La réelle nouveauté de l'enseignement secondaire public créé fin décembre 1880 à l'initiative de Camille Sée a suscité un florilège accablant des préjugés énoncés alors sans retenue sur la place publique. On se contentera de quelques exemples pour donner le ton.
Le Mémorial d’Amiens, un quotidien de la droite modérée, commence benoîtement par mettre en valeur (déjà !) que « les instituteurs américains – qui admettent les deux sexes dans leurs écoles – ont reconnu que les jeunes filles sont meilleures écolières, plus dociles et plus attentives que les garçons, plus intelligentes même ».
Mais c’est pour mieux faire valoir que « les Américains nous ont appris aussi qu’à partir de 16 ans la proportion change brusquement. La jeune fille revêt alors des qualités très brillantes, mais d’un ordre non scientifique, et l’inaptitude de la femme aux études théoriques saute aux yeux. Ce qui montre d’ailleurs cette inaptitude des femmes aux études théoriques, c’est qu’on ne les a jamais vues se diriger vers celles qui leur ont toujours été permises : on ne voit pas de femmes mathématiciennes, ni chimistes, ni même grammairiennes ou compositrices de musique. Il y a juste assez d’exceptions pour confirmer la règle : les femmes savantes sont des exceptions, comme les femmes à barbe, mais plus rares. » (Mémorial d’Amiens, 26 juillet 1883.)
Jules Simon, philosophe spiritualiste, ancien ministre de l’Instruction publique, l’alter ego de Jules Ferry au Sénat, n’hésite pas à annoncer que si on offre la possibilité aux jeunes filles de faire des études philosophiques, « elles y gagneront ou que la folie les étreindra à bref délai, ou qu’elles deviendront athées. Les femmes supérieures qui se sont occupées de philosophie n’ont été sauvées que par la religion. Il faut, en effet, pour se livrer fructueusement aux études philosophiques, des cerveaux d’hommes mûrs déjà préparés » (Interview de Jules Simon, philosophe et ancien ministre de l’Instruction publique, dans « L’Abbevillois » du 28 juillet 1882). Sans bien sûr que cela soit en ligne directe, on notera que c’est en philosophie que la proportion de femmes dans l’enseignement général est la plus faible (un tiers seulement) contre environ la moitié en mathématiques ou en physique-chimie actuellement...
Même Jules Verne, que l’on aurait pu croire plus moderne et plus anticipateur est de la partie. Dans son discours à la distribution des prix du lycée de jeunes filles d’Amiens du 29 juillet 1893, il n’hésite pas à remettre « à leur place », qui n’est pas celle de la science, les lycéennes : « Prenez garde de ne pas vous égarer en courant le domaine scientifique. Puissiez-vous en sortant du cours de chimie générale, savoir confectionner un pot-au-feu. » (« Journal d’Amiens » du 15 décembre 1878.)
Le journal L'Abbevillois du 15 avril 1879 énumère les dix-sept disciplines à enseigner selon le projet de loi Camille Sée et conclut ironiquement : « Ce qui vous plonge dans le ravissement, c'est que la jeune élève de notre lycée de filles ne sera ni savante, ni bas-bleu, ni ergoteuse. Ce sera toujours l'ange du foyer paternel, mais un ange qui planera sur les hauteurs et ne descendra pas aux vulgaires détails de la vie de peur de salir le bout de son aile. Ces mêmes détails deviendront eux-mêmes d'intéressantes questions d'économie domestique. Bien que le programme soit muet sur la politique, qui empêchera cet esprit universel de faire invasion dans ce domaine ? Chaque ménage où trônera une lycéenne deviendra un petit parlement et ce sera toujours elle qui donnera la note aiguë. »
Et pourtant ce secondaire féminin nouvellement créé restait à distance respectueuse du secondaire masculin. Le cursus, de cinq ans, est plus court. Les lycéennes n’ont pas droit à la préparation au baccalauréat (qui ouvre les portes de l’Université, et donc des professions libérales et de l’administration supérieure), mais à un examen spécifique, le « diplôme de fin d’études secondaires » (« désintéressé » professionnellement). La philosophie et les humanités classiques (qui sont alors les fleurons du secondaire masculin) ne sont pas au programme. Pour l’essentiel, il s’agit d’un enseignement de lettres et de langues vivantes modernes.
En mathématiques, il est préconisé « un programme essentiellement distinct » de celui des jeunes gens . Maitrot, le rapporteur dans cette discipline, s’en explique clairement : « il serait inutile, et même fâcheux de développer chez les jeunes filles l’esprit d’abstraction ; d’autre part, elles n’ont que faire des mathématiques appliquées puisqu’elles ne deviendront pas ingénieurs ». Quant aux programmes de sciences naturelles et physiques, ils doivent être restreints : les sciences pourraient « dessécher les jeunes filles, amoindrir leur grâce et leur sensibilité »
Selon Camille Sée, le promoteur de la loi de décembre 1880 instituant l’enseignement secondaire féminin, « ce n’est pas un préjugé, c’est la nature elle-même qui renferme les femmes dans le cercle de famille. Il est de leur intérêt, du nôtre, de l’intérêt de la société toute entière, qu’elles demeurent au foyer domestique. Les écoles qu’il s’agit de fonder ont pour but, non de les arracher à leur vocation naturelle, mais de les rendre davantage capables de remplir les devoirs d’épouse, de mère et de maîtresse de maison ». Et comme les hommes ont droit, eux, à la culture classique, Camille Sée énonce le maître mot de son action éducative en latin : « Virgines futuras vivorum matres republica educat ! » (la République instruit les vierges, futures mères des hommes).
"On" vient de loin. "On" revient de loin. Et ce n’est pas fini... (cf. "L'école d'aujourd'ui à la lumière de l'histoire" paru en 2022 aux éditions Odile Jacob)