont strictement des demandes privées que les tuteurs industriels et financiers, en tant qu'investisseurs potentiels entendent imposer aux deux parties.
D'autres articles ont détaillé l'existence de ces centres de pouvoir patronaux qui généralement se pérennisent à la fin de période de négociation pendant des années car il faudra bien suivre l'application des accords,, d'où l'intérêt porté à la coopération réglementaire : Ainsi, Amcham est centenaire, ERT a 40 ans, TABC a 20 ans et vient de s'intégrer à TABC qui avec TAFTA s'il est ratifié sera dans le paysage pour au moins 40 ans.
On n'a pas identifié une telle structure transnationale privée autour des négos du cycle de Doha qui d'ailleurs ont échoué car les conflits d'intérêt étaient trop importants mais à ce niveau mondial toutes les associations transnationales dont nous venons de parler étaient évidemment présentes, sous une forme ou une autre autour du bureau de Pascal Lamy ou de son successeur Roberto Azevêdo. Il en est sans doute de même pour les négociations en cours à Genève sur TISA car le périmètre de cet accord (plurilatéral à vocation multilatérale) est encore incertain.
Toutes ces structures lobbyistes à vocation politique sont présentes dans la préparation de la COP 21 en décembre à Paris et le gouvernement français a sans complexe déjà annoncé la présence de certaines de leurs composantes dans le financement de la COP21.
Plus que les multinationales elles même , contre lesquelles nous luttons déjà, ces « clusters d'entreprises » qui menacent concrètement la démocratie sont plus que jamais nos véritables adversaires à désarmer.
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1http://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/291114/wolfgang-streeck-pour-resister-ce-capitalisme-postdemocratique
2 INTREBEV :Association nationale inter-professionnelle du bétail et des viandes